Chronique de retrouvailles sans son trio pour un couple épuisé

Lundi, un patient va sonner à huit heures et Fantôme fera entendre un aboiement. Un seul, histoire de s’assurer qu’il peut donner de la voix. Stéphane dort encore. Je n’ai pas voulu le réveiller en allant chercher à tâtons des vêtements dans le placard. Je vais recevoir mon patient dans un pantalon orange couvert de poupées russes que ma soeur m’avait offert après l’avoir trouvé dans une petite boutique du quartier mexicain de Los Angeles et un large pull en laine acheté en soldes l’été passé dans le Monoprix de Bourg-en Bresse. Dans le Télérama de la semaine dernière, j’ai lu un article sur le concert de Woodstock. Franchement, cela ne faisait pas rêver ces milliers de jeunes massés dans un espace rendu boueux par une pluie diluvienne, errant plus ou moins nus, tous défoncés et écoutant monter les accords majeurs du chanteur de Santana lui-même chargé à la mescaline…Ma tenue matinale a un quelque chose du mouvement « Flower Power » mais la ressemblance ne va pas plus loin!

Demain, cela fera précisément une semaine que Stéphane et moi profitons d’un temps à deux sans nos trois enfants. Le trio est dans l’Ain. Notre aînée m’envoie tous les jours au moins un sms et une photo. Hier soir, à 23h00, j’ai reçu un cliché représentant Louis, notre dernier, et Yanis, le petit-fils d’une amie de ma belle-mère, installés tels deux empereurs dans le lit de leur tante et de leur oncle. Victoire, notre seconde fille, m’a demandé de lui envoyer le catalogue des oeuvres universitaires du Loiret. Avec sa grande amie, Léonie, elle souhaite choisir une colonie pour l’été prochain. Je lui ai suggéré de regarder sur Internet leur site en ligne.

Une semaine que Stéphane et moi vivons à notre rythme, avons de véritables échanges à table, nous nourrissons de thon rouge mariné, de gratin de courgettes, de flan d’aubergines et de melon. Hier, ensemble, nous avons mis à sécher les vêtements et les draps issus de l’unique machine de la semaine. Habituellement, la machine tourne cinq jours sur sept. Je ne ramasse pas les affaires des enfants abandonnées aux quatre coins de la maison. Je ne retrouve pas des éclaboussures de dentifrice ou des cheveux dans le lavabo de la salle de bains. Je ne peux plus faire des sculptures avec les rouleaux de papier toilette dont les corps secs errent lamentablement au pied de l’une des trois cuvettes des toilettes. Louis et ses amis ne viennent plus sauter et crier dans la piscine et en vider une partie du contenu. Je n’entends plus dire: « Je n’aime pas ce plat », « Tu as rangé où mes baskets? », « Tu pourras faire tourner une machine? », « Non, ce n’est pas moi qui ai pris ta brosse! » ou encore « Tu pourras nous emmener dans les boutiques? ». Stéphane n’est pas sollicité par Louis pour disputer une partie de ping-pong, jouer au tennis, sauter dans le trampoline, tirer des buts ou lutter sur le lit. Louis recherche sans cesse la présence de son papa.

Etre sans les enfants, cela veut dire pour moi dégager du temps pour écrire et pour lire et pour nous deux voir des films sans être interrompu dix fois, sans avoir à faire des guilis à Louis sur les pieds, les jambes, le dos, les bras…Après avoir littéralement dévoré « La ferme du bout du monde » de Sarah Vaughan, lu en quelques heures une étude sociologique passionnante sur la vie dans un village de Catherine Thoyer, illustrée par les photos de Philippe Busser, parcouru « Paroles de facteurs » de Jean-Pierre Guéno et renoncé à « Solitude l’étonnant pouvoir du calme » de Michael Harris, je m’amuse des aventures de la famille Durrell sur l’île de Corfou. C’est léger, drôle, tellement anglais!

Stéphane et moi avons vu un film surprenant qui a obtenu l’ours d’or à Berlin en 2017 et l’oscar du meilleur film étranger en 2018, « corps et âme » de la cinéaste hongroise Ildikó Enyedi. Hormis les scènes montrant l’abattage de vaches, une grande poésie se dégage de cette histoire d’amour étonnante entre un directeur taciturne ayant perdu l’usage de l’un de ses bras et une jeune femme porteuse d’un syndrome d’Asperger. A la suite d’un accident s’étant produit dans les locaux de l’abattoir, Maria et Endre comprendront que toutes les nuits ils partagent le même rêve. Il est un cerf. Elle est une biche. Ils s’aiment et ils évoluent dans une forêt enneigée. Ce film a quelque chose d’envoutant. Tous les acteurs sont remarquables.

https://www.youtube.com/watch?v=nnTEfMS3d4g

Dans un registre diamétralement opposé, nous avons vu « Mademoiselle » du Coréen Park Chan-Wook.  Si je connais assez bien le cinéma japonais, je suis parfaitement ignorante du cinéma coréen. Ce thriller érotique diffusé par Arte et que nous avions enregistré illustre à merveille que plus l’être humain est coupé de ses sens, piloté essentiellement par son cerveau et plus sa sexualité est complexe, malsaine, déviante. L’intrigue du film est très bien construite et se déroule en trois temps comme s’il s’agissait d’un triptyque. Les images sont d’une grande beauté.

https://www.youtube.com/watch?v=tqe9VJD3P_0

Hier, « Une intime conviction » glisse sur moi. L’affaire Viguier a été très largement médiatisée et l’avocat Dupond-Moretti m’insupporte comme souvent les grandes gueules pénalistes. Si Gourmet est excellent, la fatigue m’emporte.

https://www.youtube.com/watch?v=4_E8Khg5TYc

Etre sans enfants, cela veut dire aussi pouvoir aller dîner sans se soucier de leur préparer un repas, sans s’inquiéter de savoir s’ils vont nous appeler pour que nous réglions à distance un problème. Cela fait longtemps qu’on me parle d’un restaurant tout à fait à part dont la terrasse donne sur un gué où l’eau s’écoule toute l’année. Il s’agit du restaurant « Le rendez-vous des pêcheurs » situé à vingt kilomètres de la maison, en direction de l’Yonne, à Fontainejean. Il est indispensable de réserver. Pas de carte à rallonge. Camille et Marlène cuisinent en fonction de ce qui les a inspirées sur les étals des marchés de Château-Renard ou de Châtillon-Coligny. Tout est frais, sain, parfumé et haut en couleur.

http://www.rdvdespecheurs.com/le-lieu/

Quand Camille nous accueille, je la reconnais. Voici peu, elle était devant moi face aux étals du primeur et s’agaçait qu’il ait vendu toutes ses aubergines. Elle tirait assez nerveusement sur sa cigarette électronique. Elle avait fini par jeter l’éponge. Camille et Marlène sont toutes deux des « produits » issus de la mode parisienne. Un jour, fatiguées de mener une vie trépidante, elles ont fait le choix de cette retraite au vert. Dans l’un de ses articles, un journaliste que j’apprécie beaucoup, Jean-Baptiste Dos Ramos, comparait la vision que l’on a de leur restaurant à celle d’une toile impressionniste. C’est vraiment ça! Tellement ça qu’on ne serait pas surpris de voir Monet et Manet, Renoir et Berthe Morisot sortir du restaurant de Camille et Marlène avec des bouteilles d’un délicieux vin blanc, un Bourgogne, un Chitry,  et s’installer aux tables de la terrasse dans la fraîcheur de la vigne. A la nuit tombée, les amis seraient toujours là. Camille et Marlène auraient allumé les bougies. Fatigués, il n’aurait plus qu’à aller dormir dans l’ancienne maison du maréchal-ferrant qui appartient à Thomas et qui se loue.

Etre sans les enfants, pour nous, cela veut dire aller marcher et emporter un pique-nique. Marcher dans la durée, nous adorons cela. C’est ce que nous avons préféré pendant notre tour du monde. Fantôme, notre berger australien, notre quatrième enfant poilu, grand amateur de fruits, est aux anges. Il est si heureux quand nous lui offrons un nouveau terrain de jeu, un endroit encore inconnu où tant de nouvelles odeurs sont à découvrir. Nous retournons non loin de Fontainejean. Nous nous garons devant la petite église de Saint-Maurice sur Aveyron.

Il fait déjà bien chaud quand nous nous engageons sur un chemin qui traverse des champs de maïs abondamment arrosé et de tournesols. Nous passons devant le restaurant où une table est dressée sous un parasol. Je pense à ce merveilleux film de Bertrand Tavernier « Un dimanche à la campagne ». Blue, la femelle labrador de Camille qui porte un collier avec des croix suisses (Camille est du Valais) aboie tandis que Fantôme boit dans l’eau du gué et rafraîchit ses pattes. Camille se tient au frais du restaurant. Elle me remercie pour le petit mot que j’ai écrit ce matin sur leur page Facebook. Dans la vie, il y a ceux qui veillent jalousement sur les adresses de lieux enchanteurs qu’ils veulent conserver pour eux et il y a ceux qui ont envie de faire partager ce qu’ils ont aimé. J’appartiens à la seconde famille.

Nous admirons les restes de l’abbaye de Fontainejean. C’est la huitième abbaye de l’orde cistercien, fille de Pontigny. Quand son tout premier abbé, Etienne s’y installe en 1124, il est accompagné par douze moines. Cinquante ans plus tard, on compte quatre-vingts moines et quatre-cents étudiants. Pendant la guerre de cent ans, le monastère est détruit par l’Anglais Robert knolles. En 1562, Odet de Coligny, évèque du diocèse de Beauvais, converti au calvinisme, laisse son frère Dandelot la brûler et massacrer les moines. Les princes de Courtenay sont enterrés au monastère. En 1790, il ne reste plus que trois religieux et le monastère est supprimé. Les restes de l’abbaye se situent sur un domaine appartenant à des particuliers. Nous pique-niquons non loin de Fontaine-jean. Fantôme s’étend à nos côtés et croque une tomate, avale un morceau de melon. Sa langue pend. Il ventile.

Tandis que nous avançons sur un chemin ombragé, je me dis que Stéphane et moi avons une immense chance: celle de réussir à nous reconnecter l’un à l’autre très vite, d’avoir des envies communes et de nourrir des projets pour ce temps où nos enfants auront quitté le nid. Samedi matin, à neuf heures, je descendrai d’un Intercité à la gare de Paris-Bercy. Je me rendrai directement chez ma soeur, à Montmartre. Tandis que ma soeur sera au Louvre pour son travail, je m’occuperai de notre petite Charlotte et profiterai également un peu de sa grande soeur, Margot et de son frère, Valentin avant que leur père vienne les chercher pour les emmener à Tanger. Le lendemain soir, à 20heures, j’attendrai Louis sur un quai de la gare de Lyon. Comme je serai heureuse de retrouver notre petit zèbre, de le sentir dans mes bras. Je savourerai cette tendresse spontanée. De son côté, Stéphane aura plus de trois jours pleins avec Fantôme pour se ressourcer dans cette solitude non subie qui fait du bien.

Dans mon cabinet, j’enseigne à celles et ceux qui en ont besoin l’art de vivre le temps présent. C’est le seul moyen de se libérer de la pression que le temps exerce sur nous, de ne pas lui courir après et, surtout, quand on a des enfants, de ne pas passer à côté de moments qui ne reviendront jamais! Cet art, c’est à la campagne, au plus près de nos trois enfants et de la nature que j’ai appris à la maîtriser. Il passe beaucoup par les sens. La capacité à voir, entendre, sentir, toucher et goûter coupe le flux des pensées. On est alors entièrement immergé dans ce temps qui, en s’écoulant, bascule déjà dans le passé.

Je vous laisse avec une chronique postée voici neuf ans, un 13 juillet 2010.

Presque quinze heures et une chaleur digne du tropique du Cancer. Les deux battants en bois vert anglais du portail s’ouvrent. La voiture s’ébranle. À l’intérieur et sur les sièges arrière, deux petites filles, Céleste et Victoire et leur cousin, Valentin. À l’avant et au volant, espérant que les enfants seront sages, un papa doublé d’un oncle. Les grandes mains d’une maman s’agitent au-dessus de sa tête. Des petites mains lui répondent. Les deux battants en bois vert anglais du portail se referment. La voiture disparaît. La maman rentre dans la maison. C’est la toute première fois qu’elle va être séparée de ses filles deux semaines. C’est la toute première fois que son petit dernier, Louis, ne verra pas ses sœurs pendant quinze jours. Elle se demande comment ils vont vivre cette nouvelle expérience.

Le petit cousin, assis au milieu de ses cousines, a, entre les mains, sa DS flambant neuf et, dans son sac, un énorme tas de cartes Pokémon et un pistolet à eau. Numéro deux a emporté ses trois bébés dont Vanille et Chocolat et une valise pleine à craquer de vêtements pour les changer. Elle voulait aussi partir avec la poussette, les draps et les couvertures. Elle a, finalement, renoncé. Numéro un a glissé, elle aussi, dans son sac à dos, des cartes Pokémon et l’Ipod offert par sa mamie, sans oublier le chargeur. Son papa y a ajouté un morceau de gâteau marbré maison et deux livres d’Henry Bauchau pour une mamie grande lectrice devant l’Eternel. Sur la première page de « Déluge », à moins que cela ne soit sur celle d’« Antigone », une maman a noté, à la va-vite, une date associée à un événement important. Le 27 juin 2010, numéro trois dormait dans la partie basse du lit superposé et partageait, pour la première fois, la chambre de numéro un.

Encore un signe fort de sortie de la petite enfance. Fini le lit à arabesques en fer forgé blanc ayant déjà accueilli trois générations d’enfants. Fini, aussi, le bureau maternel où un espace, près de la fenêtre, lui avait été aménagé. Cela faisait bien longtemps, déjà, que le mobile auquel numéro un avait accroché un ours blanc serrant tendrement dans ses bras puissants un bébé phoque, ne tournait plus, emportant dans sa ronde, un éléphant, un arrosoir, une fleur et un papillon. Désormais, une maman, dans la journée, fait glisser ses yeux de son écran d’ordinateur au lit de son fils et son esprit, petit à petit, apprivoise l’idée que, bientôt, le lit aura disparu et rejoint la vieille maison de famille.

Elle regarde les peluches qui semblent un peu perdues depuis que leur jeune ami a déserté les lieux. Elle se rappelle très précisément l’histoire de chacune et le visage des personnes qui les ont offertes. Certaines ont été données à numéro un comme le singe Tolo, le singe rigolo dont les bras et les jambes s’allongent. C’était la maman qui avait choisi pour numéro deux cet éléphant bleu. Trois boudins de couleurs vives accrochés à son cou font toujours entendre de légers cliquetis qui ne sont pas sans évoquer les sons de clochettes tibétaines. Il avait longtemps été suspendu à l’anse du maxi cosy. Le mouton tout doux transformable en coussin avait été offert à numéro trois. Il était entré dans l’histoire de Louis par une très froide nuit de janvier.

Tout à l’heure, ils étaient trois adultes et quatre enfants. La table, sous les canisses de la tonnelle, était couverte de vêtements et de jeux. Dans la piscine méduse, les enfants riaient, nageaient, sautaient, s’arrosaient à l’aide de pistolets à eau. Numéro trois pleurait parce que depuis qu’il avait vu le grand pistolet de son cousin adoré, il ne voulait plus de celui, plus petit, que sa sœur cadette avait, pourtant gentiment, accepté de lui prêter.

Maintenant, elle est seule avec son petit dernier. Un silence étrange, un silence auquel elle n’est plus habituée, tombe sur la maison et le jardin. Dans l’herbe, ses yeux ne rencontrent ni chaise enserrée par un élastique, ni corde à sauter, ni poupon faisant la sieste à l’ombre du portique, ni chausson abandonné sous la table depuis le petit-déjeuner. Numéro trois dort profondément. C’est à regret qu’il a vu partir, sans lui, son papa, ses sœurs et son cousin chez papy et mamie, suivis de près par sa grand-mère et le chat. À présent, il se console. Il aura, quelques jours, sa maman pour lui tout seul et profitera encore de ses vieux amis de la crèche avant qu’ils ne soient tous disséminés dans des écoles aux quatre coins de la ville et de ses villages environnants.

Quand numéro trois émerge de sa sieste, ses premiers mots sont pour le chat de son cousin. Il dort encore à moitié et a cru le voir dans la chambre. Le chat au pelage gris et doux n’est plus là. Il est sur la route, dans une cage en osier qui a vu passer une chatte et deux chats. Elle est en bout de course. Un tendeur la tient fermée. À l’étroit, certainement, le chat miaule et le programme de radio classique ne l’apaise pas.

La maman offre à son fils qui sort difficilement de son sommeil et niche son visage dans son cou de l’accompagner jeter les bouteilles en plastique, les bocaux en verre, les journaux et les emballages en carton dans les poubelles dédiées au tri sélectif. Elle pense à l’artiste sud-africaine, Yandiswa Mazwane. Elle ne la connaissait pas. Elle a découvert son travail grâce à une émission de « Thalassa ». Depuis des années,  Yandiswa transforme, dans son petit atelier du Cap, toutes sortes de bouts de plastique ramassés sur les grandes plages fréquentées par les surfeurs. Elle en fait d’étonnantes sculptures naïves, vendues à Londres, Paris et New-York.

Le petit garçon, comme tous les enfants, n’est jamais aussi heureux que lorsqu’on lui donne les moyens de se sentir grand et utile. En face des grands cubes en plastique jaune, vert ou bleu qui peinent, en cette fin de journée, à contenir tous ces biens qui vont renaître à la société de consommation, un restaurant, à l’abandon, depuis que la voie ferrée est désaffectée, disparaît derrière un rideau végétal. La glycine s’offre une seconde floraison. Le petit garçon plonge au fond de l’immense sac poubelle et en ressort avec une bouteille d’eau, un litre de lait, un bidon d’adoucissant ou bien encore des emballages de yaourts. Puis, il veut les mettre lui-même dans la grosse bouche. Sa maman le porte et, parfois, il doit s’y reprendre à trois fois pour atteindre son but.

De retour à la maison, la maman et le petit garçon donnent à boire aux plantes du jardin. Dans le puits prospèrent, avec la certitude de qui sait avoir l’éternité devant lui, deux pieds de buis. En l’espace de cinq ans, l’âge de numéro deux, ils ont poussé de quelques centimètres. A côté, deux jeunes géraniums rouges attendent d’être replantés. Ils ont soif. Le petit garçon les arrose. Comme le tuyau n’est pas assez long pour atteindre le puits, le petit garçon utilise deux petits arrosoirs en plastique jaune qu’il plonge dans un gros arrosoir en plastique vert. Au contact de l’eau, les géraniums dégagent ce parfum si particulier, associé à des souvenirs de soirées d’été brûlant, à la fraîcheur de la cour intérieure d’une vieille demeure gardoise, à un figuier qui avait décidé d’y pousser et cherchait à enfoncer ses racines dans les alluvions du Rhône, aux grandes pierres de l’auvent d’une ferme bressane chauffées à blanc par le soleil. Le laurier rose, lui aussi, est délicatement désaltéré par le petit garçon. Le laurier rose, c’est le midi, le jardin escarpé d’une maison nichée au cœur de l’Estérel, des fins de vacances où, les larmes aux yeux, le cœur lourd, des doigts disaient au revoir tandis que la voiture se laissait glisser le long d’une côte terriblement pentue et propice aux étirements des mollets après une course à pied dans la montagne.

Le petit garçon arrose le magnolia et le bougainvillier, l’oranger et les rhododendrons, le basilic et le thym citron, le buis pyramidal et un jeune pied de lavande. Il n’oublie pas une petite impatience. Elle partage le même pot bleu que le bougainvillier. Il est triste pour le petit sapin. Replanté après Noël, il est mort. Il est déjà aux couleurs de l’automne. Il commence à perdre ses piquants que le petit jardinier s’obstine à appeler des « poils ».

Maintenant que le jardin respire la fraîcheur, le petit garçon continue à jouer avec le jet d’eau. Il envoie l’eau en l’air qui retombe en dessinant un arc de cercle. Le petit garçon dit que c’est comme à Fontainebleau. Il doit se rappeler la visite du château et des jardins avec les grandes pièces d’eau. Numéro un avait déclenché l’alarme en touchant le fil délimitant l’appartement du pape ! La maman le laisse encore jouer un peu. Elle se dit que son petit garçon a de la chance de jouer ainsi, avec un élément aussi vital que naturel et longtemps donné, par des générations de professeurs de droit et d’économie, comme un exemple de biens gratuits. Elle revoit, dans l’état du Rajasthan, des fillettes marchant l’une derrière l’autre, avec, sur le haut de la tête, une grosse jarre. Tous les jours, elles allaient chercher de l’eau. L’eau avait un prix, celui de la peine de ces petites filles, des kilomètres parcourus sous le soleil, du poids des jarres.

La maman sort de ses souvenirs. Le petit garçon vient de l’arroser. Elle lui sourit. La sonnerie du téléphone retentit. Le papa et les trois cousins sont arrivés à bon port. Ils sont déjà dans la piscine. Le papa va les rejoindre. Le petit garçon, lui, passe du tuyau du jet d’eau au tuyau de la douche. Après le dîner, avec Malher en fond sonore, le petit garçon écoute, attentif, les sept histoires malicieuses et les sept histoires amusantes du petit ours brun. Il a un faible pour celle où le petit ours brun dessine sur les murs de sa chambre avec un feutre bleu et reçoit une fessée maternelle. Bien sûr, la maman passe sous silence en avoir fait autant à son âge. Elle ne parlera pas davantage de ses robes découpées avec des ciseaux à bouts ronds !

La nuit enveloppe le jardin. C’est l’heure des chauves-souris. Dans son lit, un petit garçon dort profondément. Une maman ne tardera pas à en faire autant.

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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