Aujourd’hui, dix-neuf novembre 2018, cela fait précisément dix-neuf ans que Stéphane et moi quittions la France pour notre grand voyage depuis l’aéroport Saint-Exupéry avec nos vélos, direction Auckland. Comme la Seine a coulé depuis sous le pont Mirabeau, nos enfants grandi et nos cheveux blanchi! Dix-neuf ans plus tard, j’ai le regret que l’atmosphère douloureuse dans laquelle plus de six mois de cette incroyable aventure se soit déroulée nous ait empêchés de la transformer en un carnet à quatre mains, le premier d’une longue séries.
Dix-neuf ans plus tard, j’espère toujours que nous pourrons faire découvrir d’autres pays que la France et la Roumanie à nos enfants. Nos trois enfants ont grandi dans les récits de nos aventures. Céleste est terrorisée à l’idée de s’éloigner d’un centre commercial mais Victoire et Louis rêvent de découvrir le monde. Victoire a la chance d’avoir une marraine anglo-libanaise possédant quatre langues à la perfection, ayant vécu en Jordanie et à Singapour et pour laquelle un aéroport international est aussi familier qu’une station de métro. Natalie a fait découvrir Londres à sa filleule et elle projette d’autres aventures. Les enfants étaient encore très jeunes quand Stéphane leur a montré les photos qu’il avait prises pendant notre voyage au long cours. Le temps est venu de ressortir les diapositives qui sommeillent dans des boîtes noires sous mon lit martiniquais.
Voici la chronique que j’ai écrite le 18 novembre 2010 pour fêter les dix ans de notre départ.
Le 19 novembre 2000, un couple de jeunes trentenaires fraîchement mariés quittait la France. Ils ne rentreraient que treize mois plus tard. Alors, en guise de coupe de champagne, buvons, si vous le voulez bien, le récit des mois qui précédèrent leur départ et des émotions éprouvées par l’un comme par l’autre des protagonistes la veille et le jour même du départ. L’un s’appelait Stéphane et l’autre Anne-Lorraine.
Commençons par celui qui a été l’instigateur de ce voyage, Stéphane : « Depuis l’âge de 5 ans, j’ai pris l’habitude d’investir en silence l’atelier de peinture de mon père pour y observer l’évolution de ses nouvelles toiles et ses découvertes en matière de fabrication des couleurs. Très vite, j’ai eu mon mot à dire quant au choix des sujets et à la mise en place des compositions. Mon père protestait au début car je m’efforçais de lui trouver chaque fois une création plus difficile à réaliser que la précédente. Cependant, heureux de ce partage qui durait depuis des années, mon père s’exécutait sans broncher, me signalant simplement que j’allais le faire trépasser prématurément !
Vint un jour où j’eus l’idée de composer une nature-morte sur le thème de l’Afrique. L’intérieur de la case d’un sorcier convenait parfaitement pour exprimer une atmosphère mystique : des masques de sacrifice, des tissus chamarrés et des coquillages insolites donnaient l’impression que les esprits des morts n’étaient pas très loin. Pourtant, il manquait quelque chose, une touche de couleur et de vie à la fois. Il me manquait des papillons ou des coléoptères qu’il me fallait dénicher au fin fond de cette campagne de la plaine de l’Ain. Par bonheur, René, ancien ébéniste et unique élève de mon père connaissait dans le village voisin un entomologiste qui avait parcouru la planète à la recherche de nouveaux insectes. Gérald vint nous rendre visite deux jours plus tard, emportant avec lui un coffret de superbes coléoptères qu’il eut la gentillesse de nous laisser pour parachever la décoration de la case du sorcier. Fasciné par toutes ces couleurs, je me mis à rêver d’accompagner un jour cet homme dans l’un de ces mystérieux pays où vivaient par millions ces animaux d’une rare beauté. A ma grande surprise, ce rêve devint réalité après quelques paroles échangées avec Gérald qui devait se rendre au Vietnam cet été-là. Nous étions en 1989 et ce pays venait tout juste de s’ouvrir aux Occidentaux. Gérald me proposa de le suivre comme interprète en anglais afin d’obtenir les autorisations pour aller chasser dans les monts Annam, derniers conforts de l’Himalaya plongeant dans la mer de Chine.
Quelques mois plus tard, sous l’aile de l’avion se dessinaient les méandres argentés du Mékong. Un formidable ciel de mousson donnait à tout ce décor toute sa féerie et j’eus l’impression de me poser sur une autre planète. Sans aucun doute, lors de cet expérience unique, un grand chamboulement s’opéra en moi et je finis par contracter la plus belle des maladies : le virus du voyage. Je me souviens encore de mon premier papillon, gros comme deux mains jointes qui battaient l’air humide de la forêt tropicale et m’entraîna dans une course effrénée à travers la végétation luxuriante, débouchant dans les fossés, dégoulinant sur les talus jusqu’à ce que ce trésor noir et jaune s’immobilisa dans mon filet.
De retour en France, toute ma vie s’orienta vers un nouveau grand départ. Depuis mon service militaire Outre-Mer jusqu’à mes études supérieures visant le concours des Affaires Etrangères, je n’aspirais qu’à un vrai voyage, celui où le temps n’est plus compté, où, partout où vous vous déplacez, vous êtes un peu chez vous. Je patienterai encore cinq ans, cinq dures années de labeur dans une salaison familiale dans la Loire, loin d’une carrière rêvée au Quai d’Orsay, où j’allais cependant apprendre les réalités économiques de notre pays et mettre quelques sous de côté, suffisamment pour que nous puissions vivre à deux l’expérience unique d’un voyage au long cours. »
Maintenant, laissons la parole à votre chroniqueuse : « Quand, en septembre 1997, je me suis rendue chez une amie d’enfance, je ne me doutais pas que j’allais y rencontrer mon futur mari. Cependant, toute la journée, j’avais ressenti une impression étrange : ma vie allait changer. Je marchais vers mon destin. Quand Stéphane est arrivé, il m’a tout de suite plu. C’est par un baiser échangé au pied du Sacré Cœur, après une course éperdue pour arriver le premier en haut des escaliers, que nos deux vies se sont scellées.
Quand, le soir même, Stéphane m’a demandé avec le plus grand naturel si je serais prête à voyager autour du monde et aussi à adopter un enfant et que je me suis entendue répondre « oui » d’une manière si spontanée, je ne mesurais pas alors exactement ce qui m’attendait !
Pendant deux ans, j’ai, en effet, beaucoup voyagé de Paris à Montbrison en passant par Saint-Etienne. Une fois par semaine, je faisais l’aller-retour. Stéphane m’avait offert un sac à dos que je n’avais jamais le temps de vider. Je courais de l’Université où j’enseignais différentes matières du droit privé à mon petit appartement de Ménilmontant, de mon appartement à la bibliothèque Cujas, lieu incontournable pour étudiants en thèse, travaillais tard le soir, tôt le matin, préparais mes cours, corrigeais un nombre incalculable de copies. Je ne voyais plus ma famille, mes amis, et ne profitais jamais du petit appartement enfin à peu près agréable que mon traitement d’attachée temporaire d’enseignement et de recherche me permettait de m’offrir.
Notre père est mort au printemps, un neuf mai. Nous nous sommes mariés en juillet 1999. J’ai rejoint mon mari dans la Loire. Je ne savais pas que je ne vivrais plus jamais à Paris. Je n’étais pas très brillante moralement. Je me laissais flotter au gré du courant. C’est alors que Stéphane a parlé à nouveau de voyage et que le départ a été fixé au mois d’octobre de l’année 2000. Ce qui me semblait devoir rester un rêve prenait corps de jour en jour. Je me posais beaucoup de questions. Avais-je vraiment envie de tout abandonner pendant un an ? Ne souhaitais-je pas plutôt soutenir ma thèse, obtenir un poste de maître de conférences, que nous trouvions une maison agréable et mettions en route un enfant ? Finalement, j’ai retiré la pile de mon horloge biologique, cessé de penser qu’une année était une éternité et suis entrée de plain-pied dans ce rêve avec Stéphane, ce rêve d’habiter le monde et de redécouvrir le temps dans sa durée. A la fin de notre voyage, c’est moi qui ai eu le plus de mal à rentrer !
Le voyage était décidé, encore fallait-il l’organiser ! Dés le départ, un problème se posait : Stéphane rêvait grands espaces tels que la Nouvelle-Zélande, le Canada, la Patagonie et la Cordillère des Andes. De mon côté, mes lectures adolescentes et les expériences vécues par les membres de ma famille me poussaient vers l’Afrique et l’Asie. Stéphane a eu toutes sortes d’idées telles que pédaler de la Patagonie jusqu’à la Colombie en passant par la Cordillère puis en revenant par la côte pacifique. Pas moins de dix-huit mois sur un vélo ! Il nous imagina traversant à pied le désert du Gobi ou encore le Salar d’Uyuni, puis pagayant de Vancouver jusqu’à la frontière avec l’Alaska ! Un peu plus tard, je me suis demandée si mon tendre mari n’avait pas projeté de se défaire de moi en me donnant en pâture à un ours polaire !
Je dus me faire, une fois n’est pas coutume, la voix de la sagesse. Il était hors de question que notre voyage se résume à l’Amérique du Sud et que je passe dix-huit mois sur un vélo, dut-il être extraordinairement maniable et équipé de la Rolls en matière de scelle : une scelle Brooks ! Je ne me voyais pas davantage pagayer quatre mois fermes le long de la côte pacifique canadienne en direction des glaces, redouter de tomber à l’eau ou tenir tête à un ours attiré par l’odeur de notre soupe ! Je voulais, surtout, partir à la découverte d’autres cultures, de l’Autre dans sa diversité, marcher et faire l’expérience de la haute montagne.
Finalement, après de longues tractations qui n’avaient rien à envier à celles menées entre le Gouvernement et les syndicats en vue de la réforme des retraites, nous options pour la Nouvelle-Zélande, les Amériques et l’Asie. Plusieurs mois s’avérèrent nécessaires pour dessiner les contours de notre périple et pas moins de dizaines de cartes pour observer le terrain et évaluer la viabilité de nos entreprises.
Les semaines passaient à toute allure. Stéphane travaillait d’arrache pied pour organiser sa succession à son poste. De mon côté, je tentais de trouver des sponsors. Tout le monde s’extasiait devant nos projets mais personne n’était vraiment prêt à nous soutenir! Nous n’étions pas encore crédibles. Nous devions faire nos preuves, gagner nos lettres de noblesse dans le domaine de l’aventure. Stéphane réussit tout de même à obtenir une remise très intéressante au Vieux Campeur.
Nous sommes devenus des habitués de cette enseigne. Nous y avons acheté le matériel indispensable à la réalisation de notre projet. Je conserve un souvenir assez mitigé, voire carrément horrible, de ces après-midis passées à enfiler, en plein été, des vêtements de haute montagne dans des cabines lilliputiennes et à tester des sacs de couchage conçus pour supporter du -30° ! Grâce à la gentillesse de nos amis, nous avions déjà la plupart du matériel. En effet, à côté d’une liste de mariage assez traditionnelle (nous ne vivrions pas toujours sous une tente !), Stéphane en avait ouvert une seconde au Vieux Campeur. Les grands-parents de Stéphane nous offrirent le magnifique canoë de fabrication bretonne totalement escamotable que nous avions testé au Cap-Vert pendant notre voyage de noces et que nous devions nous faire envoyer à Vancouver. Je n’oublierai jamais ma déception doublée de colère quand Stéphane m’a dit, la veille de notre départ pour le Cap-Vert et tandis que j’avais mis sur le lit tout ce que je pensais glisser dans ma valise : « ah, non ! Cela ne va vraiment pas être possible ! A lui tout seul, le canoë pèse plus de 30 kilos alors il faut voyager super léger ! ». Et super léger, c’était vraiment super léger : pour quinze jours, deux shorts, une robe, trois tee-shirt, un pull, un maillot de bain et quatre misérables petites culottes…Pas très sexy pour une lune de miel !
Puis, nous avons fait les cartons stockés entre la Loire, l’Ain et le Gard, téléphoné à France Télécom, EDF, GDF, aux impôts, aux assureurs, au service de la redevance télévisuelle. Début octobre, nous étions prêts à partir. Stéphane avait lâché son travail. J’avais fait une croix sur ma thèse. L’appartement avait été rendu à son propriétaire et les vélos et sacoches attendaient leur heure.
Mais ma sœur déjouait nos dates de départ. Son accouchement était imminent. Après un faux travail le 27 octobre, jour de mon anniversaire, c’est le 31 que maquillée pour une soirée Halloween, ma sœur donnait naissance à la plus adorable des petites sorcières, Margot. Encore trois semaines en France, essentiellement, pour découvrir notre petite nièce, la première petite-fille de la famille et le jour tant attendu était finalement arrivé. »
Enfin, les dernières impressions avant le départ de Stéphane et de moi-même.
Stéphane, 18 octobre 2000 : « Je quitte cinq ans de travail. J’ai le sentiment d’avoir atteint l’objectif que je m’étais fixé. J’ai désormais la force et la maturité pour entreprendre ce grand voyage dont je rêve depuis que j’ai découvert le Vietnam. » Le même, la veille, le 18 novembre : « Tous ceux que j’aime sont là, à l’exception de ma sœur. Les sacoches sont bouclées avec l’appréhension d’avoir oublié quelque chose. Peu importe ! Le match de rugby entre la France et la Nouvelle-Zélande me fait penser à autre chose. « Nous » avons gagné et demain nous partons pour le pays des All Blacks.
Et enfin, le jour même : « Notre premier grand départ. Derniers signes de la main à mes parents et à la mère d’Anne-Lo. Je suis déjà ailleurs. »
Mes dernières impressions en date du 19 novembre sont les suivantes : « Mes yeux s’ouvrent tout seuls avant que la sonnerie du réveil retentisse. Dehors, la nuit est noire et froide. Il est 5h30. Mon beau-père est déjà dans la cuisine. Il prépare le petit-déjeuner. Nous nous levons. Plus facile de sortir du lit pour partir en voyage que pour aller bosser ! Ma mère arrive de son pas énergique. Ma belle-mère descend. Dernier thé partagé en famille avant longtemps. Ma sœur, son mari et leur bébé dorment du sommeil du juste. Stéphane espère n’avoir rien oublié. Stéphane fixe les deux vélos à l’arrière de la voiture. Nous partons. Le soleil se lève rayon après rayon. Nous arrivons à l’aéroport de Lyon Satolas débaptisé pour prendre celui de Saint Exupery (…)
L’heure du départ approche. Je me serre dans les bras maternels. Je ne saurais dire si c’est elle ou si c’est moi qui prend l’autre dans ses bras. Entre nous, un absent très présent, mon père. Ses yeux brillent. Les miens, aussi. Je fais un gros effort pour ne pas pleurer. Du côté de Stéphane, les adieux sont tout aussi émouvants. Nous nous séparons d’eux. Je cherche la main de mon mari. Encore des doigts qui s’agitent, des yeux qui se disent leur amour et nous disparaissons. Je ne réalise toujours pas que nous partons pour un an. Cela fait des mois que nous parlons de ce voyage, y travaillons, nous y préparons et me voilà dans l’avion, à côté de Stéphane, sans savoir ce qui m’attend vraiment. »
Ce voyage au long cours, cette grande respiration aura duré treize mois. Nous aurons voyagé de la Nouvelle-Zélande à Buenos Aires, de la Patagonie chilienne au désert d’Atacama en passant par des parcs naturels époustouflants de beauté, du salar d’Uyuni à Lima en empruntant des sommets enneigés, du canal de Ferdinand de Lesseps aux marchés guatémaltèques, des rives du Pacifique canadien aux moustiques des Rocheuses, de la magie du Ladakh aux grandes voies népalaises et de la mer d’Oman au désert du Thar.
Si, demain, je pouvais emmener nos enfants en voyage sans contrainte de temps et de budget, j’aurais envie de leur montrer la Nouvelle-Zélande et le Népal et de découvrir avec eux le Japon, l’Arménie et la Scandinavie. Cet été, Stéphane et moi étions très heureux de les initier enfin à la marche dans la durée en les entraînant avec des ânes sur le chemin de Stevenson.
Bon voyage!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner