Mardi soir, avant d’aller me coucher, je caresse longuement Fantôme qui dort dans sa panière, dans l’entrée, au plus près de son troupeau. De mon lit, il m’arrive de l’entendre rêver. Il émet des petits gémissements. Il court après un chevreuil ou un lapin de garenne. Il est semé. Dans sa course folle à travers champs, il s’ouvre un coussinet sur un silex. Maintenant, j’avance doucement sur le tapis du couloir qui dessert les chambres. C’est un tapis étroit, tout en longueur, dans des tons chauds. J’ouvre la porte de la chambre de Victoire. Notre seconde fille dort dans une chambre dont elle a pensé avec soin toute la décoration. Une veilleuse éclaire son univers. Une pile de livres est posée au pied de son lit. Elle a déjà préparé ses vêtements pour demain. Comme elle est frileuse mais refuse qu’on mette du chauffage, elle est dissimulée sous une énorme couette moelleuse comme un nuage en imagination. Je ne vois que ses cheveux qui dépassent éparpillés sur l’oreiller. Elle dort sans doudou. Comme elle en a plusieurs, elle ne veut pas qu’il y ait de jaloux !
Après les vacances de Noël, Victoire qui fera son entrée au collège en septembre, a procédé à de grandes transformations. Elle a retiré les poupées, les vêtements, les couffins, les dînettes. Elle a tout rangé dans des cartons qu’elle a scotchés méticuleusement et sur lesquels elle a inscrit au marqueur bleu turquoise « pour la fille de Victoire ». Ces cartons prendront bientôt la route du Gard et ils seront entreposés dans l’immense grenier de la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit.
De ses poupées qu’elle a tant aimées et qui feront d’elle assurément une remarquable maman, elle n’a conservé que le petit lit en bois que je lui avais offert dans une boutique à Saint Véran dans le Queyras, en mars de l’année dernière. Désormais, elle y range toute une collection de « Madame » et de « Monsieur » triés par couleur. Victoire a donné à sa chambre une ambiance zen. Le jardin japonais avec sa fontaine qui coule et son bouddha aussi grassouillet que jovial est posé sur le dessus de sa commode dont elle voulait repeindre les tiroirs dans des couleurs différentes. Le Ganesh, lui, trône sur sa table de chevet. Victoire a deux privilèges : elle ne partage pas sa chambre et elle a la bibliothèque de la fratrie. Plusieurs fois par an, elle la vide entièrement et range tous les livres selon une logique qui diffère à chaque fois. Hier, je cherchais, en vue de la séance d’éveil à la foi de samedi matin, un livre sur Pâques que leur grand-mère leur avait offert. Victoire l’a tout de suite retrouvé !
Quand son frère est venu au monde, le 23 novembre 2007, Victoire avait un peu plus de deux ans. Elle allait à la crèche. Sa sœur aînée était en moyenne section de maternelle. Nous n’avions pas encore Fantôme, notre grosse boule de poils, notre berger australien, aussi vif que pot de colle. A sa naissance, le 13 avril 2005, sa sœur aînée avait brutalement perdu sa place d’enfant unique. Avec la venue de Louis, c’est elle qui perd sa place de « petite dernière ». Quand Céleste revenait de l’école, elle jetait toutes ses affaires dans l’entrée et elle se précipitait pour prendre son frère dans ses bras. Elle le collait sur sa poitrine. Elle posait son menton sur le dessus de sa tête et ils ne bougeaient plus. Sur le canapé, à côté, Victoire observait la scène avec un certain détachement. Parfois, elle faisait glisser ses doigts encore malhabiles sur le crâne de son frère. On voyait bien qu’elle ne savait pas trop quoi penser de ce bébé essentiellement occupé à téter et à dormir. Je crois que Victoire se demandait si elle avait été comme ça à l’âge de son frère. Victoire, bébé, avait été le bébé le plus calme que l’on puisse rêver d’avoir. Son calme était si linéaire que je finissais presque par m’en inquiéter ! Elle tenait du bonze et, maintenant que j’y repense, je comprends mieux son goût marqué pour le « zen » ! A cinq mois, elle avait compris (comme le ferait son frère au même âge) qu’elle pouvait s’auto-bercer dans son maxi-cosy. Sa nature est demeurée contemplative jusqu’à ce que nous quittions le Gard pour le Loiret et qu’elle entre à la crèche. Progressivement, au milieu de ses petits camarades, elle a développé un caractère marqué et tonique. Je la vois encore rire avec Lenny, Elodie et Marie, dans la piscine à balles. Victoire ne pleurait jamais sauf si elle était malade. Elle se couchait sans problème. Quand son papa allait la chercher le matin pour lui donner son biberon, elle était dans sa turbulette et il l’appelait « mon petit pain tout chaud ».
Très jeune, Victoire a vraiment investi sa chambre. Ce n’était pas le cas de Céleste qui avait pris l’habitude d’emporter ses jouets partout où nous étions. Cette habitude avait été instaurée alors que, dans le Gard, nous jouions avec elle sur les tapis du salon entre le bain et l’heure du dîner et, qu’ensuite, son papa la mettait dans son lit, dans la chambre d’enfant, au premier étage. Comme souvent les aînés qui ont connu l’attention exclusive de leurs parents, Céleste avait plus de plaisir à faire des choses avec nous qu’à jouer seule à la poupée ou aux legos dans une pièce éloignée.
C’est donc parce que Victoire avait tant investi sa chambre et Céleste si peu la sienne, qu’à la naissance de Louis, nous avons fait le choix de faire dormir le plus jeune avec la plus grande. Certainement, ce choix a renforcé durablement la complicité qui les unissait. Encore aujourd’hui, quand nous les y autorisons, ce sont Céleste et Louis qui vont se coucher dans notre lit (ce qui est bien pratique pour le chauffer au cœur de l’hiver dans une chambre dont la température ne dépasse pas les 17,5°) tandis que Victoire se glisse sous son épaisse couette.
Il y a quelques semaines, tous les enfants dormaient dans la même chambre, celle de Céleste et Louis. Et, ensuite, Céleste a rejoint sa sœur dans sa chambre. Séparées par dix-sept petits mois, de plus en plus complices, elles s’amusaient, parfois, à se coucher tête bèche. En les regardant, la blonde aux yeux bleu céleste et la châtain aux yeux noisette, elles me faisaient penser à Françoise Dorléac et à Catherine Deneuve, dans « les demoiselles de Rochefort ». Mais, Louis, tellement habitué à la présence de son aînée, se sentait abandonné et avait du mal à trouver le sommeil. Alors, un soir, Céleste a réintégré sa chambre. Comme tous les enfants, les nôtres aiment dormir ailleurs que dans leur lit. Ainsi, ils sont ravis quand nous les laissons investir la mezzanine et qu’ils y dorment sur des matelas de fortune. Ils pourraient déplier le canapé mais ce serait moins amusant. Maintenant, les enfants attendent qu’il fasse assez chaud pour ressortir la tente, les tapis, les sacs de couchage et dormir dehors. L’été dernier, en juillet et fin août, la tente est restée dépliée dans le jardin pendant plusieurs semaines. Elle a abrité les nuits de nos enfants et de leurs amis. Victoire aura onze ans dans un mois et, comme cadeau d’anniversaire, cette petite bonne femme étonnante nous a demandé le parfait nécessaire de la campeuse : tente, tapis, popote, fauteuil et table ! Je suis surprise qu’elle n’ait pas pensé à la douche : une poche en plastic noir qu’on accroche et dont l’eau se réchauffe très vite au soleil. Après, il suffit d’utiliser le petit pommeau pour se laver. Pour en avoir utilisé une, je peux vous assurer que c’est très efficace !
Voici deux ans, pour le départ de sa sœur au collège, j’ai eu l’idée d’organiser un mini campement pour la classe de CM2, un dernier moment de vie tous ensemble, avant la première des grandes séparations, car tous les enfants ne font pas leur entrée dans le même établissement. Des amis sont venus en renfort. Les propriétaires du bar-tabacs de notre village nous ont prêté une grande tente servant pour la fête de la musique et la kermesse. Nous avons été accueillis par un couple charmant dans sa propriété. Parents et institutrices sont venus prendre un apéritif. Les enfants se sont régalés autour d’un barbecue. Ils ont adoré marcher la nuit sous les étoiles et, le lendemain, après un somptueux petit-déjeuner, s’en donner à cœur joie dans la piscine couverte de Sonia et de Jean-Jacques. Nous avons dormi moins de trois heures mais quels merveilleux souvenirs se sont gravés dans la mémoire des enfants, souvenirs immortalisés par Stéphane grâce à un petit film charmant. L’an dernier, bien que je ne connaisse pas très bien les parents de la classe de CM2, j’ai souhaité recommencer. Je ne suis pas de celle qui ne pense qu’aux siens. Le bonheur n’a de valeur que parce qu’il est partagé par le plus grand nombre. C’est la canicule qui m’a contrainte à renoncer. Comme j’avais le cœur gros que le campement ne se fasse pas. Tout était prêt ! Mais, avec une température si élevée, je craignais que des parents ne se retournent contre moi si un enfant avait un malaise.
Cette année, on recommence ! Cette fois, j’espère que la météo sera clémente. Cette année, plus que les autres années, les enfants vont être séparés. Jeudi, un enfant que je connais depuis la première année de maternelle va partir en Bretagne avec ses parents et ses quatre frères et sœurs. Quand Victoire me l’a appris, cela m’a rendue triste. Les déménagements, les au-revoir d’enfants, cela fait toujours remonter en moi, avec violence, mon histoire passée faite de cartons et de nouvelles maisons. Une vie de nomade dans une famille qui ne l’était pas. Sa maîtresse et ses amis vont lui préparer une petite surprise. Avec mon métier de thérapeute, j’ai appris à ne pas plaquer sur les autres mon histoire, mes ressentis, à m’installer dans cette « neutralité bienveillante ». Mais, je pense à Thibault et à Alan, les deux grands amis que la vie va séparer. La Bretagne, c’est loin ! L’émotion me gagne. Deux enfants seront scolarisés dans un collège à Amilly, quatre seront à Montargis dans une institution privée et une très bonne amie de Victoire, arrivée dans notre village voici trois ans, va déménager à Pithiviers avec sa maman et sa petite sœur qui est scolarisée dans la classe de Louis, une petite fille dont je me rappelle les larmes, le lundi matin, quand sa maman la déposait à l’école et qu’elle n’avait encore pas d’amis. Mon cœur chavirait de la voir là, seule, appelant sa maman, les mains accrochées à la grille. Enfant, je ne pleurais pas parce que ma mère me laissait à l’école mais, à toutes les nouvelles arrivées dans de nouvelles écoles, de nouveaux collèges, je m’armais de courage pour aller vers les autres et me faire ma place au milieu de ceux qui, parfois, avaient appris à marcher ensemble. C’est par l’humour et la joie de vivre que je les apprivoisais. Deux bonnes camarades de Céleste vont, elles aussi, partir. Pour l’une ce sera le Nord et pour l’autre, la destination est tenue secrète par la mère.
On peut s’allonger, comme Woody Allen, toute sa vie sur le divan d’un analyste, certaines vieilles blessures ne se referment jamais ou, plutôt, le souvenir des émotions vécues au moment où on a traversé des passages difficiles reste tatoué. Si, demain, à nouveau, je devais déménager, je pense que je ne le vivrai pas dans cet état d’esprit traumatique qui était celui de notre mère à chaque changement de lieu de vie mais, en revanche, la tristesse que je ressens chez un enfant qui va quitter ses amis me fait vaciller car cet enfant ouvre une brèche en moi et mon petit enfant si malheureux de partir, d’être une nouvelle fois déraciné, se réveille et sa peine est toujours vivace.
« Loin des yeux, loin du cœur »…Ce proverbe n’a aucun sens pour moi ! Même séparés par des milliers de kilomètres et plusieurs fuseaux horaires, on peut garder intactes des amitiés. Tout est dans l’envie, la volonté. Hier, à la Poste, alors que j’envoyais une lettre pour ma sœur et mes neveux à Miami et un paquet au Moyen-Orient pour l’anniversaire de l’un de mes amis, le postier, un homme charmant marié à une martiniquaise, qui travaille toujours en musique sur des morceaux de zouk ou de soul, s’amusait de me voir, si souvent, expédier des lettres et des paquets à l’étranger. Comme il est vraiment sympathique et dévoué, je lui ai dit que tous les prétextes étaient bons pour venir lui faire une petite visite.
Je reviens à Victoire et à ses cartons qu’elle a préparés pour sa fille. Je ne le lui ai pas dit sur le moment mais que fera-t-elle si elle n’a que des fils ? Je suis certaine que si je le lui avais fait observer, elle se serait arrêtée, aurait planté ses yeux noisette dans les miens et m’aurait répondu : « t’inquiète pas, maman, je sais bien que j’aurai au moins une fille et si je n’en ai pas, je donnerai tout à mes nièces ». Victoire a réponse à tout ! Après Céleste, la joyeuse, la lumineuse et la lunaire, les professeurs du collège vont apprendre à connaître Victoire la percutante, la volontaire, l’éclair !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Très belle chronique, un peu mélancolique, mais pleine de sensibilité et de sincérité!
Merci Fanny! Les fratries et les chambres…quelle histoire! Ils dorment comment les tiens? On en reparle lundi soir autour d’une (deux?) bouteilles de cidre fermier et de chips! Je vous embrasse tous