Chronique d’une semaine en célibataire

Dimanche dernier, un peu avant 9h00, le Volvo s’élance sur la petite route de campagne. A l’arrière, deux vélos sont accrochés au porte-bagage: un pour Louis et un autre pour son ami, Mala, que Stéphane et le trio vont aller chercher. Stéphane conduit les enfants dans l’Ain, au pays des étangs et des grenouilles, du poulet à la crème et des toits aux tuiles vernissées. La maison de la mamie des enfants, située dans un village, à une vingtaine de kilomètres entre Bourg-en-Besse et Maçon, est un véritable paradis. Pas de chance, l’été s’amuse à se faire automne. La pluie va laver le ciel toute la semaine. La moisson est arrêtée. Dans les champs, les épis de blé noircissent. Impossible de profiter de la piscine et du jardin. Chez leur mamie, les enfants retrouvent Louise, leur unique cousine germaine côté paternel et Zoé, une cousine à la mode de Bretagne. Louise vit à Cluj, en Roumanie mais elle est née dans l’Ain, quelques jours avant Noël. Zoé vit à Lyon mais ses grands-parents maternels habitent une maison en face de celle de ma belle-mère. Il n’y a que la route à traverser.

C’est après avoir pris sa retraite de directeur d’entreprise que ma belle-mère a vraiment pris le temps d’avoir ses quatre petits-enfants pendant les grandes vacances dans l’Ain ou en Corse. Les enfants étaient, sauf Louis, entrés dans l’adolescence. S’il est beaucoup moins chronophage d’accueillir des petits-enfants déjà parfaitement autonomes, la cohabitation s’avère difficile car on vit vite sur des fuseaux horaires très différents. Ils voudraient vivre la nuit et dormir le jour. Ils ont toutes les peines du monde à respecter le sommeil de ceux qui, eux, se lèvent tôt. A la fin du printemps, la mamie des enfants a contracté le coronavirus. Elle n’avait pas pu être vaccinée. Si elle a particulièrement bien traversé la maladie, elle est encore fatiguée. Les enfants ne resteront pas plus d’une semaine et elle saura compter sur la présence de son fils pour l’épauler et rétablir l’ordre en cas de besoin. Cet été, pas de break en duo pour Stéphane et moi. On se rattrapera!

A défaut de profiter de la piscine ou de l’étang et de faire des sorties en vélo, le groupe redécouvre le plaisir oublié de la lecture, dessine, peint, dispute des parties de cartes ou joue à des jeux de société. Toute la bande peut fêter l’anniversaire de Zoé qui entrera au lycée à la rentrée. Zoé est la première à partir. Avec ses parents et ses deux soeurs, elle s’envole pour le Mexique. Louise suit. Elle est pressée de retrouver son amoureux roumain. L’amoureux l’emporte sur les cousins.

Dimanche dernier, après avoir raccompagné chez elle Léonie qui a dormi à la maison, je me réjouis en songeant à cette semaine que je vais vivre presque seule puisque Fantôme et Cookie vont me tenir compagnie. Il ne m’est plus arrivé d’être seule depuis les mois qui ont suivi notre tour du monde, où nous vivions dans la bonne et vieille maison de Pont et que Stéphane partait remplir des missions dans la salaison familiale située dans la Loire. Pendant une semaine, j’ouvre la porte des chambres des enfants sur des univers ordonnés et non sur des champs de bataille. Le soir, quand je vais me laver les dents, je ne trouve pas le tapis de la salle de bains détrempé et les serviettes humides en boule. Par ailleurs, personne n’a eu l’idée d’essuyer avec ses doigts la buée qui s’était formée sur la glace. Je ne fais presque pas de courses, me nourris essentiellement d’oeufs durs, de tomates ananas et de taboulé. J’en oublie d’aller à la boulangerie. Je ne fais tourner la machine à laver le linge et la machine à laver la vaisselle qu’une fois. C’est à peine si je remplis le contenu d’un sac poubelle.

Comme je n’ai presque pas de patient, je commence le roman que j’écris dans ma tête depuis plusieurs semaines et auquel je ne m’attèle pas faute de temps. J’écris 25 pages que j’envoie au fur et à mesure à Stéphane comme un roman feuilleton. Il fait froid. Il pleut. Je suis souvent obligée d’allumer la lampe sur mon bureau mais je suis bien. Ce temps m’apaise et m’aide à plonger en moi pour y trouver de quoi nourrir mes personnages. Elles sont six femmes. Les hommes existent mais ils sont assez périphériques. Je l’ai suffisamment écrit dans mes chroniques: je suis pour la paix entre les sexes, pour que les femmes et les hommes mènent des vies épanouissantes dans un respect réciproque mais, et je le constate tous les jours, peu de choses semblent faciles pour les femmes sommées de faire le grand écart entre leur rôle de mère, d’intendante en chef de la maisonnée et leur métier. Les femmes ont payé un lourd tribut aux mois confinés. Dans ma patientèle, j’ai une majorité écrasante de patientes et ce qu’elles me confient de leur vie est souvent lourd.

C’est amusant comme on se transforme avec l’âge. Quand j’étais enfant et adolescente, je portais sur les femmes en général un regard sévère. Je les trouvais souvent mesquines, futiles, artificieuses. L’anorexie m’avait permis de retrouver un corps juvénile, d’une certaine manière non sexué. Il y avait une femme que je plaçais au-dessus de toutes les autres et à laquelle je vouais en dépit de son caractère objectivement difficile une admiration très forte: notre grand-mère. Une femme farouchement indépendante, passionnée, artiste, sportive, intrépide, courageuse, belle, féminine sans ostentation et drôle. Je m’entendais très bien avec les garçons sans être pour autant un garçon manqué. En grandissant, en devenant une femme et une mère, mon regard sur mes contemporaines a évolué et la manière dont j’ai vu tant d’hommes vivre et aimer les femmes m’a beaucoup déçue. Il m’est apparu qu’il y avait chez la plupart des femmes une force pré-existant à leur naissance que je ne ressentais pas chez la plupart des hommes. Je le redis car je ne voudrais pas qu’on se méprenne: je ne suis pas en guerre contre les hommes, pas du tout! Je suis heureuse d’avoir mis au monde un fils après avoir eu deux filles. Je voudrais qu’il y est plus d’hommes qui soient capables de petites attentions au quotidien, qui sachent plus facilement décrocher de leur métier et s’investir plus spontanément dans la vie au quotidien d’une maison.

A ma génération, les femmes se mettent encore beaucoup de barrières seules ou alors se culpabilisent très vite de faire des choses pour elle. Quand nous voyagions dans la longue durée, nous avions rencontré sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande un groupe de cinq amies. Elles avaient laissé les compagnons et les enfants à la maison et étaient parties marcher. Elles le faisaient régulièrement. L’une d’entre elles m’avait dit que nous, les Européennes, nous avions du mal à nous arracher à notre quotidien de femme et de mère notamment parce que nous nous pensions indispensables ou que nous nous sentions coupables de penser à nous. Elle avait ajouté que lorsqu’elle partait avec ses amies, elle ne laissait aucune consigne à son mari, ne se sentait pas obligée de remplir le réfrigérateur, voire de préparer des repas d’avance et que lorsqu’elle rentrait elle prenait la maison comme elle était et non pas comme elle aurait voulu idéalement qu’elle soit…A l’époque, Stéphane et moi n’avions vécu qu’une année ensemble et n’avions pas encore fondé de famille. Je n’ai jamais oublié ce que cette femme néo-zélandaise m’avait dit et n’ai pas su ou pu mettre en pratique ses conseils.

Pendant une semaine, j’ai écrit, marché avec Fantôme ou vu des amies qui vivent seules sans compagnon. L’une en souffre car elle est au nombre de ces femmes qui ont besoin d’un homme dans leur vie quand l’autre est parfaitement épanouie avec ses trois enfants et son métier. Pas de place pour un homme à demeure dans son quotidien, un homme qui pourrait menacer sans le vouloir l’équilibre qu’elle a réussi à trouver.

Samedi dernier, Muguette m’avait fait interdiction de venir avec Fantôme pendant une semaine car elle avait accepté de s’occuper du chien de l’un de ses deux fils. Elle ne voulait pas que les deux mâles se battent. Quand je lui avais dit que je pourrais venir seule, elle m’avait répondu que ce ne serait pas sympa pour Fantôme car il le saurait et en serait triste. Tous les matins, Fantôme ne veut rien faire d’autre que marcher jusqu’à la maison de Muguette. J’essaie de poursuivre la promenade mais il se couche par terre si bien que nous rebroussons chemin. Même si Fantôme avance en âge, il a besoin de faire une vraie marche si bien que nous y retournons l’après-midi. Depuis que je suis seule avec Fantôme et Cookie, ce dernier n’a jamais été aussi câlin. Il s’allonge sur mon bureau, se couche sur mon ordinateur et ronronne. Mon bureau est couvert de poils.

Cette semaine, j’ai souvent pensé à Virginia Woolf qui estimait que l’écriture pour une femme et le poids de la vie domestique n’étaient pas compatibles. Sans les enfants à la maison et sans patient pendant un mois, j’aurais pu finir mon roman. Cette semaine, j’ai voulu me faire une brioche, des scones et cuire des pommes de terre à l’eau. J’étais si concentrée dans ce que j’écrivais que brioche et scones étaient plus que cuits et que lorsque j’ai éteint sous les pommes de terre l’eau, dans la casserole, s’était presque complètement évaporée.

Ce matin, en revenant d’une très courte sortie avec Fantôme qui s’obstine à vouloir rendre visite à Muguette, je croise Aline sur son vélo électrique. Elle va donner son sang comme tous les deux mois et, ensuite, elle ira au marché. Je lui propose que nous nous y retrouvions. Elle laisse son vélo chez son ami Loulou, agriculteur en bio qui vend du pain et des gâteaux. 16° et un ciel gris en limite de pluie. Au marché, deux sujets de conversation: l’anticyclone et les inondations dans l’Ouest de l’Europe qui réveillent chez les habitants la crue centennale de 2016. Des carpes nageaient dans les rues de Montargis. On raconte que les villes du Loiret ont été sacrifiées pour sauver Paris. Aline me rejoint à la terrasse d’un établissement où Cocteau, très amoureux de Jean Marais, a rédigé l’une des ses pièces de théâtre en 6 jours et 6 nuits. Le long du canal, Aline a aidé un coureur qui y était tombé en cherchant à ramasser une bombe de peinture. De mon sac montent les effluves fortes des pélardons. La médiathèque est fermée. La salle des fêtes accueille un salon bien-être et voyance.

Tout à l’heure, la voiture de Stéphane viendra se garer devant la maison. Fantôme sera en transe. Les enfants se précipiteront en criant. Stéphane sera heureux de rentrer chez lui. La vie de famille reprendra son cours normal. Mon roman ne pourra plus avancer comme je le souhaiterais.

Une très belle semaine à vous toutes et tous,

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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