Lundi 30 mai. Deux quintes de toux, deux réveils nocturnes. De une heure à deux heures, je vais juguler ma toux dans la salle de bains en me plongeant dans un recueil de poésie. A cinq heures, de peur de déranger encore une fois celui qui partage mes nuits et dont la respiration trahit la phase d’éveil, je quitte la chambre et m’habille avec ce que je trouve sur mon chemin. Dans la salle de bains, un pantalon moucheté par les flaques d’eau boueuse des chemins, un tee-shirt orange, une polaire bleu ciel et, dans le garage, ayant fini de sécher des chaussettes bleues à rayures blanches. Je monte dans mon Ar-Men. Je laisse mes sabots en bas de l’escalier. Fantôme a eu ses premiers câlins de la journée. J’entrouvre une des fenêtres de mon bureau pour profiter des odeurs et des bruits de cette fin de nuit. La pluie tombe avec la régularité d’un métronome. Un unique oiseau vocalise depuis l’une des branches du sapin. C’est un merle. Son chant est merveilleux. Il appelle le jour qui commence à poindre au-dessus d’un plateau perdu dans la brume. Les fleurs de camélia sont tombées sur les dalles de la terrasse. Les fleurs de rhododendrons sont largement épanouies. Le cœur des pivoines est encore bien serré dans un mille-feuilles de pétales roses.
Hier soir, des enfants de classe de CE1 et CE2 de nos écoles sont partis pour Combloux, en Savoie et, ce matin, c’est la classe de grande section de maternelle qui va quitter le Loiret pour la Vendée. Je n’ai rien oublié de ces départs vécus avec nos trois enfants, des valises méticuleusement préparées, des enveloppes timbrées glissées entre pantalons et pyjamas, du sac à dos pour le pique-nique de la journée, de la traversée du plateau sur le chemin rigolo, le chemin qui passe à travers champs et fait sauter la voiture, des enfants installés dans le car et cherchant des yeux leurs parents restés sur le parking, des petites mains qui s’agitent, des larmes de certaines mamans vivant là leur toute première séparation, du conducteur faisant sonner la corne de brume. Attendant, sous la pluie, que le car ait disparu, je me rappelle m’être demandée à quoi ressemblait Brest et Barbara racontés par Prévert et chantés par Montand. Je me souviens de cette impression curieuse pendant le trajet du retour seule dans la voiture, de ma tristesse d’avoir découvert, caché derrière un fauteuil, le doudou de Victoire, son petit ours tout élimé, troué, rapiécé, sauvé du ventre de la piscine de ses grands-parents paternels, par une nuit d’orage, dans l’Ain.
Ce doudou, authentique fétiche digne des vitrines du quai Branly, nous l’avions cherché des heures durant dans tout le jardin et la maison. Et puis, tout d’un coup, alors que nous étions couchés, que minuit était passé, que des éclairs éclairaient une nuit d’août lourde célébrée par les grenouilles, Stéphane s’était levé d’un bond et m’avait dit : « je sais où est le doudou de Victoire ! Viens ! On va le chercher ». On avait gagné la piscine. J’avais aidé Stéphane à démonter les caillebotis dissimulant un pan de piscine abritant moteur et rideau. Il s’était rappelé que Victoire, en pédalant autour de la piscine, y avait plongé et que son doudou était dans un petit panier, à l’avant de la bicyclette. L’eau était sombre, franchement pas engageante pour une plongée de nuit. Un crapaud avait fui, mécontent d’être dérangé. Stéphane avait disparu sous l’eau tandis que je l’éclairais du mieux que je pouvais avec une torche. A la troisième tentative, il était ressorti avec le petit doudou dégoulinant. Comme nous étions heureux ! Comme Victoire avait remercié son papa quand, le lendemain matin, il le lui avait rendu !
Le jour est là. Un jour humide, brouillé. Un jour aquarelle. Je n’entends plus le merle. La pluie redouble. J’imagine quelques escargots de Bourgogne avançant en procession sur la route glissante. Cela me fait penser à « Ma Loute » que nous avons été voir hier. J’étais certaine d’aimer et, en fait, je n’ai jamais réussi à rentrer dans le film. Pourtant, la côte d’Opale et la baie de Somme offrent des paysages splendides et la galerie des personnages est pittoresque. Mais, aucune émotion, sauf dans le jeu des adolescents, aucune poésie dans cette histoire de cannibales pêcheurs d’huîtres et passeurs et de grands bourgeois du Nord à la fois hautement consanguins et dramatiquement incestueux. En sortant, j’avais la migraine et le cœur au bord des lèvres. A la dame qui, derrière nous, exprimait haut et fort, sa colère d’avoir perdu son temps devant un tel film, le jour de la fête des mères, je glissais : « au moins, maintenant, vous savez quoi mitonner pour le dîner ! ».
9h30, les enfants partis hier soir pour Combloux ont dû prendre possession de leurs chambres après un bon petit déjeuner. Ce soir, les parents pourront se connecter à internet, découvrir les premières photos de leur progéniture et lire le message de la maîtresse. Pendant ce séjour, les enfants continueront les cours d’escalade à laquelle ils se sont initiés plusieurs semaines en amont, pratiqueront l’équitation, iront marcher en montagne, fabriqueront du fromage et du pain, découvriront l’intérieur d’un chalet traditionnel. Les petits enfants qui, eux, sont partis pour la Vendée ce matin, arriveront à bon port pour le goûter et, là, ce sera la première promenade en bord de mer, le début de la pêche, entre les rochers, à marée basse, pour constituer un aquarium. Le programme de ce séjour, je le connais par cœur et, ce que je préfère, c’est la découverte du quartier de l’île Penotte, dans la ville des Sables d’Olonne, un lieu rendu magique par les créations en coquillages d’une artiste, Danièle Arnaud-Aubin. Depuis 1997, avec l’autorisation de la municipalité, des riverains et de l’architecte des bâtiments de France, l’artiste invente ou recrée des univers oniriques, mythologiques emplis de poésie. Dans ses fresques, elle mélange coquillages locaux et coquillages exotiques. Dans notre cuisine, je conserve précieusement une carte postale de son Neptune que Louis nous avait envoyée. Seule Victoire n’est pas allée en Vendée mais dans le Morbihan à Pénestin. Le site était absolument magique mais la maîtresse et sa fidèle assistante avaient été déçus par l’encadrement et la propreté du centre. A leur retour de Savoie, les enfants donneront à leurs parents les fromages commandés avant le départ et achetés dans une ferme. Chacun repartira avec son morceau de Beaufort ou d’Abondance. Quant aux petits élèves de retour de l’Atlantique, ils offriront à leurs parents une belle brioche toujours appréciée pour le petit déjeuner.
14h30. Mes yeux se ferment. Mes paupières sont lourdes, des rideaux de velours. Je résiste. Je voudrais avoir fini avant l’arrivée de mon jeune patient, avant le spectacle de chant de notre aînée qui va nous interpréter des morceaux de Jean-Jacques Goldman avec la chorale de son collège. L’année dernière, les collégiens, emmenés par leur professeur de chant qu’ils adorent, avaient revisité les tubes planétaires du groupe suédois ABBA. L’an prochain, ils seront au Zénith d’Orléans. Cette après-midi, les enfants répètent. La pluie tombe toujours. Les jeunes pousses de maïs baignent dans plusieurs centimètres d’eau.
Nous arrivons à ce moment de l’année où j’accroche des papiers un peu partout dans la cuisine pour ne pas oublier quelque chose, ce moment de l’année où le temps défile et nous emporte dans une valse folle vers les premiers jours de juillet. Nous allons enchaîner le spectacle de théâtre de la classe de CM2 et des classes de petite et de moyenne section de maternelle autour des contes, deux spectacles de danse, un gala de natation synchronisée et une remise de ceinture de judo. Bien sûr, pour la danse et la natation synchronisée, des répétitions en veux-tu en voilà ! C’est une chance que notre berger australien ne chante ni ne joue d’un instrument de musique ! A ces évènements sportifs et culturels, il convient d’ajouter un conseil d’école, un conseil de classe, la dernière réunion d’éveil à la foi avant la rentrée et le campement des CM2.
Hier, c’était la fête des mères. Pour mes amies, j’ai posté la chanson « Piensa en mi » interprétée par Luz Casal et définitivement associée au film de Pedro Almodovar que je préfère « talons aiguilles ». C’est Céleste qui, la première, est venue m’embrasser et me souhaiter une joyeuse fête des mères. Louis, encore plein de sommeil, a suivi et c’est Victoire qui a fermé le banc. De bonne heure, les enfants m’ont offert mon cadeau, des photos de famille réunies dans un album. C’est notre aînée qui en a eu l’idée et a choisi, avec l’aide de sa sœur, les photos. Victoire m’a aussi offert un bracelet brésilien. Tandis que Céleste et son papa allaient au salon de la bande dessinée à Montargis et que je partais faire quelques courses, Victoire décorait la table avec un sens du détail très poussé. Nous avons déjeuné tous ensemble avec une grand-mère arrivée de Sceaux sous une pluie battante. J’ai regretté que notre grand-mère ne soit plus là pour que quatre générations de femmes puissent cohabiter autour de la même table. Céleste et son papa sont revenus avec un magnifique bouquet de lys roses.
22h20, me revoici devant l’écran de l’ordinateur. Je n’entends plus la pluie s’abattre sur le velux de mon Ar-Men. A 20h30, nous étions tous assis dans la salle Jean Vilar et nous nous réjouissions d’entendre chanter les enfants de deux écoles primaires et nos collégiens. Comme ils étaient touchants les enfants de la petite école de Pressigny dans leur déguisement de princesse et de prince et les nôtres, nos filles, avec leur jupe courte noire, leur petit haut blanc, leurs longues chaussettes noires. Comme ils étaient souriants à l’idée de nous interpréter ce qu’ils préparent depuis une année et ont répété tout l’après-midi ! Alors que nous pensions que le spectacle allait commencer, que toutes les familles étaient installées, parents et grands-parents, frères et sœurs, parrains et marraines, oncles et tantes, cousins et cousines, nous avons vu entrer un groupe de six policiers. Et, très vite, la lumière est revenue dans la salle. L’organisateur de cet événement musical qui s’étale sur une semaine complète et permet à des centaines d’enfants de chanter dans des conditions exceptionnelles, monsieur Rapin, le professeur de chant du collège de notre aînée, a pris la parole pour annoncer que le Préfet avait fait annuler la représentation. Le niveau de l’Ouanne augmentait trop pour qu’elle soit maintenue. Dans un très grand calme, les spectateurs se sont levés et les parents sont allées chercher leurs enfants. Les élèves étaient si tristes ! Ils se faisaient une telle joie de monter sur scène et de partager avec l’assistance le fruit de leur travail ! Quelques collégiennes pleuraient. Elles avaient peur que leurs parents ne puissent pas venir les chercher. J’étais malheureuse devant la mine défaite des enfants et la déception des institutrices et des professeurs de chant.
Fantôme, notre berger australien refusait catégoriquement de sortir. Alors, en rentrant, j’ai enfilé mon vieux ciré breton, chaussé mes bottes jaunes et Fantôme s’est précipité. Il voulait affronter les éléments avec sa « maman deux pattes ». Cela fera bientôt onze ans que nous habitons un petit village du Loiret et, sur le plateau, je n’avais jamais vu un tel spectacle : la petite route inondée, le maïs noyé, l’eau se déversant d’un champ à un autre. Dans les arbres, les chants des oiseaux semblaient paniqués. A certains endroits, Fantôme et moi avancions dans vingt centimètres d’eau. Je sentais que mon bel Australien n’était pas rassuré et, d’ailleurs, il marchait derrière moi, ce qui est tout à fait inhabituel. Nous sommes rentrés mouillés jusqu’à l’os.
En allant embrasser le trio qui ne dormait toujours pas, j’ai pensé aux robes des petites princesses que, tout à l’heure, j’avais vu virevolter en attendant de monter sur scène. Si la déception d’enfants n’est rien en comparaison du drame que représente un village inondé, la peine qui s’est peinte sur leurs visages à l’annonce de l’annulation de la représentation m’a vraiment touchée.
Maintenant, je vais fermer mes yeux en espérant que l’Ouanne de sorte pas de son lit et que les maisons qui la bordent ne seront pas inondées.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Pour celles et ceux que cela pourraient amuser, voici l’histoire vraie d’un doudou perdu et retrouvé. http://horscadre.blogs.courrierinternational.com/archive/2009/07/20/chronique-de-doudou-perdu.html