Depuis notre naissance, ma sœur et moi avons été ballotées, à la faveur des valses préfectorales, aux quatre coins de l’hexagone, y compris dans ses recoins les plus exotiques. Ces grands mouvements, officialisés par des décrets pris en Conseil des ministres, nous faisaient déménager sans ménagement en pleine année scolaire. En quelques semaines, les cartons étaient bouclés et notre père partait en éclaireur prendre ses nouvelles fonctions avant que ma mère, ma sœur et moi nous le rejoignions. Nous n’avions pas besoin de carte. Le nom de notre future maison était indiqué sur les panneaux de la ville ! Aussi loin que je puisse remonter dans ma mémoire, je ne me souviens pas avoir été heureuse en passant la porte d’un nouveau lieu de vie. En revanche, je me souviens avoir toujours été malheureuse en le quittant. Nous n’avions pas de meubles, de linge de maison, de vaisselle. Nous n’emportions que nos effets personnels : vêtements, livres, disques et, quand nous étions plus jeunes, nos jouets et nos peluches. Toutes ces années, je me suis sentie comme une nomade, une fille aux semelles de vent, un moment dans la vie des êtres. Cette drôle de vie sans racines m’a rendue très sensible à ceux qui, par choix ou par nécessité, étaient toujours sur les routes ou enduraient l’exil. Cette vie cousue d’au revoir m’a fermée aux séparations, à tout ce qui s’achève, et a exacerbé en moi la fidélité aux liens tissés dans le passé. Cette vie sans attaches a créé entre moi et certains objets un lien très fort. Je quittais des êtres, des objets me suivaient. Les êtres quittés m’oubliaient et d’autres enfants, condamnés à la même vie que nous, venaient occuper nos lits, notre place à la table de la salle à manger, dans les canapés du salon, sur les bancs de l’école, les photos de classe et dans le cœur de ceux que nous avions aimés. Les objets, eux, nous restaient fidèles.
Très jeune, j’ai acquis la certitude que les maisons avaient une âme, celle de ceux qui les avaient occupées, y avaient été heureux ou malheureux et que les objets étaient animés d’une vie propre. Enfant, j’étais animiste sans le savoir. La nature était, pour moi, vraiment vivante. Les arbres parlaient. L’eau vive des ruisseaux chantait. La montagne grondait. L’océan entrait dans des colères fantastiques. Je n’ai jamais écrasé volontairement un insecte et, quand de grosses araignées venues chercher de l’eau au fond des éviers et des lavabos n’arrivent plus à remonter, leurs pattes glissant sur les parois, je les remets dehors. Sido, la mère de Colette, leur donnait du lait dans une soucoupe. Je pense à elle à chaque nouveau sauvetage arachnéen. Petite fille, je ne m’endormais jamais sans m’être assurée que mes poupées étaient bien bordées. Je pensais que, la nuit venue, les jouets s’animaient comme dans « Casse-Noisette ». Leurs yeux s’ouvraient. Leurs membres se mettaient à bouger et ils menaient leur vie à eux quand, de mon côté, j’étais plongée dans le sommeil. Etudiante en droit à Paris, traversant au moins une fois par jour le jardin du Luxembourg, j’avais écrit une histoire racontant les aventures des statues à la nuit tombée, après que les gardiens se soient assurés que tous les promeneurs soient sortis et aient refermé les portes. Plus tard, j’ai su que Jacques Prévert en avait eu l’idée bien avant moi.
C’est pendant les grandes vacances, qu’avec les enfants, j’ai enfin découvert l’univers de « Toy story ». Bien que ces dessins-animés soient anciens, je n’en avais vu aucun. Je ne connaissais que Buzz l’éclair, Woody, Jessie et monsieur Patate car ils avaient une place de premier choix dans la vie de notre fils. Woody est l’un des jouets préférés de Louis. Il lui a été donné par le second fils de l’une de nos amies. Je l’ai vu partout et dans des situations pour le moins rocambolesques : saucissonné à un barreau de l’échelle du lit superposé, suspendu en rappel au-dessus de la cour de la maison gardoise, enterré dans les graviers, noyé dans l’arrosoir, bâillonné avec un pansement mais toujours là, peinturluré de feutre rouge, très présent dans le cœur de son petit propriétaire. Woody est devenu une sorte de double de Louis que ce dernier peut maltraiter, punir, gronder ou auquel il fait accomplir des exploits fantastiques. Woody ne se plaint de rien. Woody n’a peur de rien. Combien de fois ai-je retrouvé les yeux, les sourcils, la bouche et les oreilles de monsieur Patate éparpillés dans le panier en osier ? Combien de fois, en passant l’aspirateur, n’ai-je pas été tirée de la méditation dans laquelle le ronronnement du moteur me plongeait par les sommations de Buzz : « vers l’infini et au-delà », « je suis Buzz l’éclair » « Buzz l’éclair, à la rescousse ! » « Buzz l’éclair au rapport pour mission dans le secteur ».
Donc, un soir d’août, peu de temps avant la fin des grandes vacances, avec mes enfants assis autour de moi, je découvrais le troisième opus de « toy story ». Dans ce film, Andy qui quitte la maison pour l’université est sommé par sa mère de faire du tri dans sa chambre que sa petite sœur convoite. Andy revisite ses souvenirs d’enfant et de jeune adolescent en passant en revue ses jouets favoris. Il décide d’en donner certains pour la crèche. Ceux qui seront remisés dans un carton au grenier s’organisent pour aller rechercher leurs amis abandonnés aux mains peu charitables de jeunes enfants facilement tortionnaires. J’ai pleuré plus de la moitié du film tant il me semblait vivre les émotions des jouets laissés pour compte. Louis, aussi, était très ému. Louis qui consent à donner certains de ses jouets à l’approche des fêtes de Noël pour les collectes des associations mais qui refusera toujours de jeter un jouet endommagé. Louis est fier de sa collection de courageux chevaliers, pirates, policiers de la grande famille Playmobil. Leurs membres manquants sont la preuve vivante de leur bravoure !
Samedi soir, les filles dormaient chez la maman de l’une de mes filleules et, le lendemain matin, elles marcheraient dix-huit kilomètres, une marche au profit de la lute contre la mucoviscidose. Tandis qu’un papa suivait le match opposant le quinze de la rose aux diables rouges, un petit garçon et sa maman, blottis l’un contre l’autre, sur le canapé où s’étendent des patients regardaient ensemble « toy story 2 » sur l’écran d’un ordinateur portable. Une fois de plus, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que j’aurais pu écrire les scenarii tant je me sens proche de l’univers de ces dessins-animés. L’histoire rapportée par Jessie, poupée cow-girl adorée par une petite fille, tombée un jour derrière son lit et, en même temps dans l’oubli, m’a fait penser à nos deux filles, Céleste et Victoire. Céleste a eu une seule poupée qu’elle adorait et qui lui avait été offerte par ses grands-parents paternels la première fois qu’ils sont venus nous rendre visite dans le Loiret. Elle avait deux ans et sa poupée se nommait Léa. Léa et Céleste ont été inséparables pendant de longues années mais Céleste n’a jamais autant joué à la poupée que Victoire.
Victoire a eu plusieurs poupées toutes aimées avec passion mais, je pense pouvoir dire sans me tromper, que sa préférée était chocolat : un adorable poupon noir. Victoire s’est occupée de ses poupées avec un soin méticuleux allant jusqu’à leur donner à boire du vrai chocolat chaud que je retrouvais caillé au fond des biberons et leur faire avaler de la soupe. Elle les lavait, changeait, habillait, soignait, promenait et couchait comme s’il s’était agi de ses propres enfants. Je ne l’ai jamais entendue les gronder. Manifestement, ces bébés étaient toujours mignons et n’avaient pas de mal à trouver le sommeil. Victoire et Céleste me donnaient les vêtements de leurs poupées à laver. Je les repassais et les filles les rangeaient dans des valises. L’amour que Céleste et Victoire portaient à Léa et à Chocolat était si fort que je fus triste quand elles décidèrent de les donner. A force de voir des jouets, de les chercher, de les ranger, bref, d’en prendre soin, je m’y attache d’une manière irrationnelle.
En avril, cette année, dans le Queyras, Victoire nous a demandé pour ses dix ans un berceau. Je le lui ai offert dans une boutique où les jouets sont encore fabriqués à la main. Victoire était ravie. Le berceau a voyagé sur ses genoux pendant le long trajet du retour mais, installé au pied de son lit, elle ne s’en est plus souciée. Le temps des poupées était passé. Dans sa chambre, la décoration « zen » avec sculpture de Ganesh et jardin japonais l’emportent très nettement sur l’ancienne ambiance de nursery. Victoire m’a confié que les poupées, les vêtements et le berceau seraient pour ses filles quand elle serait une maman. Céleste collectionne désormais les vernis à ongles et les deux sœurs sont passées maîtres dans l’art de la manucure ! Moi qui ai dû posséder en tout et pour tout quatre vernis dans ma vie et réussis péniblement à en étaler sur mes ongles de pied en été, je suis la première à bénéficier de leur savoir-faire !
Trêve de vernis, le lien qui peut nous unir à certains de nos objets a été mis en lumière, en son temps, par Roland Barthes au travers de textes écrits entre 1954 et 1956 et rassemblés sous le titre de « mythologies ». Bien plus proche de nous, la maman d’une ancienne camarade de gymnastique de Céleste a consacré sa thèse de doctorat aux « objets d’affection : une ethnologie de l’intime ». Dans son ouvrage publié en 2010, Véronique Dassié, anthropologue, nous permet d’entrer avec elle dans l’univers intime des personnes ayant accepté de la recevoir et de répondre à ses questions. Au fil des pages, on découvre des intérieurs, des scènes de vie où certains objets jouent le premier rôle. On tourne les pages des albums photos. On ouvre les portes des placards. Le contenu des tiroirs se dévoile. Les objets racontent les personnes. Un véritable inventaire à la Prévert où les robes de mariée côtoient les boules en verre laissant tomber de la fausse neige sur des monuments connus et les boîtes à couture les animaux empaillés. L’atmosphère des puces de Saint Ouen flotte dans cet ouvrage à la fois passionnant et touchant.
Dans « M », le magazine vendu avec l’édition du Monde du week-end, j’ai lu avec beaucoup d’émotion l’article intitulé « la vie pour bagage ». La journaliste Maryline Baumard y décrit ce que les migrants emportent avec eux de ce pays qu’ils abandonnent sans savoir si, un jour, ils pourront y retourner. Les migrants d’aujourd’hui n’emportent presque rien. C’est toute une vie qui demeure au pays. Ils n’ont avec eux qu’un téléphone avec un GPS qui pourra les sauver si l’embarcation se renverse, quelques papiers emballés dans plusieurs épaisseurs de papier plastic pour résister aux intempéries. On est si loin de ces Anglais fortunés partis vivre dans les Colonies avec leur service de porcelaine de Limoges, leurs rosiers, leurs tenues de cricket et leurs coussins en chintz !
L’arrivée massive de réfugiés venus principalement de Syrie et empêchés désormais de passer aux frontières de l’Europe centrale et balkanique peut rappeler cette période encore si mal connue de l’exode français de mai et juin 1940. Après l’invasion par l’armée allemande de la Belgique, des Pays-Bas et de la majorité du territoire français, ce sont huit à neuf millions de réfugiés qui furent dénombrés en France, 10 000 personnes tuées par les bombes et les mitraillages des avions de la Luftwaffe et 90 000 enfants perdus que la Croix-Rouge internationale recensa. En quelques semaines, entre huit et dix millions de personnes s’enfuirent du Nord pour gagner le Sud de la France. Les images d’archives montrent des routes sur lesquelles avancent au coude à coude voitures, bientôt à l’arrêt faute de carburant, charrettes tirées par des chevaux, vélos et, surtout, des familles entières marchant avec leurs quelques affaires jetées à la va-vite dans une valise ou un baluchon.
Le temps du silence permet de mesurer la profondeur d’un traumatisme. L’exode a dû être pour ceux qui l’ont vécu un traumatisme extrêmement fort car rares sont ceux qui l’ayant traversé l’évoquaient. Dans les archives de la famille de mon mari, deux des trois sœurs de son père ont relaté, chacune à sa manière, ce temps de l’exode. La plus grande décrit ces vaches beuglant à la mort les pis dilatés par le lait qui n’était plus trait et la plus jeune, elle, parle de sa poupée qu’elle aimait tant et qu’on ne lui avait pas laissée le temps d’aller chercher. En écrivant cette chronique, je réalise que ma grand-mère maternelle qui habitait Paris ne m’a jamais parlé de l’exode. Elle était alors enceinte de cinq mois et son mari, capitaine, serait bientôt mis aux arrêts pour avoir refusé de rendre les armes après la capitulation.
A l’approche des fêtes de Noël, comme tous les ans, les enfants choisiront des jouets que nous irons apporter aux associations qui veillent à ce qu’il y ait un Noël pour tous les enfants. Les objets d’affection connaîtront alors une seconde vie. Sous notre toit, il n’y aura jamais de Michka, ce petit ours délaissé par l’enfant trop gâté auquel il avait été offert une nuit de Noël.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner