Hier après-midi, j’avais un peu de temps avant l’arrivée d’un jeune patient qui passe son bac bientôt et vient en moto depuis son lycée. Un vent du nord à la fois glacial et violent soufflait sur le plateau. J’espérais qu’il n’aurait pas trop de mal à faire la route. En l’attendant, j’ouvrais tous mes dossiers, mes pochettes et mes boites pour essayer de trouver un document que Stéphane avait égaré. Peine perdue! Mais, dans cette recherche qui prenait des airs de fouilles archéologiques (correspondance, livrets scolaires des enfants, écrits, papiers administratifs, vieux chéquiers, diplômes de judo, de natation ou de gym, souvenirs de visites, cartes pour notre tour du monde, photos, préparation des baptêmes, communions et professions de foi, illustrations pour l’éveil à la foi, résumés de séances et agendas conservés depuis trente ans), je retrouvais des cahiers dans lesquels j’avais collé les chroniques que j’envoyais déjà à nos amis et à nos familles quand nous nous sommes installés dans le Gard, fin décembre 2001. M’étant habituée à échanger sur ce mode pendant notre grand voyage et me trouvant isolée, j’avais entrepris de continuer à écrire. Une sorte de journal partagé.
Déjà, devant le manque global de réactions, je m’interrogeais sur la nécessité de continuer ces temps de partage. Bien des années plus tard, cette année, je décidais une bonne fois pour toute de ne plus adresser mes chroniques à mes proches. Ne plus le faire m’a libérée du poids de l’attente. Je suis née sous le signe du partage. C’est un besoin très marqué chez moi. Il apparaît tant dans l’analyse de mon écriture que dans mon ciel de naissance. Je ne peux pas trouver mon équilibre si je ne suis pas en communion avec les autres, si je ne peux pas échanger autour d’un livre, d’un film, d’un évènement donné. C’est la raison pour laquelle les années passées à Paris m’ont tant plu et pourquoi Paris était capitale pour moi. A Paris, je ne m’ennuyais jamais. Je pouvais toujours partager et j’avais mes amis et ma famille proche non loin de moi. Un brunch le dimanche matin suivi ou précédé d’une exposition, un verre en terrasse dans un Paris en août déserté, un café au comptoir à l’heure des braves, une déambulation nocturne, une scène de vie dans un parc, un hall de gare, un couloir de métro, un dîner sur le pouce avec des amis, un film vu dans l’une des si nombreuses salles de cinéma, un concert de jazz en plein air…J’étais nourrie, sans cesse.
Maintenant, je vis recluse à la campagne. Je suis obligée de prendre ma voiture pour aller chercher du pain sur la place du village. Si j’ai rencontré de magnifiques personnes, je les vois peu car chacune est prise dans la valse à mille temps de sa semaine. En plus de vingt ans, j’ai perdu presque tous mes amis les plus chers. Les amis que l’on se faits alors qu’on est encore un grand adolescent qui glisse vers le monde adulte. Ces amitiés sont inestimables! Les raisons de ces pertes d’amitié sont multiples: il y a ceux qui m’en ont voulu de quitter Paris, de renoncer à la carrière qui s’offrait à moi à l’Université. Il y a ceux qui se sont retrouvés prisonniers de compagnons pervers narcissiques et ont été mis en demeure de cesser de me voir. Ma nature directe et ma liberté de ton ne plaisaient pas à ces hommes voulant prendre le contrôle absolu sur la vie de leur femme. Certains ont développé des maladies graves qui ont pu les amener à se replier sur eux-mêmes. Certaines de ces anciennes amitiés ne sont pas perdues mais comme nous vivons loin les uns des autres, parfois vraiment très loin, les années filent sans que nous réussissions à nous voir. Bien sûr, nous restons « connectés » par des fils invisibles mais l’amitié a besoin aussi de vrais temps de partage pour se nourrir.
J’ai toujours habitué mes proches à ma joie de vivre, à ma nature dynamique et à mon écoute. C’était très valorisant d’être celle qui « amuse la galerie », « anime les dîners », peut même » faire le clown ». Les gens trop sérieux ou ceux qui se croient arrivés, pensent tout savoir et portent sur les autres un regard détaché et suffisant me font horreur. Je ne peux pas m’empêcher de chercher à dérider ceux qui ne sourient pas. Je peux aller jusqu’à piquer ceux qui se croient supérieurs.
En ce moment, mon humeur est plutôt sombre et, comme tous ceux qui sont perçus comme joyeux et accueillent les souffrances des autres, je ne sais plus me confier. Je me replie. Je joue un rôle. Un mari a mieux à faire que d’écouter les lamentations de sa femme. Une femme doit aller bien et prendre soin de toute la maisonnée. Le film « Nos batailles » illustre à merveille ce propos. Certains compagnons sont tellement absorbés par leur métier qu’ils font l’impasse sur la détresse de celles à côté de qui ils s’endorment et se réveillent. Autrefois, les femmes passaient plus de temps entre elles. Elles s’aidaient davantage. Elles pouvaient se confier les unes aux autres.
Depuis bientôt dix ans, dans mon cabinet, mon Ar-Men, j’accueille inlassablement les souffrances de mes patients et fais tout ce que je peux pour les aider à traverser les épreuves qui sont les leurs, revenir à la source, démêler la pelote familiale, séparer le bon grain de l’ivraie, se libérer d’un passé parfois mortifère pour construire sa vie au présent et dans le futur, librement. Je n’ai pas de collègue avec lequel je peux échanger. Je me « lave » de tout ce qui est trop douloureux dans des sorties matinales en vélo fidèlement accompagnée par notre Fantôme, notre berger australien. Je m’y lave et je m’y ressource.
Nos enfants sont à un âge où les parents (et surtout les mamans) sont vus comme des prestataires de services: taxi, linge, cuisine, aide éventuel aux devoirs, accueil d’amis. Ils sont égoïstes. Ils nous trouvent nuls, dépassés, prenant trop de place. Ils nous snobent à l’abord du collège. C’est normal: c’est ainsi qu’ils se détachent et pourront partir. A table, ils ne nous écoutent presque jamais, nous coupent la parole sans cesse. Je ne me verrais pas m’épancher auprès de mes enfants et quand il m’arrive de me plaindre parce que je suis fatiguée, on me rembarre. Ils ne veulent pas savoir. Je n’ai pas le droit de l’être. Wesh alors, c’est pas cool une mère fatiguée! Louis dit qu’il ne sera jamais fatigué quand il sera grand! Je ne veux surtout pas les faire culpabiliser et leur faire porter le poids d’une vie assez éloignée de celle que j’aspirais à vivre. Je m’efforce autant que faire ce peut de faire bonne figure. Je fais la part des choses mais parfois je suis vraiment lasse et quand une amie m’offre de venir boire un café alors qu’elle ne sait pas dans quelle disposition d’esprit je suis, je décline car je n’ai pas envie de me raconter.
Je ne veux pas regretter ce que je n’ai plus. Cela ne sert à rien mais, parfois, je me retourne et je me rappelle ces soirées si drôles et animées que nous passions chez Alix, rue Claude Pouillet avec Alice et Franziska. Il n’y avait pas de chauffage. On faisait du feu dans la cheminée. Tous les meubles de l’appartement étaient recouverts d’une épaisse couche de poussière. Nous riions et pleurions ensemble. Je me souviens aussi de toutes ces folles soirées passées chez Gilles dans son restaurant « Aux Montparnos », rue Bréa, presqu’en face du célèbre « Dominique » où Michel Charasse et François Mitterrand allaient souvent déjeuner. Quand Jérôme Savary était directeur du théâtre de Chaillot, il y débarquait après les représentations avec toute sa troupe. Notre père adorait cet endroit où régnait une délicieuse folie douce. Au départ de Gilles, la rue Bréa n’a plus jamais été la même. Gilles avait le don pour alimenter la vie de ce petit village coincé entre la place Vavin, la rue Notre-Dame-des-Champs et le haut du boulevard Raspail.
J’aime les villes qui ne dorment jamais et, en France, seule Paris est vraiment insomniaque! Je n’ai plus vingt ans. Trente ans bientôt auront passé. Je sais qu’à mon âge, on ne peut plus vivre comme on le faisait pendant ses études ou au début de la vie active, célibataire et sans enfant. Je sais aussi que la vie à Paris est devenue inaccessible au plus grand nombre, que l’air y est terriblement pollué mais Paris me manque. On conserve un attachement très particulier aux lieux où on a continué de se construire, où on a été très heureux. Je l’ai souvent écrit et je vous demande pardon si je me répète mais Paris est la ville où je me suis sentie exister complètement, où je pouvais être à la fois anonyme et connue. Parfois, en marchant dans les rues de Paris, je ressentais un tel bonheur qu’il me semblait voler! Ce sentiment, il m’arrive encore de l’éprouver, le matin, au point du jour, quand, avec Fantôme, nous sillonnons le dos vert du plateau. Des chevreuils sont immobiles dans un champ de blé. Un couple d’oies bernaches prend la pause entre les feuilles des nénuphars de la mare des Bernard. Les oreilles d’un lapin dépassent entre les tiges d’orge. Des coquelicots rougeoient dans les rayons du soleil. Le vent fait s’envoler les pétales des fleurs d’un cerisier. Un escargot traverse la route. Une délicieuse odeur d’herbe coupée monte dans l’air. C’est alors avec Fantôme que je partage ce premier réveil de l’humanité.
Je viens de raccompagner une patiente. Fantôme, les quatre fers en l’air, s’est longuement fait caresser. C’était notre dernière séance. Nous nous sommes embrassé. Certainement, je ne reverrai plus cette dame qui déménage la semaine prochaine et part vivre avec son mari au bord de l’océan atlantique mais nous resterons en contact. En août et en septembre, elle aura deux passages très difficiles à négocier. Je lui enverrai des messages de soutien à ce moment-là. Je ne vous raconterai pas l’histoire de cette dame. Je vous dirai seulement qu’elle est venue me voir car son unique fils s’était donné la mort en septembre de l’année dernière. Je n’ai pas cherché à lui ôter son chagrin mais je l’ai aidée à se défaire de sa culpabilité non fondée et à se donner la chance d’être enfin heureuse dans cette nouvelle vie qui l’attend. C’est toujours avec beaucoup d’émotion que je vois un patient partir. C’est étrange mais je me sens comme un parent dont l’enfant devenu grand quitte la maison. Grâce aux photos que cette dame si douce m’a montrés de leur maison, je vais pouvoir désormais l’imaginer sur la terrasse avec son chat sur les genoux.
Nous sommes à quelques heures de la montée des marches à Cannes. Je vous laisse avec l’une des musiques du film « MASH » de Robert Altman, palme d’or en 1970.
https://www.youtube.com/watch?v=ODV6mxVVRZk
Anne-Lorraine Guillou-Brunner