A la dix-neuvième fenêtre du calendrier de l’Avent, le jour est bleu. Les enfants sommeillent encore. Hier, après être rentrés tout excités du collège et de l’école avec, sur le dos, des sacs et des cartables volumineux comme des bosses de dromadaires avant la traversée du désert, nous les avons emmenés écouter un groupe d’hommes revisitant les standards de Ray Charles avec lesquels ils ont eu tout le temps de se familiariser lors de longs trajets en voiture. Les deux trompettistes, le pianiste, le contrebassiste et le batteur étaient excellents mais l’acoustique était mauvaise et le chanteur, américain, était si cabotin que cela en devenait ridicule. Cela ne nous a pas empêchés de passer un bon moment et de danser. Tout à l’heure, nous ferons l’ouverture de la patinoire. Louis voudra enfiler sa combinaison de ski malgré une température exceptionnellement douce. Une de mes filleules, Pauline, aura la gentillesse de lui donner la main pour l’aider à retrouver ses marques sur la glace. Avec ce ciel limpide et ce beau soleil, on se croira à la montagne.
A la vingtième fenêtre du calendrier de l’Avent, le jour s’éclaire à peine. Le ciel offre la vision d’un mille-feuille de bandes grises, argentées et roses. Toute la maisonnée dort, sauf Fantôme, notre bel Australien auquel j’ai donné à manger et qui, maintenant, va m’attendre au pied de l’escalier pour aller courir. Mais, je surfe sur ce calme seulement troublé par le ronronnement discret de la pomme pour écrire. Hier soir, les filles et leur papa ont suivi la retransmission, à la télévision, de l’élection de Miss France. Les filles prenaient des notes sur les différentes jeunes filles venues défendre les couleurs de leur belle région. L’œil de Jean-Pierre Foucault était plein de malice. Je me demandais si, en son for intérieur, il ne s’amusait pas à s’imaginer au concours de la plus belle génisse au salon de l’agriculture ! Jean-Paul Gaultier, qui a cette merveilleuse intelligence de ne jamais se prendre au sérieux dans un milieu globalement étriqué et prétentieux, arborait une superbe couronne argentée, comme celle que porte le roi grenouille dans un conte pour enfant. De notre côté, Louis et moi, emmaillotés dans la couette du lit de la chambre d’amis, regardions le film « Chocolat ». Je l’avais vu dans une ancienne vie, alors que nous habitions dans le Gard au retour de notre tour du monde et n’avions pas encore d’enfant. J’avais adoré l’histoire de cette femme arrivant, avec sa fille, en 1959, dans un petit village escarpé des alentours de Toulouse administré de main de fer par un comte abandonné par sa femme et ouvrant, en plein Carême, une chocolaterie. Cette femme que le vent du Nord pousse, à chaque fois, à reprendre la route car sa mère, une Indienne d’Amérique Centrale, appartenait à une tribu nomade se déplaçant au gré des caprices du vent, a un don, celui de deviner le chocolat préféré des gens après leur avoir demandé de dire ce qu’il voit dans un plat maya qu’elle fait tourner.
Louis avait déjà partiellement vu le film avec sa mamie quand elle était venue séjourner quelques jours avec nous. Cette fois, il le regarde jusqu’au bout. Je sais, d’avance, que Louis aimera « les épices de la passion », « le festin de Babette », « les saveurs du palais » ou encore « les recettes du bonheur ». Comme moi, il est gourmand et il aime cuisiner et pétrir la pâte. Quand nous habitions dans le Gard, le samedi matin, au retour du marché, je m’enfermais dans la cuisine et m’amusais à essayer toutes sortes de recettes. Je me rappelle notamment des filets de sardines fraîches mises à mariner avec des courgettes en tagliatelle et des pignons ou encore des rognons de veau pannés dans une chapelure faite avec de la poudre de noisette. Nos amis aimaient bien s’inviter chez nous pour de grands week-ends. La table n’était pas trop mauvaise. En Provence, les étals des marchés sont si beaux, les produits si appétissants, que tout le monde devrait avoir envie de rendre hommage à la générosité de la nature !
A la dix-huitième fenêtre du calendrier de l’Avent, une patiente dont le dévouement auprès de ses deux enfants et de ses trois petits-enfants me rappelle celui de ma tante et marraine est arrivée avec un cadeau pour toute la famille. Je l’ai déposé sous les branches basses du sapin, un épicéa, qui nous offre à lui seul toutes les odeurs de la forêt vosgienne, et j’ai dit à ma patiente que les enfants seraient heureux de le découvrir ce soir. En rentrant, ils l’ont tout de suite vu et se sont presque battus pour l’ouvrir. L’an passé, à la même époque, une autre patiente m’avait apporté un délicieux pain d’épices « fait maison » dont elle m’avait plus tard adressé la recette par mail.
A la seizième fenêtre du calendrier de l’Avent, mon portable, ma vieille pomme, a rendu l’âme. J’étais en séance. J’ai entendu son dernier soupir. Sans lui, sans elle, je me sens orpheline, perdue devant l’espace de mon bureau qu’il n’occupe plus. Il a emporté avec lui mes histoires et mes insomnies. Alors, j’écris ma chronique sur un cahier blanc à points noirs que j’ai acheté après les attentats du 13 novembre pour y consigner mes émotions. Ensuite, il faudra que je retranscrive mon travail sur un énorme ordinateur, celui que les filles utilisent et qui leur permet de regarder des vidéos quand elles sont dans leur bain, des vidéos de youtubeuses assez spirituelles expliquant comment peindre le drapeau des Etats-Unis sur ses ongles (cela doit être de la haute voltige sur l’auriculaire !), réaliser une crème de jour à base de talc et d’huile d’olive ou encore un gommage pour le corps dont les composantes naturelles désespèrent la mère qui essaie de nettoyer les parois glissantes de la baignoire ! Depuis ce clavier dont les touches résistent quand on les enfonce, face à cet écran géant, avec mes nouvelles lunettes qui grossissent tout, je me sentirai gauche et mes doigts et mon cerveau ne me sembleront plus reliés l’un à l’autre de manière aussi fusionnelle.
A Paris, le week-end dernier, le lion de Belfort avait l’air d’un fantôme. Sa tête bronze était dissimulée sous un linceul flottant au vent. Magritte avait dû repasser de l’autre côté du miroir pour jouer un tour aux Parisiens. L’exposition « beauté Congo » à la fondation Cartier remportait un vif succès auprès des petits et des grands. Louis, huit ans, qui nous redit souvent combien il a adoré le travail de Niki de Saint Phalle se passionnait pour les maquettes hautes en couleurs de Bodys Isek Kingelez représentant une kinshasa idéale, une cité sans policier ni militaire. Les filles, elles, aimaient les grandes toiles de Pierre Bodo et de JP Mika lequel rend hommage à la SAPEC, la société des ambianceurs et des personnes élégantes.
Nous, les grands, découvrions, émerveillés, presque cent ans de création congolaise et apprenions l’existence de l’école d’Elisabethville imaginée par un officier de la Marine française, Pierre-Romain Desfossés, envoyé au Congo pour y protéger l’art indigène. Il y avait fait la connaissance de Bela qui peignait directement avec ses doigts un monde où les hommes et les animaux vivaient en paix. Il avait ouvert l’atelier du Hangar en 1946 à Elisabethville. Il ne s’agissait pas d’une école où régnait l’académisme mais d’un lieu de liberté créatrice, un laboratoire d’expérimentation. Les artistes étaient invités à puiser dans leurs racines africaines, leur culture, la nature qui les environne pour en faire surgir leur propre style. En remontant le fil du temps, l’exposition permet d’arriver aux origines de l’art moderne congolais : les fresques que des hommes et des femmes peignaient sur les murs de leurs cases. C’est Georges Théry, passionné d’art moderne, qui découvre ce travail unique et offre à ces précurseurs des feuilles, de l’encre et de l’aquarelle pour qu’on en conserve l’existence.
La veille, le samedi, au muséum d’histoire naturelle, nous allions du monde des grands singes aux photos de Robert Doisneau en passant par la grande galerie de l’évolution et, plus loin, le département de paléontologie qui avait tant plu à notre fils lors d’une sortie scolaire. Je restais un long moment à observer les squelettes d’embryons et de fœtus humain et me rappelais le développement de nos trois enfants dans mon utérus. A l’approche de Noël, Paris me semblait triste. Cela n’empêchait pas la grande roue de réfléchir ses lumières tricolores à la surface de l’eau calme des bassins des Tuileries. Dans l’église de la Madeleine où, en quatorze années à Paris, je n’étais jamais entrée, on était censés pouvoir admirer une splendide crèche mais cette dernière tenait en quelques rares éléments fabriqués dans une sorte de grillage en aluminium. Nous arrivions en pleine homélie. Les fidèles, peu nombreux à la veille de ce troisième dimanche de l’Avent, semblaient perdus dans l’immense nef. Quelques malheureux sans abris prostrés sur les bas-côtés avec leurs maigres affaires entassés dans des sacs en plastique. Quand l’organiste s’est mis à jouer une musique tout droit sorti d’un vieux film d’épouvante, tout est devenu surréaliste et je m’attendais à voir surgir « la chose », la main de « la famille Adams » sur l’autel entre le ciboire et le calice ! Nous avons réussi à quitter l’assemblée et son organiste psychotique sans éclater de rire !
Au soir de la vingtième fenêtre de l’Avent, tout le monde est au lit et je n’ai pas encore réussi à terminer mon texte. Sans ma vieille pomme, installée dans un univers qui n’est pas le mien, éloignée des objets, odeurs, livres, photos qui sont autant de grigris, j’ai beaucoup de mal à plonger en moi-même pour trouver ma petite musique de nuit. Noël approche et je repense à un moment d’un hiver 1996. Je ne saurais dire s’il faisait froid cette après-midi-là. Ma sœur et moi assistions à la projection d’un film signé Sandrine Veysset « y-aura-t-il de la neige à Noël ? ». Avant de nous installer dans la salle d’un petit cinéma du sixième arrondissement, nous avions acheté des cookies dans une boutique située rue Saint André-des-Arts. Ils étaient encore chauds. Nous nous laissions complètement emporter dans l’histoire de cette mère courage (merveilleuse Dominique Reymond) qui élève seule ses sept enfants dans une ferme provençale. Le père est absent, le plus souvent. Il a déjà une femme légitime et de grands fils reconnus. On voit défiler les saisons au gré du travail dans les champs, des vêtements portés par les enfants et de la lumière du soleil. Les jours se font plus courts. Le moral de la mère décline. Elle en arrive à envisager le pire. C’est la neige qui les sauvra tous de ce moment d’égarement passager. La neige qui se met à tomber dans la nuit de Noël et s’en va recouvrir la terre froide des champs entourant la ferme.
Le film est ressorti au début du mois de DVD et je l’ai acheté. Une manière comme une autre de retrouver ma sœur dans un moment fort d’émotion partagée. Quand je le reverrai, je sais quelles images reviendront : une guirlande de Noël malheureusement gâchés, le rêve inaccessible de grandes tablées où tout le monde serait heureux de communier dans un même esprit de famille, les messes de minuit gardoises, un mistral glacial, les émissions drôles regardées sur un vieux canapé, serrés les uns contre les autres et les abandons nocturnes de fin d’année. De « Y-aura-t-il de la neige à Noël ? », on glisse vite à « la bûche », film sensible relatant les émotions de trois sœurs réunies autour de leur père vieillissant cachant dans son violon un fils illégitime et ignorant de ce que sa dernière, la fille qu’il préfère, celle qui est encore célibataire et développe tous les ans à la même époque un syndrome anti fêtes de fin d’année n’est pas sa fille mais celle de l’amant de sa femme dont il est séparé depuis de longues années.
Quand Noël approche, j’essaie d’oublier « Michka » et « le petit sapin » d’Andersen. La patiente qui m’a offert un cadeau à la dix-huitième fenêtre du calendrier de l’Avent et qui aura soixante-dix ans l’année prochaine me parlait de son unique poupon qu’elle avait prénommé Michel. Elle adorait Michel qu’elle avait reçu comme cadeau à Noël et, l’année suivante, son oncle qui était menuisier lui avait fabriqué un berceau et une armoire. Sa maman lui avait cousu et tricoté des vêtements pour Michel qu’elle rangeait dans l’armoire. C’est sa maman qui lui avait aussi confectionné le matelas, l’oreiller, le drap et la couverture pour le berceau de Michel. Cela me touche toujours beaucoup quand des patients parlent de leurs parents en disant « maman » et « papa » car je ressens alors tout l’amour qu’ils éprouvent pour eux. Il ne s’agit pas d’une difficulté à se situer en tant qu’adulte et parent à leur côté mais vraiment d’un amour profond que l’utilisation des mots « mère » et « père » altérerait.
Nous avons tous en nous le souvenir d’un cadeau de Noël qui nous a particulièrement plu. Je me rappelle une Poste, en Martinique, avec laquelle j’ai jouée pendant des années envoyant des lettres aux quatre coins de la planète, des télégrammes et composant aussi des numéros de téléphone. Et puis, bien sûr, une maison de poupée, reçue l’année de mes dix ans, au Mans, un cadeau de notre grand-mère maternelle. Des milliers de fois, j’en repensais l’agencement des pièces et la décoration. Elle était électrifiée. Les lampadaires s’éclairaient et un feu de cheminée brûlait dans l’âtre.
Je me rappelle un Noël dans le Gard, un Noël triste, car la maladie dont souffrait notre père nous avait tous plongés dans une situation financière épouvantable. Notre grand-mère maternelle colmatait les brèches qui avaient pu être abyssales. Tout ce que notre mère possédait en propre avait été emporté dans le naufrage. Cette année-là, elle n’avait pas d’argent pour nous faire de cadeaux. Notre grand-mère lui avait offert une chose dont elle rêvait depuis longtemps : un panier à pique-nique en osier. Elle retournait au « Printemps » et, avec l’avoir, nous faisait à ma sœur et à moi notre cadeau de Noël. J’en eus le cœur déchiré quand je l’appris de la bouche de notre grand-mère alors que ma mère qui n’arrivait toujours pas à cerner mes goûts m’avait offert un petit sac en cuir vert quand je n’aimais que les grands sacs, sacs à malice, sacs abominables, sacs capables de contenir un inventaire à la Prévert. Je pleurais le renoncement de ma mère à son panier dont elle avait tant rêvé. Je maudissais cet horrible petit sac vert que, finalement, ma mère utilisa beaucoup.
Hormis quelques Noëls quand j’étais enfant et, bien plus tard, dans l’Ain, où mes beaux-parents réunissaient autour d’eux des grands-parents, trois enfants et leur conjoint, ma sœur, son mari et leur petite Margot, je n’ai connu que des Noëls en taille « XS » avec nos parents, ma sœur, notre grand-mère maternelle et, souvent, une contemporaine de notre grand-mère. Avec le temps, les déceptions, je me suis fait une raison. Nombreux ou pas, l’essentiel, c’est la joie d’être ensemble et de se retrouver dans une vraie volonté de partage et de se dire que c’est une grande chance de ne pas être seul. Dans ma patientèle, j’ai des personnes âgées très isolées dont un monsieur qui n’a jamais été marié et n’a pas eu d’enfant. Quand il avait une vingtaine d’années, la femme qu’il aimait a été emportée en quelques mois par un cancer fulgurant. Elle portait cet enfant qui ne verrait jamais le jour. Sa vie, après, s’est écoulée mais, plus jamais, il n’a rencontré une femme qu’il aime assez et dont il soit suffisamment aimé en retour pour avoir envie de se marier et de fonder une famille. Si nous avions fêté Noël dans le Loiret, je l’aurais invité à partager notre déjeuner du 25 décembre. Il aura quatre-vingts ans en janvier. Je lui proposerai de venir le fêter avec nous autour d’une galette des rois.
Cette chronique est la dernière avant 2016. Je vous souhaite à tous de passer de très agréables fêtes de fin d’année auprès de ceux que vous aimez et de garder dans vos cœurs cette ouverture à l’autre qui nous grandit.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner