En chiffres rouges, trois heures et quelques minutes s’affichent sur le mur de la chambre. Le train du sommeil m’a transportée sans encombres pendant cinq heures et, maintenant, le voilà qui s’arrête au milieu de nulle part, ou alors, au milieu d’une de ces toiles si énigmatiques de Paul Delvaux peuplées de vieux scientifiques à binocles et barbes blanches et de femmes nues au corps d’albâtre errant tels des somnambules de pleine lune entre vestiges gréco-romains et gares désaffectées. Autour de moi, tous les passagers dorment d’un sommeil profond que, certainement, des rêves animent. Une petite main bouge, un dos tressaute, un pied dépasse d’une couette, des livres et des chaussons gisent sur le parquet. Le contrôleur m’invite à descendre. Je rassemble mes vêtements, glisse mes lunettes sur le bout de mon nez et mon portable dans la poche de mon pantalon. Je descends du train avec mes sabots suédois et mes cervicales en vrac. Derrière moi, la porte se referme et le train repart sans bruit dans une nuit noire que n’éclaire aucune lune.
Que vais-je faire ?
Je décide de rester sereine. Dans la cuisine, Fantôme vient à ma rencontre et je le caresse. Je mets de l’eau à bouillir et me prépare une infusion thym/menthe. Sur ce grand plateau, ouvert à tous les vents, je ne suis pas certaine qu’un autre train marque l’arrêt avant six heures. Je gagne mon bureau, mon Ar-Men, le lieu qui accueille mes insomnies et mes patients. Il fait bon. Parfois, le radiateur émet des petits bruits métalliques. Des piles de papiers sont en attente de tri. L’aspirateur est là. Il me tiendra compagnie. Tout à l’heure, les enfants ouvriront la première fenêtre de leur calendrier de l’Avent. Les filles voulaient trouver des sujets en chocolat derrière les cases et Louis souhaitait un calendrier Playmobil. Les calendriers des filles représentent, très grossièrement dessinés avec des couleurs fades, une « vraie » crèche avec ses sujets principaux : Marie, Joseph, l’âne, le bœuf et le petit Jésus, déjà né et couché sur un lit de paille. Louis qui a presque toujours refusé les séances d’éveil à la foi, ne souhaite pas, maintenant, rejoindre les enfants de son âge au catéchisme pour se préparer à la première communion, ouvrira ses fenêtres de l’Avent sur des dragons, des coffres remplis de pièces d’or, des Mongols aux regards menaçants et autres objets païens. Bien que son attitude m’attriste et que, parfois, je le lui dise, je ne passerai pas en force. La foi, cela ne s’invente pas. C’est un don que l’on reçoit, ressent au fond de soi et, qu’ensuite, on nourrit chacun à sa façon.
Dimanche, à la messe où je vais rarement mais à laquelle nous assistions avec les filles et ma filleule, une dame, qui prépare de grands adolescents et des adultes au baptême et à la communion, est venue au micro dire quelques mots sur le temps de l’Avent qui s’ouvrait ce jour-là. Elle a associé Avent à avenir et à aventure. Je devrais, alors, ouvrir ma première fenêtre du calendrier sur ce qui va advenir et que j’attends et que j’espère mais c’est le passé qui s’invite, les souvenirs de Paris que je revisite dans une grande promenade nocturne d’un arrondissement à un autre.
Au commencement, mes pas me mènent au sept de la rue Margueritte située au métro Courcelles, entre le parc Monceau et la place des Ternes. C’est là que notre mère a vécu jusqu’à son mariage en 1964. C’est dans l’église Saint François de Salles que nos grands-parents maternels et nos parents se sont mariés. J’ai vécu dans le même immeuble de l’âge de trois à cinq ans. C’est là que ma sœur a ancré les premiers mois de sa vie avant le départ pour la Martinique. C’est dans ce quartier que j’ai pris en horreur l’école car, en maternelle, après le déjeuner, on voulait de force me faire dormir alors que j’avais cessé de faire la sieste à l’âge de deux ans. C’est là que j’ai vécu mes seuls vrais grands Noëls en famille élargie. C’est là encore que j’ai perdu mes premières dents de lait et que notre père me rapportait, pendant les mois d’hiver, des marrons grillés tenus au chaud dans une large feuille de papier journal enroulée. J’attendais mon père comme on attend le Messie. Je l’attendais assise sur un coffre en bois dans l’entrée. La porte disparaissait derrière une tenture en velours bleu profond. Notre père achetait les marrons en revenant de son bureau à une dame qu’il a recherchée pour moi, pour nous, bien des années plus loin. De ces retrouvailles avec celle qu’il appelait « notre » marchande de marrons. Dans une lettre qu’il m’avait écrite en décembre 1980, il me racontait l’histoire touchante et nostalgique comme une photo de Robert Doisneau de la scène des retrouvailles avec cette dame qu’il appelait « notre » marchande dont il décrivait la gentillesse, les bouts des doigts crevassés par le froid, les mains noueuses et le col en fourrure du manteau tout élimé. Cette dame qui l’avait embrassé « comme du bon pain » au moment de lui dire au revoir et avait refusé qu’il lui achète les sachets de marrons grillés.
C’est au sept de la rue Margueritte que nous reviendrons toujours voir notre arrière grand-mère jusqu’à sa mort et notre grand-mère jusqu’à ce qu’elle déménage. De l’âge de dix-huit à vingt ans, je retrouverai ma chambre d’enfant, la chambre qui aura abrité ce cauchemar que je faisais toutes les nuits et que je savais m’attendre tapi dans un coin dès que je m’endormirai. Ce cauchemar a été si prégnant que longtemps sa seule évocation faisait monter en moi la peur et le mal-être. Dans ce cauchemar, je fixais un angle du plafond de ma chambre. Y apparaissait une belle baleine bleue qui rejetait de l’eau de mer. Bientôt la baleine avait disparu sans que je m’en rende compte mais le carré qui la contenait grandissait et m’écrasait. J’étais désormais absorbée par le carré et écrasée à l’intérieur au milieu d’une foule compacte constituée de gens si petits et nombreux qu’ils ressemblaient à des têtes d’épingle. On étouffait. C’était épouvantable. Je me réveillais en nage, tout à fait déboussolée, ne sachant plus où était la tête de mon lit, n’osant pas chercher le fil de la lampe de chevet à tâtons car, dans le cauchemar, les autres millions d’individus m’avaient désignée pour que ma tête soit cognée contre le mur de manière à ce que cela permette de faire un trou et de respirer.
Je quitte le dix-septième arrondissement. J’y reviendrai un peu plus tard. Après une étape à Antony où vit désormais ma grand-mère dans un lieu qu’elle a détesté dès le départ (il n’est pas facile de changer les repères d’une vie à l’âge de soixante-dix ans), je m’installe dans un studio rue Bréa, dans le sixième arrondissement, entre les métros Notre-Dame-des-Champs et Vavin. Je vais adorer cette rue haute en couleurs avec une vraie vie, une rue qui m’inspirera beaucoup d’histoires. Même si, bien sûr, avec le temps, les choses ont changé, je suis toujours heureuse de pousser la porte de la crêperie « le vieux journal » et d’entendre la petite cloche tintinnabuler. J’ai le cœur gros devant le restaurant de Gilles « les Montparnos » dont la décoration a été refaite dans un esprit très « Marie-Claire » après son départ de Paris. Ma sœur me succède au huit de la rue Bréa et je glisse un peu plus bas, rue d’Assas, dans un coin bien moins chaleureux. Dans la toute petite chambre que j’habite alors, étendue sur mon lit que recouvre un tissu bleu et vert figurant des paons acheté dans une boutique de la rue de Rennes, je rêve en regardant filer les nuages par la fenêtre mansardée. Je ne compose pas de vers. Je ne fume pas de haschisch. Je ne bois pas d’absinthe. Je ne suis pas un poète maudit. Je suis seulement une étudiante qui réfléchit à sa thèse, écrit des lettres immenses qui voyagent de l’autre côté de la Manche et demeurent toujours sans réponse.
A un dîner, je rencontre une amie d’enfance d’un de mes amis de faculté. Il s’appelle Horace. Elle s’appelle Alix. Elle a un tempérament de feu et des cheveux roux. Nous vivons un incroyable coup de foudre amical et nous renvoyons la balle pendant toute la soirée. Je range mes quelques affaires et je viens m’installer chez elle, dans le dix-septième, rue Claude Pouillet, une rue parallèle à la rue de Levis, un appartement peu lumineux, sans autre chauffage qu’une cheminée dans le salon. Les conditions de vie assez spartiates sont amplement compensées par tous ces moments de joie pure et ces soirées si gaies que nous partageons ensemble dans une ambiance à peu près aussi excentrique que celle des aventures de Priscilla, queen of the desert ! Les coups de foudre durent rarement plus de quelques mois et, Alix et moi mettons un terme à notre colocation. Je pars quelques semaines dans le douzième, métro Porte Dorée, près du parc de Vincennes où je vais pique-niquer souvent avec une amie allemande adepte du Dieu soleil. Du douzième, je remonte en direction du onzième et dépose mes petites affaires au 166 bis, rue de la Roquette, en face de l’ancienne prison des femmes, rasée et devenue un square. Je vis alors entre le Père Lachaise et le boulevard Voltaire. Je marche souvent jusqu’à Bastille, République ou les rues étroites du Marais. Le onzième est, alors, encore un vrai quartier populaire et non un repère de bobos branchés comme on en trouvera vite rue Oberkampf. Très jeune, j’ai eu horreur des lieux dits « à la mode », des endroits où il était de bon ton de s’afficher. Je n’ai fait une entorse que pour le « China Club » de la rue de Charenton, en face de l’école du barreau. Et encore, le China Club ne me semblait pas un temple dédié à la « branchitude ».
Une dernière fois, je changerai d’adresse sans savoir que ce sera mon dernier chez moi à Paris. Ce sera toujours le onzième mais au six de la rue Victor Gelez, au métro Ménilmontant. J’ai vraiment beaucoup aimé vivre dans cette partie de Paris et ce qui s’y est récemment passé m’a profondément choquée. La rue de la Roquette reste définitivement associée au souvenir d’une vieille dame dont je fus la voisine de palier. Elle se prénommait Marguerite mais se faisait appeler « Coco » comme son « piaf », un perroquet rapporté d’Afrique. La nouvelle qui suit parle d’elle et de ses bouts de vie qui nous constituent. Cette nouvelle est la première fenêtre du calendrier de l’Avent que j’offre à toutes celles et ceux qui aiment me lire.
La dixième heure d’un jour de décembre désormais blanc. Elle s’offre un pèlerinage dans Paris. Elle a froid. Ca se voit aux contours de ses lèvres qui bleuissent et à une sorte de tremblement, à peine perceptible, dans le haut de son corps. Les bouts de ses doigts sont bleus eux aussi mais personne ne peut les voir. Ils sont cachés sous d’épais gants de laine mérinos rapportés de Nouvelle-Zélande. Elle serait mieux dans une paire de bottes fourrées pour arpenter des kilomètres de macadam mais elle préfère voyager dans ses souvenirs, sur six centimètres de talons, heureusement stables. Elle est arrivée devant l’immeuble où elle a passé une toute petite année. A l’époque, elle rédigeait une thèse et enseignait à l’université. Aujourd’hui, elle a renoncé à sa thèse, n’enseigne plus et se sent un peu perdue. Ses yeux se tournent vers deux fenêtres du premier étage. Les volets sont fermés, sans doute depuis longtemps. A cette heure, le code ne marche pas. Elle pousse la lourde porte et entre dans le hall. Elle ne voit pas de lumière briller derrière les voilages de la porte vitrée de la loge de la gardienne. Elle emprunte l’étroit escalier qui conduit à son ancien appartement. Le vilain lino jaune, délavé à coups de serpillière trempée dans un bain d’eau de javel, n’a pas changé. Comme par le passé, les locataires y ont consciencieusement écrasé leurs cigarettes. Comme toujours, elle doit résister à l’envie, pourtant forte, de repousser les mégots du bout du pied. Arrivée au premier, elle s’assied sur une marche de l’escalier. Les ronflements de l’aspirateur lui parviennent. Dans les étages supérieurs, la gardienne traque saletés et poussière. Elle est fatiguée. Elle marche depuis six heures du matin. Elle a déjà plusieurs stations de son chemin de souvenirs parisiens derrière elle. Son premier café est loin, ses longues tartines beurrées aussi. Elle fait glisser la grande écharpe qui entourait son cou. A la naissance des cheveux, sa nuque est humide. Elle retire ses gants et les glisse dans la poche droite de son manteau.
Maintenant qu’elle est assise, son corps se détend, son esprit s’apaise. Elle peut descendre dans ses souvenirs. Elle se rappelle Coco, sa voisine de pallier, appartement n°21. En prenant possession des lieux, elle avait su amadouer cette octogénaire souvent mal lunée, apostrophant sans ménagement son vieil ami de l’appartement n°19, déversant ses colères froides sur la gardienne et invectivant les locataires de l’immeuble, une bande de voyous mal élevés, grossiers et sans respect. Coco était un surnom et le nom de son piaf, un perroquet à l’œil fixe et froid rapporté d’Afrique. Son vrai prénom était Gabrielle. Elle précisait toujours, « Gabrielle comme l’archange » avant d’ajouter, « vous savez, je ne crois pas en Dieu. Si il existait, ça se saurait ! ». Et pourtant, elle était la première à invoquer saint Antoine de Padoue quand elle ne retrouvait plus ses clefs. Par ailleurs, elle n’aurait loupé, pour rien au monde, la retransmission d’une messe de Minuit. Elle aimait les chants de Noël sublimés par les voix des chœurs de Notre Dame. « Les anges dans nos campagnes » la mettaient en joie.
Elle était née, dans une ferme, en Alsace. Sa mère était morte en lui donnant la vie. C’était la fin de l’été, le début des vendanges. Elle vouait à ses grands-parents maternels qui l’avaient élevée et plus particulièrement à son grand-père, un amour inconditionnel. Elle crachait sans vergogne sur la tombe de son père qui avait oublié que l’inceste est le tabou universel. Elle disait que si Dieu existait, il ne pourrait pas laisser les pères se transformer en ogres dévoreurs de la chair tendre de leurs propres enfants. Elle avait fini par fuir l’Alsace au bras d’un beau sous-officier. Quand elle parlait de lui, elle ne pouvait pas s’empêcher de sortir, de son portefeuille en peau de crocodile toute craquelée, une petite photo en noire et blanc. C’était toujours la même photo, aux bords dentelés et, désormais, légèrement bombée. Elle était rangée entre sa carte vitale et sa carte améthyste. Sur le cliché, ils étaient figés, dans leur jeunesse éternelle, sur la terrasse de leur maison africaine. Ils étaient habillés en blanc. Il enserrait sa taille. Elle tenait sa main. La végétation tropicale qui entourait la maison avait quelque chose d’oppressant. On la sentait prête à se jeter sur elle pour la faire disparaître et reprendre ses droits. Coco et son mari n’avaient pas pu fonder une famille alors ils avaient sillonné l’Afrique. Elle évoquait le continent noir avec une nostalgie qui n’exhalait aucun parfum colonialiste. Sa nostalgie était commune à ceux qui ont connu le paradis terrestre et l’ont malheureusement perdu. Elle avait été veuve à quarante ans. Sa pension ne lui permettant pas de survivre, elle avait exercé le métier de modiste et de retoucheuse. Après la guerre, elle avait acheté un studio rue de la Roquette et n’en avait plus bougé. Pendant de nombreuses années, ses fenêtres avaient donné sur la prison de femmes située de l’autre côté de la rue. Elle disait que c’était un édifice absolument sinistre et que les nuits chaudes d’été, elle entendait les gémissements douloureux et les plaintes étouffées des prisonnières. Dans les années soixante-dix, la prison avait été désaffectée avant d’être entièrement rasée. La mairie avait essayé de faire oublier la petite Roquette, sous des pelouses, des aires de jeux, des serpentins de buis et des parterres de fleurs saisonnières. Pour Coco, les boules de chrysanthèmes automnaux et les pensées hivernales, les tulipes printanières et les géraniums estivaux fleurissaient les tombes imaginaires des prisonnières qui s’étaient donné la mort dans leur cellule parce qu’elles n’arrivaient plus à vivre sans leurs enfants.
Coco faisait partie du club, très fermé, des « Anciens » propriétaires de la maison. Ce statut particulier lui conférait une sorte d’autorité toute militaire sur les autres résidents auxquels elle faisait peur. Elle était de ces femmes qui, dans un bras de fer psychologique, ne baissent jamais les yeux mais vous font baisser les vôtres. Coco était belle avec ses yeux pervenche pleins de malice, ses cheveux argentés ramassés en un chignon bas désordonné et une ravissante peau que les épreuves avaient seulement caressée. C’était une peau qu’on devinait lavée au savon à l’huile d’olive ou à l’amande douce et nourrie à la crème Nivéa. Elle portait, invariablement, un pantalon bleu marine ou une sorte de fuseau gris souris. Elle se chaussait en Méphisto au cuir souple ou avec des bottines fourrées en peau de lapin. Comme les vieilles anglaises, elle affectionnait les tons pastel et sentait bon l’eau de Cologne. Hormis sa fine alliance et des perles de culture lovées au creux de ses oreilles percées, on ne lui avait jamais vu le moindre bijou.
La jeune femme est toujours assise sur une marche. C’est une heure creuse. L’escalier n’a pas été emprunté et l’ascenseur n’a pas bougé du rez de chaussée depuis qu’elle est arrivée. Au-dessus de sa tête, elle n’entend plus les ronflements de l’aspirateur. Ils ont été remplacés par une sorte de frottement sur le lino délavé, entrecoupé de bruits liquides. Elle est sûre que la gardienne passe la serpillière. Elle imagine, dans le sceau qu’elle tire derrière elle au gré de son avancée dans les couloirs, une eau tiède, grise et nourrie par les saletés que le vieil aspirateur n’a plus la force d’inspirer dans un sac rempli jusqu’à la gueule.
Une porte s’ouvre. Elle reconnaît le vieil ami de Coco, l’occupant de l’appartement n°19. Il n’a pas tellement changé. Il traîne toujours une fragile carcasse si longue que dérouler complètement sa colonne vertébrale lui demanderait trop d’effort. Alors, il se tient les épaules largement voûtées. Sa tête bascule vers l’avant comme si elle était trop lourde. Elle lui dit bonjour. Il la salue sans chercher à établir un contact avec les yeux ou le sourire. Il ne l’a pas reconnue. Elle ne fait rien pour lui rafraîchir la mémoire. Il ne lui demande pas ce qu’elle fait là, toute seule, assise sur une marche de l’escalier. Ce n’est pas le genre à poser des questions. Elle, oui. C’est pourquoi elle hésite à lui demander des nouvelles de Coco avant de renoncer. Il aurait fallu qu’il y ait eu entre eux assez d’intimité pour qu’elle s’autorise une question aussi directe et personnelle. A pas comptés, il disparaît dans l’escalier, avec, dans chaque main, un sac de grande surface reconverti en sac poubelle. L’un des sacs est troué. Des gouttes brunes tombent sur le vieux lino délavé. On dirait du café ou, peut-être, le jus d’un reste de saucisses aux lentilles.
Même si, naïvement, en frappant à la porte de Coco, elle s’attendait à ce que la vieille dame lui ouvre après avoir émis plusieurs « voilà, voilà, j’arrive », regardé dans son œilleton pour savoir qui se tenait sur le pallier, exhorté son perroquet à cesser ses craillements, retiré la chaîne de sûreté, qu’elles tombent dans les bras l’une de l’autre, que Coco la prenne par la main, l’entraîne dans la cuisine, la fasse asseoir sur une chaise, mette de l’eau à chauffer dans la bouilloire, commence à découper de belles tranches de kouglof et que le perroquet manifeste sa jalousie en essayant de la becquer au travers des barreaux de sa cage, elle doit se rendre à l’évidence. Coco est morte. La porte restera close. La bouilloire ne sifflera pas. Le perroquet ne sera pas jaloux. Il n’y aura ni retrouvailles ni pâtisseries alsaciennes.
Au début de leur cohabitation, la jeune femme avait offert à Coco de lui faire ses courses mais la dame avait refusé catégoriquement. Elle aimait trop, deux à trois fois par semaine, mettre un peu de rouge sur ses lèvres, sortir son cabas aux flancs déformés, pousser la lourde porte d’entrée, faire cinquante mètres jusqu’à l’arrêt d’autobus et attendre le 61. Elle y montait pour en descendre une station plus loin, place Voltaire. Là, elle rendait visite à ses fidèles commerçants. Avec le temps, ils avaient su discerner le grand cœur que cachaient ses accès de mauvaise humeur. Ils lui réservaient les meilleurs morceaux. Elle ne comptait pas. Chez le boucher, elle glissait toujours une pièce dans la tirelire petit cochon. Chez le fromager, elle ne résistait jamais au munster et au mont d’or. Coco invitait sa petite voisine à partager ses repas. Elle était persuadée qu’elle ne se nourrissait pas assez. Elle lui trouvait souvent les traits tirés et le teint pâle. Elle était heureuse, aussi, d’avoir une personne avec laquelle échanger. Ca la distrayait de tous ces repas pris avec les journalistes des chaînes de radio pour seule compagnie.
En pénétrant chez elle, la première fois, la jeune femme avait été émue que toute la vie de Coco tienne dans un si petit espace. Son lit mangeait déjà la moitié de l’unique pièce. Un énorme poste de télévision trônait sur une lourde commode de style alsacien. Un grand aquarium était installé sur le mur droit de sa chambre. Il diffusait une lumière bleutée très apaisante et abritait une grande famille de poissons exotiques. Coco lui disait, qu’avec l’aquarium, elle pouvait se rappeler ses plongées dans les eaux claires de Mayotte et de l’archipel des Comores. Quand son pauvre cœur fatigué battait trop vite ou trop lentement, elle se concentrait sur les ballets des poissons et la crise passait. Sur le balcon de la fenêtre de sa chambre, elle avait amoncelé assez de fausses fleurs et d’horribles plantes vertes en plastique pour redonner un peu de vie à des dizaines de tombes laissées à l’abandon, dans les allées du Père-Lachaise. Le dessus des étagères accueillait des kilos de coquillages, des cartons débordant de boutons, rubans, épingles et fils de toutes les couleurs. La cuisine était, elle aussi, si encombrée, qu’à deux, les déplacements devenaient délicats. Elle prenait ses repas sur une table étroite en formica jaune citron.
Assise dans l’escalier, la jeune femme commence à avoir froid. Elle enroule, à nouveau, sa longue écharpe, autour de son cou et plaque les deux pans de laine noire entre son pull et son manteau.
La relation que Coco et elle avaient tissée, l’espace d’une courte année, était belle mais inégale. Coco marchait, avec une angoisse sourde qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, vers sa mort et sa petite voisine, elle, avançait, avec optimisme, vers son avenir. Quand elle avait déménagé, à quelques battements d’aile, dans un studio plus spacieux, toutes les deux avaient été tristes. Pendant quelques temps encore, Coco et la jeune femme s’étaient appelé et écrit. Puis, la petite voisine avait quitté Paris. Elle n’avait pas oublié sa vieille amie. Elle pensait souvent à elle. Elle regardait la photo que Coco lui avait donnée. Sur cette photo, elle avait exactement son âge quand elles s’étaient connues. Elle ne l’oubliait pas mais elle ne se manifestait plus. Des dizaines de fois, elle avait songé à composer son numéro de téléphone dont la sonnerie ne retentissait presque jamais entre les murs de son studio mais ne l’avait pas fait. Mois après mois, la démarche lui semblait de plus en plus difficile. Et puis, elle s’en voulait de ne pas avoir été plus présente. Le jour où, enfin, elle s’était décidée à composer le numéro de Gabrielle, une voix métallique, enregistrée sur un disque, lui avait froidement annoncé que le numéro n’était plus attribué. Elle avait recommencé encore deux fois et, toujours, le même disque, la même affreuse voix. Alors, elle avait ouvert un tiroir de son bureau et en avait sorti une petite boite en carton de couleur parme, ayant autrefois contenu des cartes de vœux. Elle y avait rangé tous les petits mots que Margueritte lui avaient écrits. Ces petits mots qui commençaient par « la jolie », « la belle », « ma petite Marie », elle les trouvait glissés sous la porte. Souvent, ils étaient accompagnés de fiches de recettes de cuisine qu’elle avait aussi conservées. La plupart du temps, ils étaient rédigés au recto et au verso des cartons rose pâle tenant entre elles les feuilles de papier toilette. Comme sa propre grand-mère et tant d’autres personnes de cette génération marquées de façon indélébile par les privations des années de guerre, elle recyclait tout ce qui pouvait l’être et écrivait dans les marges des feuilles. Il ne restait plus un espace libre, un îlot de vide. Tout était saturé en encre noir ou bleue.
La jeune femme se décide à grimper dans les étages pour aller voir la gardienne qui la reconnaît tout de suite. Elle plonge sa serpillière dans l’eau trouble de son seau rouge et pose son balai brosse contre le mur. Elle semble contente de s’offrir une pause. Elle lui raconte que Coco s’est éteinte voici quelques mois, à l’âge de quatre vingt dix ans. Elle est morte dans son sommeil. Elle vivait, depuis trois ans, dans une maison de retraite. Son voisin de pallier allait lui rendre visite toutes les semaines. Ils avaient été amants avant de devenir amis. Elle lui a légué tout ce qu’elle possédait. Il n’a rien souhaité conserver hormis l’aquarium et le perroquet. Après avoir marqué une minute de silence, la gardienne se penche au-dessus du seau, en extirpe la serpillière, l’essore et la replace sur la brosse du balai. La pause est finie. Les souvenirs s’éloignent. Le présent reprend ses droits. Les deux femmes se disent adieu. La petite voisine redescend l’escalier. Au premier étage, elle croit entendre le vieil ami de Coco parler au perroquet. Elle sait qu’elle ne reviendra plus dans cet immeuble. En retrouvant l’air frais du dehors, elle lève une dernière fois les yeux en direction du balcon du studio de Coco. Les fleurs et les plantes vertes artificielles qui l’encombraient ont disparu. En s’éloignant, dans la direction du cimetière du Père-Lachaise, elle songe, tristement, à toutes les tombes tombées en déshérence, se demande où Gabrielle a été enterrée et quelle est l’espérance de vie des perroquets.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner