Sur les autoroutes de France, les grandes transhumances ont commencé et, dans les gares, des voyageurs attendent des trains. Gare de Lyon, les moineaux picorent les miettes de croissants laissées sur les tables bistro. Les mères de jeunes enfants ont toujours peur d’en perdre un dans la foule. Les pères encore plus peur que leur progéniture ne rende le trajet insupportable. Etendue dans un transat, s’obligeant à offrir ses jambes aspirine en offrande au soleil, tendrement bercée par le moteur d’une tondeuse, assaillie par la grosse boule de poils, une maman de trois imagine les aires de l’autoroute du sud déjà bondées, avec, sur les rayons des sandwichs à la mie ramollie par de la mayonnaise industrielle, des files d’attente aux péages et des Hollandais volants promenant à l’arrière de leur van aménagé en studio ambulant assez de victuailles pour tenir le siège de trois semaines de camping sur les bords de l’Ardèche.
Elle en a assez de s’exposer au soleil, mais elle fait un effort. Elle ne se rappelle pas avoir jamais eu les jambes aussi blanches un 2 juillet ! Sa grande filleule a passé ses épreuves du brevet des collèges et, ce matin, elle s’inscrivait au lycée avec sa maman. Elle la revoit dans un imperméable girafe qu’elle avait trouvé dans une boutique de Vancouver pendant leur tour du monde qui n’en était pas un puisqu’il leur manquait le continent africain. Elle a grandi, c’est indéniable, mais les traits de son visage conservent la trace de l’enfance. Les élèves de terminale attendent les résultats du bac et, sans doute, un grand nombre d’entre eux va échouer en droit, comme elle avant eux, faute d’avoir une idée précise de ce qu’ils veulent faire, parce que le droit est une excellente école de la rigueur et de la réflexion et que c’est un fait, cette discipline mène à tout, y compris à l’organisation de voyages inédits avec une équipe d’aventuriers et de scientifiques incroyables et à la sophrologie !
La grosse boule de poils a craqué. Elle s’est installée sur les dalles encore fraîches de la terrasse. Le magnolia déploie trois superbes fleurs ivoire larges comme les nénuphars de la mare sauvage dans laquelle les filles ont pêché des tétards devenus grenouilles dans un bac ayant, dans une vie antérieure, contenu de la glace à la vanille. Les fleurs de magnolia sentent le cédrat. Dans le jardin, depuis que le soleil est revenu, elle respire la Corse avec son odeur de maquis. Pourtant, pas d’immortelle hormis les quelques brins rapportés de leur premier séjour à Lumio et conservés dans un sac en papier, dans le bas d’une armoire.
Un de leurs voisins, un vieux monsieur désormais presqu’aveugle, vient d’arrêter sa tondeuse. Très vite, le bruit repart. Elle quitte le transat, l’herbe encore humide et trouve refuge en-dessous des canisses dont l’ombre zèbre les pages de son cahier. Aujourd’hui, elle n’a pas envie de s’enfermer dans son bureau et d’écrire directement sur son ordinateur. Les rhododendrons ont perdu toutes leurs fleurs. Le bougainvillier a du mal à repartir. Dans un panier, la menthe rencontre le thym qui chatouille le basilic. Dans le potager tout à fait abandonné comme certaines plages à la fin de l’été, le persil a tellement poussé qu’il faudra l’arracher et les mauvaises herbes étouffent les fraisiers et les framboisiers.
Cette nuit, renouant avec une vieille et vilaine habitude, elle a quitté à pas de loup la chambre conjugale à 4h30. Après être venue à bout d’un Everest de linge à repasser, avoir trié trois sacs d’affaires de plage et de plongée, préparé un plat de tomates à la provençale, elle a appelé Fantôme, à peine surpris de la voir dans la cuisine de si bonne heure, et tous deux sont partis se promener. Le soleil était déjà levé sur la ligne d’horizon, un soleil rouge, une boule impressionniste. Une épaisse couche de brume coiffait les champs. Ils croisaient une biche et son faon et des lapins de garenne de toutes tailles. Comme à chaque fois qu’il lui est donné de vivre ces moments, elle se sentait en totale osmose avec la nature et avec Fantôme dont elle aime écouter la respiration et la marche cadencée. Quand il est fatigué, elle ralentit ou elle met pied à terre pour caresser sa crinière de lion kenyan. Elle vivait un premier matin de l’humanité et tout, autour d’eux, était calme, beauté et universalité.
Pour ne pas faire aboyer la meute de chiens de chasse du propriétaire de Baba et de Khali et réveiller le hameau, elle continue tout droit sur un chemin caillouteux et longe une ferme. A cette heure, elle est presqu’étonnée de trouver les volets encore fermés. Les veaux s’éloignent en les voyant approcher. Dans le ciel, un gros nuage fait disparaître l’ombre des canisses sur sa feuille. L’année scolaire s’achève dans trois jours, mais, déjà, à la maison, dans les cartables, les vacances sont là. On se couche plus tard. On profite de la piscine. On improvise des apéritifs qui deviennent des dîners avec des amis. On se nourrit de tartines de pâté et de cornets de glace ! A la rentrée, leur aînée sera en CM2, leur cadette en CE2 et leur benjamin en CP. Il sera dans la classe du maître, Hervé, qui est également le directeur de l’école. C’est le seul homme dans un environnement strictement féminin et où les tensions peuvent tourner aux conflits et aux postures de blocage. Le benjamin aime le maître parce que le maître salue en serrant la main.
Avant la mise en rayon des fournitures scolaires, avant la foire d’empoigne, les drames entre parents et enfants, la maman a presque tout acheté. Elle laisse aux enfants le choix des classeurs, le grand et le petit dont les anneaux peinent toujours à tenir trois trimestres, l’agenda (surtout pas un cahier de textes) et le cartable pour le benjamin. Le soleil est revenu. A nouveau, il projette sur sa feuille que son écriture de moins en moins lisible au fil des ans noircit l’ombre des canisses. La maman de trois a commencé à stocker dans une panière les vêtements et toutes ces choses nécessaires à leur séjour en Corse : un roman de Claudie Gallay, « Conversations » de Winnicott, un carnet de notes, la trousse du parfait écolier, les cahiers de révisions que les filles ont attaqués voici une semaine, des cartouches de capsule de café, les passeports, les crèmes pour soulager piqûres d’insectes et de méduses, l’Ipod que les enfants se disputent depuis la disparition du plus petit dans les affaires d’une mamie et les chewing gum pour l’avion.
Cette année, elle sera à Paris quand son mari et leurs trois enfants la rejoindront la veille du départ. Il a trop de travail et pas assez d’expertise en la matière pour remplir les valises des enfants. Dans la cuisine, elle lui laissera une liste des choses à ne pas oublier et si facilement laissées derrière soi tels que les brosses à dents, les doudous, les maillots de bain et les masques. Une grand-mère sera sur place. Elle a la gentillesse de s’installer chez eux pour veiller sur les animaux et, plus tard, accueillir ses deux futurs petits-enfants Angelins avec des amis tandis que leur maman met la dernière touche à leur déménagement.
Sur la pointe des pieds, le soleil se retire. La pluie est annoncée pour mercredi. La maman de trois va, elle aussi, tirer le rideau, refermer la porte sur son bureau. Elle reviendra en août. Pour la première fois depuis qu’ils sont parents, son mari et elle seront seuls à la maison pour trois semaines. Un très bon mois de juillet à tous et à très bientôt,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner