Un peu avant quinze heures, les portes en bois du portail vert se refermaient après que ma soeur et de deux de ses trois enfants soient partis en Sologne retrouver une amie malienne et son fils rencontrés à Miami. Deux ans que les mamans et les fils ne se sont pas revus. J’imagine que ce soir, tandis que Charlotte peinera à trouver le chemin du sommeil, Sellie et Virginie auront mille et une choses à se raconter. Tandis que je commence à écrire, j’entends la douce respiration de Kraspek, le chat de ma soeur, un chat sauvé à la vie sauvage et ayant connu la Californie et la Floride. Depuis ce matin, il s’est installé sur mon divan. Lorsque Lili, ma jeune patiente, est arrivée, je l’ai fait glisser du divan au lit martiniquais mais il est remonté sur le divan et est venu s’allonger sur le ventre de Lili. Comme Lili a un chat, cela ne la dérangeait pas. Lili a fait toute la séance avec Kraspek lové sur son tee-shirt noir. Ma soeur revient samedi et, lundi matin, elle prendra la route avec Charlotte, Valentin, Louis et le chat. La joyeuse bande retrouvera une grand-mère et une petite-fille et grande soeur dans la bonne et vieille maison de Pont.
Je suis heureuse de partager un bout de l’été avec ma soeur. Depuis que j’ai quitté Paris, nous ne nous voyons pas beaucoup. J’étais ravie que nous fêtions les quatorze ans de Valentin à la campagne et si contente d’assister au premier bain de Charlotte dans la piscine. Le dimanche, tandis que les papas et leur fils suivaient le match France/Croatie, ma soeur, Charlotte et moi étions sur la terrasse. Cette victoire ne nous a pas fait revivre les émotions si fortes ressenties vingt ans avant. Une victoire à domicile a une saveur tout à fait à part! Les joueurs sont portés par la foule de leurs supporters. La communion est immédiate. Par ailleurs, la musique est très importante s’agissant de ce genre d’évènement. L’équipe de France engagée dans ce mondial n’avait pas de chanson qui lui soit attachée et qui puisse être reprise par les supporters. Il était d’ailleurs assez amusant de constater que la foule, d’instinct, reprenait le titre emblématique de 1998, le « I will survive » de Gloria Gaynor remis au goût du jour. Je n’ai pas ressenti d’émotion particulière en voyant les joueurs, depuis leur bus impérial, descendre au pas de charge l’avenue des Champs-Elysées quand des familles entières s’étaient levées à six heures du matin pour venir les remercier. Les drapeaux s’élevant au-dessus des têtes des français et les fumées des fumigènes s’unissant aux couleurs tricolores répandues dans le ciel par les alphajets évoquaient « la liberté guidant le peuple » de Delacroix. Les scènes de violence et de pillage qui ont suivi le rassemblement nous ont tous profondément attristés. Il y a chez les Français plus que chez les autres un besoin puissant de destruction. L’état lamentable des universités après leur occupation en est un bon exemple.
Un matin, sur France Inter, j’entendais un chroniqueur dire que nous savions tous où nous nous trouvions le 12 juillet 1998, le jour où l’équipe de France de football a gagné sa première étoile. Ce soir-là, ma soeur, Stéphane et moi étions chez notre tante et notre oncle dans l’Estérel. La veille, leur unique fille, Marine, s’était mariée avec Didier. Tous deux étaient tombés amoureux un été. Marine avait dix-sept ans. Didier était un peu plus âgé. Cette année-là, Rick Astley faisait danser la jeunesse sur un titre remis au goût du jour récemment et que notre fils adore écouter le son poussé au maximum » Never gonna give you up ». Notre oncle et notre tante avaient proposé aux jeunes mariés de réunir leurs proches chez eux pour que tous assistent à la finale France/Brésil. Les parents de Marine avaient installé un écran géant et les amis de Didier portaient tous des chapeaux avec des clochettes. Je n’avais pas regardé le match. J’avais passé la soirée à échanger sur la terrasse avec un ami d’enfance de mon oncle. Les clameurs provenant du salon nous racontaient le match comme si nous y étions. Quand la fin du match avait été sifflé et que les Bleus étaient devenus champions du monde, Didier avait pris sa femme dans ses bras et lui avait dit: « c’est le plus beau jour de ma vie! ». Il venait de se marier la veille mais cette victoire lui donnait un bonheur inimaginable. Marine ne lui en avait pas voulu. Elle avait souri. Elle savait que son mari disait la vérité.
Des politiques et des journalistes ont voulu continuer à voir dans cette victoire de l’équipe de France une nouvelle illustration de ce que, voici vingt ans, on avait appelé la France « black-blanc-beurre ». Certains ont écrit ou dit que c’était l’Afrique qui avait gagné la coupe du monde. Ces propos n’ont pas été au goût de certains joueurs qui tout en étant fiers de leurs racines africaines sont et se sentent citoyens français. A Johannesburg, lors d’un discours prononcé en hommage à Nelson Mandela, Barack Obama a eu ses mots si justes: » On se voit dans l’autre. On partage des espoirs et des rêves communs. C’est une vérité incompatible avec toute forme de discrimination fondée sur la race, la religion ou le sexe. Et, c’est une vérité qui porte ses fruits de manière très pragmatique puisqu’elle permet à une société de profiter de l’énergie et des qualités de tous ces gens-là. Regardez l’équipe de France qui vient de remporter la Coupe du Monde. Tous ces garçons ne ressemblent pas selon moi à des Gaulois. Ils sont Français, ils sont Français! ».
Ce soir, nous avons des amis à dîner si bien que je ne pourrai pas réaliser combien la maison sera devenue calme. C’est demain matin que je m’en rendrai compte. Louis est en colonie depuis lundi avec son meilleur ami Nathan. A côté de l’étang du Puit auquel on accède en empruntant la route Jacques Coeur, les enfants pratiquent le canoë, s’initient à l’optimisme et au paddle. C’était la première fois que Nathan et Louis partaient en colonie. Le soir, quand je passe devant sa chambre, que mes yeux rencontrent Woody, je pense très fort à lui et j’espère qu’il est heureux. Nous irons chercher les garçons samedi en début d’après-midi. Demain matin, je ne partagerai pas le petit -déjeuner avec Virginie et Charlotte. Je n’entendrai pas Charlotte commenter dans sa langue à elle tout ce qu’elle fait et voit. Valentin n’émergera pas le visage tout chiffonné de sa chambre vers onze heures. Demain matin, quand je pousserai la porte de la cuisine, je serai accueillie par Fantôme et Kraspek. Tous deux voudront des câlins et des croquettes. Demain, Stéphane et moi avons libéré notre agenda de manière à partir nous promener à la journée mais je ne sais pas du tout où nous irons. Surprise!
Je vous laisse avec une chronique écrite l’été 2010 et qui fait la part belle aux souvenirs d’enfance et à une maison de famille.
Quand nous quittions l’autoroute, à hauteur de Bollène, la journée était déjà bien avancée. Après des heures d’un ennui mou, nous reprenions vie. Une belle fumée blanche s’élevait dans un ciel limpide au-dessus des réacteurs nucléaires. Au Tricastin, des ingénieurs à l’esprit recycleur n’avaient pas encore songé à faire patauger, par centaines, des crocodiles dans les eaux chaudes de la centrale. A cette époque qui, aujourd’hui, me semble presque préhistorique, de la terre sèche des champs environnants n’avaient pas encore surgi les corps élancés des éoliennes blanches remuant leurs grands bras, et cherchant à séduire le vent tempétueux du couloir rhodanien pour en capter la force. Le paysage ne portait pas davantage les cicatrices modernes des ouvrages édifiés pour mettre les Parisiens à deux heures quarante du festival d’Avignon et des bastides nichées autour d’Uzès et les criques phocéennes à trois heures des ponts enjambant la Seine. Nous étions au début des années 70. Autant dire au siècle dernier !
C’est avec une immense joie, doublée d’une légèreté retrouvée, que la voiture s’élançait à l’assaut des derniers kilomètres de route jalousement protégée par deux allées de platanes somptueux dont les frondaisons s’entremêlaient avec lascivité. Le bleu de la lavande commençait à passer et les cœurs des tournesols étaient déjà bien secs. Plus de cerises dans les arbres mais des pêches, des abricots, des nectarines et des amandes fraîches. Enfin, nous roulions au dessus des arches du vieux pont et nous contemplions la ville. Nous savions le Ventoux dans notre dos mais ne cherchions pas à le découvrir à ce moment-là. Nous étions si heureuses de retrouver notre bonne et vieille maison de Pont. Nous l’avions quittée à Pâques et nous la laisserions début septembre pour ne la retrouver qu’à Noël.
La porte, après des mois d’absence et quelques pluies diluviennes, résistait aux tours des deux clefs. Le bois, peint en bleu, avait joué. Sur les carreaux de l’entrée, un amas de réclames en tout genre dont les feuilles, déjà jaunies, étaient couvertes par la poussière fine des berges du Rhône soufflée au-dessus des toits de la ville par jour de grand Mistral. Nous prenions d’assaut le bel escalier à vis et nous nous précipitions dans nos chambres. Encore aujourd’hui, il m’est impossible de mettre des mots sur l’odeur si particulière qui plane dans cette maison et qui est tout, sauf une odeur de renfermé ou d’humidité, propre aux maisons de campagne situées au nord de Valence. A cette indéfinissable odeur s’ajoutait l’impression d’une vraie présence, celle, peut-être, des âmes de nos arrière-arrière-grands- parents. Les araignées avaient eu largement le temps de reprendre leurs habitudes et la poussière s’était insinuée à peu près partout. Des couples d’hirondelles avaient élu domicile dans l’escalier de la cour intérieure menant à la cave. Notre mère avait besoin de trois jours plein de nettoyage pour, enfin, commencer, en lâchant la pression, à se sentir un peu chez elle. Pendant ces fameux trois jours, toute communication entre elle et nous devenait impossible.
Les jours s’écoulaient tranquillement entre bains dans l’Ardèche, après-midi à la piscine municipale de Pierrelatte, excursions dans les villages alentours, bains dans l’eau limpide de l’Ouvèze, pique-niques dans la garrigue avec cueillette de thym frais qui irait bientôt rehausser des rattes sautées, concerts de musique classique et quelques journées en Camargue, sur la grande plage sauvage de l’Espiguette. A cette époque, la rue de notre maison était encore relativement commerçante. Les enseignes de la grande distribution n’avaient pas encore tué ce que personne ne pensait alors à appeler des commerces de « proximité ». Juste en face de la maison, l’épicerie d’Angèle où nous adorions faire des emplettes. Je me trompe peut-être, mais je crois me rappeler que de la porte d’entrée de la boutique dégringolaient ces longues et rigides langues de plastique vert destinées à empêcher les stations prolongées des mouches au-dessus des plateaux de fruits mûrs et des petits fromages de chèvre, bien transpirants en fin de journée.
La rue comptait aussi son boulanger-pâtissier, un monsieur d’origine arménienne ayant survécu au génocide. Le pain ne m’a pas laissé de souvenirs indélébiles, les brioches et les meringues, si. Les brioches étaient toutes petites et leur mie incroyablement fondante. Nous avions aussi un boucher, un cordonnier et une marchande de souliers. Plus haut, encore, la dame de la presse, sorte de femme à barbe, assez repoussante, capable de jurer tant en Français qu’en Provençal. Son vieux chat noir au pelage mité dormait au milieu des livres de la vitrine. Une vilaine cataracte avait éteint son œil gauche mais le droit pétillait pour deux. Elle avait ses têtes et, par bonheur, nous en étions. Un été, notre père décidait de lui prêter main forte.
Dans les premiers temps des vacances spiripontaines, nous nous amusions bien puis venait toujours un moment où les journées semblaient plus longues. Alors, nous nous mettions à tourner en rond dans la grande et vieille maison dont nous avions poussée la porte avec tant de joie au début de l’été. Hormis deux petites voisines habitant de l’autre côté de la rue, nous n’avions pas d’amis et aucun cousin pour échapper à cet ennui qui s’abat sur certaines enfants au creux de l’été. Nous étions lasses, à l’heure où la grande chaleur condamne les Provençaux à la sieste, à l’ombre de leurs volets, de confectionner des objets en pâte à sel, de fabriquer des petits sachets de lavande. Nous étions fatiguées des promenades le long des murets de pierres sèches dans lesquelles nous finissions toujours par contrarier le sommeil d’une vipère. C’est dans ces moments-là, qu’avec une impatience grandissante, je commençais à espérer l’arrivée des forains.
Et puis, un matin, mon rêve était exaucé. Ils avaient pris possession des allées du Midi et du Nord, reléguant le grand marché du samedi matin du côté de la gare. Leurs maisons mobiles et leurs attractions bariolées encerclaient la petite ville en une sorte d’immense boa. Il m’a toujours semblé que les forains étaient perçus avec hostilité par les citadins. J’imagine que si on disait ne pas envier leur mode de vie, on ne pouvait pas s’empêcher de jalouser quand même un peu leur liberté. Tandis que les hommes, rapidement torse nu, montaient avec une apparente facilité les lourdes structures métalliques des attractions, les femmes, flanquées de leurs enfants, partaient en direction du beau lavoir situé presque en dehors de la ville.
Au retour d’une cueillette de mûres, le dessous des ongles imbibés de sirop noir, les jambes couvertes de mille zébrures fines, les cheveux en bataille et décolorés par le soleil, j’aimais bien m’arrêter, à l’ombre odorante d’un figuier, pour les regarder. Les femmes plongeaient leurs bras dans l’eau fraîche jusqu’aux coudes. Les vêtements étaient savonnés sur les pierres plates et polies par des générations de labeur puis, battus et rincés. Les femmes chantaient et riaient. Rien de telle que la gaieté pour alléger les tâches les plus dures ! Les enfants s’éclaboussaient. Certains se risquaient même à entrer dans l’un des deux longs bassins du lavoir. Le linge était ensuite étendu à des rangées de files. Les enfants jouaient entre les vêtements et leurs silhouettes dessinaient des ombres mouvantes sur les tissus blancs, parfumés au savon de Marseille. J’aurais bien aimé entrer dans leur danse mais je n’ai jamais osé.
A la tombée de la nuit, notre père nous emmenait à la fête foraine. Nous naviguions, légèrement drogués, entre les odeurs de barbe à papa, de beignets ruisselants de graisse, de pommes d’amour écoeurantes, les musiques s’échappant des attractions, les concerts de klaxons des auto-tamponneuses, les exhortations des forains à venir ressentir, dans le bateau pirate, le grand frisson, à connaître dans le train fantôme ou la maison hantée, une intense frayeur, à hurler de rire dans le palais des glaces, sorte de labyrinthe aux verres déformants et à emporter une peluche géante au tir à la carabine ou une babiole cent pour cent pétrole à la pêche aux canards. Dans mon souvenir, les femmes de forains étaient, le plus souvent décolorées en blond et leurs talons étaient si hauts qu’ils donnaient le vertige. Tous les hommes semblaient fumer cigarette sur cigarette. Quant aux enfants, quel contraste saisissant entre les scènes de légèreté du matin au lavoir et le sérieux des visages qu’ils affichaient depuis que les manèges avaient commencé à tourner, à briller de mille feux et à s’élever au-dessus des tuiles des toits des maisons. Ce n’étaient plus des enfants mais des adultes en miniatures tirant fierté de l’aide apportée à leurs parents. Des petites filles de nos âges, voire plus jeunes, récupéraient les tickets avant le début des tours. Leurs traits étaient figés et des cernes bleutés tombaient au-dessus des pommettes. De jeunes garçons réarmaient les carabines. On assistait toujours à la scène d’un tout-petit hurlant depuis le cheval, la voiture, l’hélicoptère sur lequel ses parents, croyant lui faire plaisir, l’avaient installé, aux caprices de ceux qui pleuraient, non pas parce qu’ils avaient peur du manège, mais parce qu’ils ne voulaient plus en descendre, d’adultes redescendant, le cœur au bord des lèvres, d’une des nouvelles attractions répondant au « plus vite, plus haut, plus fort ».
Longtemps encore, après que nous ayons quitté la fête, nos oreilles bourdonnaient et le sentiment d’être toujours en dehors de la réalité persistait. Nous finissions par nous endormir, au son des clameurs de la fête et de la foule. Au vieux lavoir, les yeux censés lancer des éclairs des deux visages de Poséidon, sculptés dans une pierre aussi blanche que tendre et protégés par quatre tridents, se fermaient. Derrière les paupières froides, le souvenir de femmes et d’enfants s’égayant au-dessus de l’eau clair et fraîche de ses deux bassins.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner