Un lundi 7 octobre, une journée d’automne sublime avec un soleil radieux qui jette mille feux de fin de journée d’été dans les feuilles des arbres qui commencent à roussir, dans les chevelures des femmes qui exhibent encore des restes de bronzage sur leurs jambes nues. Tout d’un coup, c’est presque à contre cœur que vous allez descendre trois étages sous terre pour prendre place dans la salle Gaston Monnerville, au Sénat. Cela vous rappelle ces heures d’examens à la fac. Vos facs n’étaient pas loin d’ici, de chaque côté des grilles du Luxembourg que, mentalement, vous appelez toujours Luco. Il faisait si beau dehors à la fin du mois de mai que dés que vous entendiez claquer les dossiers des fauteuils des étudiants dans l’amphi qui se levaient pour aller rendre leurs copies, vos jambes donnaient des signes d’agitation et il vous fallait lutter pour ramener votre esprit dans votre corps, obliger votre cerveau à achever son commentaire d’arrêt ou sa dissertation juridique, s’appliquer et se relire.
Chaque dossier qui claquait devenait une sorte de torture tant votre corps était las d’être enfermé dans un amphi sans fenêtres et toujours vous pensiez à Jacques Prévert et à son délicieux cancre. C’est dans cette disposition d’esprit que vous traverserez vos épreuves écrites quand les épreuves orales seront toujours attendues avec joie tant vous aurez envie de vous confronter à l’autre, d’en découdre, et vous amuser avec l’examinateur, parfois, le Professeur en personne. Vous vous rappellerez un oral de droit maritime en maîtrise avec un monsieur charmant, Emmanuel du Pontavice qui vous impressionnait par son charisme, son élégance et sa haute silhouette que venait soutenir une canne car ce grand homme était rongé par une maladie dégénérescente à l’issue fatale. Petit-fils d’un comte polonais, amoureux de l’Atlantique, habitant dans l’immeuble qui avait abrité les grandes heures de Gertrude Stein, il était absolument merveilleux et tous ses étudiants le vénéraient. Le jour de l’oral, vous passez autour de votre cou une chaine au bout de laquelle brille un poisson en argent articulé de la tête à la queue. C’est un cadeau de votre grand-mère maternelle. Elle était née sous le signe du poisson, le 4 mars 1918.
Emmanuel du Pontavice vous accueille avec la délicatesse qui le caractérise. Il regarde votre poisson. Il lit votre nom sur sa liste et il sourit avant de vous demander de quelle partie de la Bretagne vous êtes originaire et d’admirer votre poisson. Vous espérez ne pas être interrogée sur la charte-partie ou « charter » qu’on appelle également contrat d’affrètement s’agissant du régime juridique des avions. Cet oral est un moment si agréable que vous vous le rappelez toutes les fois que vous glissez le poisson de votre grand-mère autour de votre cou. Vous vous rappellez aussi ces moments où, sur la table de la salle à manger, dans son appartement parisien, votre grand-mère ouvrait ses boites à bijoux et vous offrait d’en choisir un comme souvenir d’un de vos séjours chez elle. Elle aimait le lapis lazuli, le jade, le corail, les bijoux antiques, les perles, les montures originales.
La sécurité du Sénat passe vos affaires au crible. On vérifie vos pièces d’identité. Tout à l’heure, dans la voiture, votre mari s’est aperçu qu’il avait oublié son téléphone portable. Maintenant, c’est le second fondateur du Somewhereclub qui réalise qu’il a laissé son passeport dans le 16ième arrondissement. Il est bon pour un aller/retour ! Devant eux, la maman de trois a reconnu Tahar Ben Jelloun. Comme à son habitude, il porte un collier de barbe poivre et sel admirablement bien taillé et une veste de velours couleur lilas à la coupe impeccable. Son visage est ouvert et ses yeux pétillent. Ils se sourient. Là, maintenant, tant qu’il a encore un peu de temps, elle aimerait lui dire sa fidélité depuis ses 20 ans, depuis qu’une de ses amies, Aurélie, devenue la marraine de leur fils, lui a fait découvrir « les yeux baissés » et « l’enfant des sables ». C’est encore elle qui lui a offert « l’auberge des pauvres » dix ans plus tard. Elle aimerait lui dire combien elle avait été touchée par ses romans et troublée par sa capacité à se glisser dans le corps et l’esprit d’une femme en butte à la violence des hommes. Elle ne le fait pas. Elle n’a pas envie de jouer les groupies du pianiste. Elle ne sait pas faire. Plus tard, peut-être, elle pourra lui parler.
C’est grâce à Olivier Weber qu’ils ont la chance de prendre place dans la salle Gaston Monnerville dont le buste en bronze surplombe l’assistance. Son mari a rencontré Olivier Weber pour lui exposer le projet de son Somewhereclub et le courant est vite passé entre deux hommes réunis autour de l’amour de l’ailleurs, du vrai, de l’authentique et de l’humilité. Olivier Weber, grand reporter de guerre, ambassadeur itinérant chargé de la traite des êtres humains, professeur à l’IEP de Paris où il y enseigne la « Géopolitique des drogues et des guérillas », écrivain engagé, membre du bureau de la société des explorateurs français, a été si proche du Commandant Massoud qu’il a assisté à ses obsèques. Il vient de publier un ouvrage sur Massoud. La conférence se déroule sous le haut patronage du Sénat. Sa vice-présidente, la franco-algérienne, Bariza Kiari, opposante aux « statistiques ethniques », membre fondateur avec Rachida Dati et Rama Yade du club XXI, ouvre la conférence par un discours d’une grande puissance. Après que Bariza Kiari ait dit : « je suis musulmane sunnite du rite malékite et de tradition soufie » et expliqué le désarroi d’1,4 milliards de fidèles musulmans de se sentir stigmatisés depuis l’attentant des tours jumelles du World Trade Center, pris en otages d’une vision radicale et violente d’un islam qui n’est pas le leur, dans lequel ils ne se reconnaissent pas, le décor est planté.
La maman de trois est assise entre son mari et une styliste algérienne Wafaa Lahlah, maman de trois comme elle et se battant au quotidien pour développer sa maison de haute couture et élever ses garçons dont les pères n’ont pas accepté le besoin fort de réalisation personnelle d’une femme qui a toujours exprimé sa passion de la couture et de la mode et son désir de mener sa vie professionnelle en liberté. Les propos de Bariza Kiari lui vont droit au cœur et, tout à l’heure, elle sera submergée par l’émotion quand Reza projettera ses photos et parlera de cet homme louant Dieu de lui avoir permis de se fabriquer une paire de chaussures avec des vieilles semelles attachées à ses pieds par des bouts de ficelle. Wafaa est souvent sollicité pour associer son travail à une action humanitaire.
Devant eux sont assis Rémi Marion, le spécialiste mondial des pôles, de l’ours polaire, un conférencier captivant pour ses auditeurs, Steve Shehan, ami de Steve, un musicien dont les compositions unissent « World music » et jazz et marient dans une volonté de son universel musique orientale, latine, africaine et indonésienne.
La conférence s’ouvre sur une allocution d’un politologue, un professeur du côté de la rue Saint Guillaume et l’assistance se met en mode sommeil car, franchement, le spécialiste est barbant et que les salades du « Petit Suisse » étaient copieuses. Heureusement, voici, le « roi », le solaire Malek Chebel qui vient les arracher à leurs torpeurs et les plonger dans un islam des lumières, un islam dans lequel les hommes et les femmes vivaient en bonne intelligence, la concorde caractérisait les échanges entre les différentes communautés religieuses, les sciences -mathématiques, astronomie, médecine- rayonnaient loin de l’obscurantisme du bas Moyen-Age européen, des procès en Inquisition, des sorcières rousses brûlées en place publique, des chats noirs crucifiés sur les portes des fermes. L’islam, en tant que culture, aurait alors connu sa Renaissance avant de découvrir le Moyen-Age et là encore soyons précis de manière à éviter les foudres, mêmes posthumes, d’un Braudel, d’un Duby ou encore d’un Le Goff et souvenons-nous que le Moyen Age, période qui coiffe dix siècles d’histoire, a eu ses lumières qui entre le XIième et le XIIième siècle correspondent à la découverte, déjà, de certains penseurs antiques et des savoirs du monde islamique.
Malek Chebel maîtrise tant son sujet qu’il atteint ce degré de clarté en deça duquel on ne devrait pas être autorisé à donner des cours cathédraux ou participer à des colloques. La maman de trois qui a lu son « dictionnaire amoureux de l’islam », sait que ses écrits sur l’érotisme dans le monde arabe ont durablement rendu un séjour en Algérie impossible écoute Malek Chebel avec le bonheur qui fut le sien quand, en deuxième année de droit, François Terré prenait son amphi comme Freddy Mercury prenait Wembley et que, pendant deux heures, il transcendait les obligations faisant de son Code Civil un tapis volant et de ses 1000 étudiants d’un amphi considéré comme le plus grand d’Europe, des Aladin rêvant devant la lampe magique ou des Shéhérazade prêtent à plaider 1001 nuits pour sauver leurs clients.
D’ailleurs, Pierre Joxe vient de prendre place dans l’assistance. Il mène depuis quelques années, en qualité d’avocat, un travail remarquable pour éviter la prison à de jeunes délinquants. Elle aurait aimer lui parler d’un homme, son père, qui a travaillé avec lui à la direction des Libertés Publiques mais, il s’éclipse quand la salle est plongée dans le noir, que le jeune et si prometteur Nadir Loulain projette son documentaire « Français de souche » et qu’il sera question des lois Pasqua quand, ce qu’on sait peu, que les charters en direction de l’Afrique (Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire) n’ont jamais aussi bien marché que sous Joxe !
Malek Chebel cède la parole à Tahar Ben Jelloun et là encore la clarté est au rendez-vous, la précision de la pensée, le talent de l’orateur rompu à l’exercice. Avec Tahar Ben Jelloun, le Maroc se fait sa place au milieu d’interlocuteurs majoritairement algériens, un peu afghan et iranien. Elle se rappelle cet ami dont l’un des plus vieux camarades est marocain qui avait dîné dans un restaurant du boulevard Saint-Germain, « l’Atlas » à la table de Tahar Ben Jelloun sans savoir qui il était ! Elle s’était demandé comment cet ami qui l’avait initié à Sinatra, à Herman Hesse, aux biographies de Pierre Assouline, dont les grands-parents avaient accueilli Thomas Mann avait pu ignorer qu’il dînait avec un ancien prix Goncourt.
Maintenant, c’est Abdelkader Djemaï, écrivain algérien, Président du prix Amerigo Vespucci, qui s’adresse à eux pour leur raconter une histoire émouvante. L’histoire d’un enfant dont les parents étaient analphabètes et qui a été le premier de sa famille à aller à l’école et ensuite à faire des études. Il parle de ces musulmans de France qui sont fiers de vivre en France, qui restent si viscéralement attachés aux rivages de la Méditerranée qui les a vus naître. Il glisse sur les années de guerre, la violence d’une séparation entre deux départements français et la France, le sort lamentable réservé à ceux qui avait fait en conscience ou de force le choix de servir l’armée française. Dans la salle, la maman songe à l’émotion de Jamel Debouzze quand, à Cannes, avec ses amis, Samy Naceri, Roschdy Zema, Sami Bouajila et Bernard Blancan, il porte en triomphe le prix d’interprétation masculine reçu pour leur jeu dans « Indigène » et qu’ils honorent la mémoire de leurs pères. Il faudra attendre le 14 avril 2012 pour que Nicolas Sarkozy reconnaisse officiellement la responsabilité du gouvernement dans l’abandon des « harkis » après la fin de la guerre d’Algérie en 1962.
Oran est noyée dans la brume de chaleur et Téhéran se fait jour. Reza parle de Rümi, de soufisme. Il nous transporte en Azerbaïdjan, à Bakou, une ville où les juifs invitent les chrétiens à partager la Pâque. Une ville dans laquelle l’église a été entièrement restaurée grâce au financement de l’homme d’affaires musulman le plus riche. Un endroit où les sunnites et les chiites prient dans la même mosquée. Les uns ont les bras croisés sur la poitrine et les autres ont les bras en ouverture. Une ville où chrétiens, musulmans et juifs partagent le même repas et tournent leurs cœurs vers Dieu, un Dieu inommé et sans visage pour certains. Un Dieu dont le nom s’écrit et le visage se dessine pour d’autres. Un pays qui rappelle la Palerme des Normands du 12ième siècle ou l’Andalousie des Maures. Si le roi normand est chrétien et a priori monogame, il sait tirer avantage des traditions arabes et, au palais, on trouve un harem !
Ceci dit, la cour des rois de France emprunte aux traditions du harem, les favorites se succèdent dans la couche royale et, à la différence de ce qui se passait à Byzance, les enfants illégitimes sont titrés. Dés lors que Reza se met à parler, le silence se fait dans la salle et Gaston Monnerville tend son buste vers le photographe iranien. Reza projette ses photos. Il a le verbe rare. Ses yeux lui servent de langage et quand il parle c’est pour citer Rümi et nous donner à partager un peu de la sagesse de ce mystique persan qui a si profondément influencé le soufisme. La maman de trois se rappelle son émotion devant les photos de Reza affichées sur les grilles du Luxembourg. Elle était seule. Elle était venue donner des cours. Un peu plus tard, elle reviendrait avec son mari, si pressée de partager avec lui cette émotion devant le travail du photographe.
Enfin, Barmak Akram, franco-afghan, nous conduit dans son pays magnifique. Réalisateur, il est le père de « l’enfant de Kaboul » et, plus récemment de « Wajma ». Dans ce dernier film qui représentera l’Afghanistan aux Oscars, deux jeunes gens osent s’aimer avant le mariage et cet amour est porteur d’une vie qui va sceller le sort des personnages. Avec humour, Barmak Akram, dont l’élégance naturelle pourrait faire de lui un mannequin pour Saint-Laurent, dit qu’il est fier d’avoir tourné le premier baiser du cinéma afghan. Il redoutait la censure et le film a été visé sans qu’on le contraigne à des coupures.
A la tribune, une femme, un grand reporter du Point. Elle s’exprime sur les femmes dans l’islam mais, au regard des hommes qui l’ont précédée, elle est brouillon, et sa voix s’apparente à celle de la poissonnière dans l’imagerie populaire. Les femmes de l’assemblée sont tristes qu’une la seule femme choisie donne une si mauvaise opinion de la femme en général. D’ailleurs Tahar Ben Jelloun et sa veste en velours lilas ont quitté la salle et le front de Gaston Monnerville semble se plisser.
Olivier Weber, dont la ressemblance avec Joseph Kessel est assez troublante, clôt la journée. Les auditeurs chanceux se dispersent. Déjà trois heures qu’ils sont assis les uns à côté des autres. Dans un café, non loin du Sénat, Olivier Weber réunit les conférenciers et quelques invités. La maman de trois rie franchement entre Malek Chabel cherchant à comprendre la signification du bijou que porte la splendide Wafaa (il veut dire « faire la mou »), Abdelkader Djemaï et le co-fondateur breton de la revue « Noor ». Certains sont au Sancerre, d’autres au jus de fruits. Tout le monde est à la joie et à la concorde et chacun rentre chez lui dans la lumière.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner