Tout premier jour de l’été. Dans le champ, sur le plateau, les sillons sont toujours gorgés d’eau. Les pivoines ont péri et les boutons de rose se sont flétris. Ce matin, le magnolia persistant nous a offert ses premières fleurs. Elles sont magnifiques ! Elles ressemblent à des nénuphars. Elles exhalent un délicat parfum de cédrat. Trois semaines après que le Loing et l’Ouanne soient sortis de leur lit, le Loiret panse ses plaies. Ici, certains ont perdu leur maison et leur travail. Bien sûr, ce n’est pas le Bangladesh. Les assurances vont rembourser et, une telle crue est exceptionnelle. Alors qu’au Bangladesh, tous les ans, ce sont des villages entiers qui sont engloutis, 60000 hectares de terres qui disparaissent et 50000 personnes qui sont obligées d’abandonner leur logement et de partir vivre ailleurs. A chaque déplacement, les familles s’appauvrissent. Ici, les personnes les plus âgées ont revécu l’exode. Certaines sont tout à fait confuses depuis qu’elles ont été évacuées en pleine nuit, parfois hélitreuillées depuis des maisons de retraite inondées. Des familles ont dû louer en catastrophe des appartements. Les travaux ne seront pas envisageables avant de longs mois. Il faut que l’humidité qui s’est nichée dans les murs s’évapore. Si seulement une chaleur sèche s’installait mais, il pleut tous les jours et le niveau des rivières reste haut. L’anniversaire de l’un des petits camarades dont la maison a été inondée est, pour l’heure, reporté sine die. Son cadeau, lui, l’attend bien sagement sur le dessus de la commode bleue de notre chambre à coucher. En plus d’un livre, j’avais prévu un stick aux couleurs de la France pour se parer les soirs de matchs car c’est un vrai passionné de foot.
Malgré tout la vie continue et je peux progressivement retirer les petits papiers des différentes manifestations des enfants que je suspends au-dessus de l’évier de la cuisine avec des pinces à linge. Notre aînée, Céleste, rentrera en 4ème à la rentrée prochaine, année d’une énième réforme quand, par ailleurs, déjà, celle qui a consisté à repenser le rythme des enfants dans les écoles maternelles et primaires est sur la sellette ! Comment pourrait-il en être autrement dans un pays où on n’arrive pas à se rappeler la sagesse des anciens : mens sana in corpore sano ! Comment veut-on que les élèves demeurent concentrés si on les astreint à un minimum de six heures de cours par jour ! Comment s’étonner que certains de nos adolescents se sentent si mal dans leur peau si leur corps est nié ! En classe de 6ème, les élèves ont quatre heures de sport par semaine et, ensuite, ils ne pratiquent plus que trois heures. Au lycée, les élèves ont deux heures d’éducation physique et sportive obligatoire par semaine mais ils ont la possibilité d’en faire davantage.
Notre deuxième fille, Victoire, va rejoindre sa sœur au collège à la rentrée. Le dossier d’inscription est déjà rempli et la liste des fournitures a trouvé sa place sur le réfrigérateur à côté de celle de sa sœur. Notre Louis, lui, a encore deux années à l’école primaire. Hier, cela m’a fait un drôle d’effet quand Sylvie qui veille sur les enfants à la garderie ne m’a tendu qu’un seul planning pour septembre. J’allais lui en réclamer un second quand je me suis rappelée que Victoire ne serait plus à l’école primaire. Victoire qui, comme Céleste au même âge et avec la même maîtresse, a appris la poésie de Prévert chantée par Montand « en sortant de l’école ». La mémoire est vraiment un petit animal étrange. Je sais par cœur ce texte mais ne peux pas le réciter. Je ne peux que le chanter car c’est sous la forme d’une chanson que je l’ai imprimée en moi. Je trouve merveilleux d’achever tant d’années de poésies apprises sur les bancs de l’école avec celle d’un magicien qui ne l’a jamais aimée et qui avait pour les cancres et les escargots endeuillés, les enfants qui ne sont pas sages et les enfants du paradis une infinie tendresse.
Samedi matin, c’était la journée « portes ouvertes « au collège de la vallée de l’Ouanne. Céleste, en tant qu’élève-guide, était à pied d’œuvre depuis neuf heures. Nous l’y avons rejointe plus tard avec son papa, sa sœur, sa mamie, sa tante et ses cousins de retour d’un séjour de trois ans entre Los Angeles et Miami. Margot avait envie de découvrir le collège de sa cousine et de bavarder avec les professeurs d’anglais. Cette matinée permettait de distribuer aux élèves différents prix après participation, notamment, au « big challenge » (concours national) ou à un défi interne au collège sur le thème de la discrimination. Nous étions ravis que Céleste et sa grande amie Eléa se voient remettre le premier prix pour leur travail sur la discrimination. C’est en tenue de sport que les filles sont venues chercher leur récompense. Dans le cadre de l’association sportive, elles venaient de se livrer avec les autres membres du groupe à une démonstration de gymnastique sous la houlette de leur professeur, stressée pour ses élèves.
Ensuite, Céleste s’est amusée à nous faire découvrir son collège. C’est un établissement dans lequel les élèves sont entrés à la rentrée 2014. L’ancien collège était devenu trop vétuste. Les salles sont claires. Les sols et les murs des couloirs sont tous de couleurs différentes. L’ensemble est très apaisant. Depuis quelques semaines, des brebis ont élu domicile dans le champ qui encercle le collège. C’est de l’éco-pâturage. Les trois brebis de race solognote ont pour mission d’entretenir 8000 m2 du printemps à la fin de l’automne. Ensuite, leur propriétaire les mettra au chaud pendant les mois d’hiver. Grâce à elles, les élèves et toute l’équipe pédagogique se seront plus dérangés par le bruit des tondeuses ! L’un des professeurs de SVT a baptisé les brebis. Céleste m’a donné leurs prénoms mais je les ai oubliés.
Ce matin, Victoire partait avec sa classe à Cerdon. A sept heures, elle était déjà debout et préparait son pique-nique. Je n’avais jamais entendu parler de ce « chemin de mémoire » créé pour ne pas oublier l’existence de quelques trois-cents hommes Juifs envoyés à Cerdon. Le camp de Beaune-la-Rolande étant plein, ils avaient été transférés dans une ferme abandonnée et perdue en Sologne, la Matelotte. C’est à la faveur d’un documentaire réalisé par Philippe Claire, projeté en 2000 et intitulé « la terre ne ment pas » que les habitants ont découvert l’existence de ces Kommandos. C’est Francette Lechevallier, vice-présidente des Randonneurs sullylois qui va avoir l’idée de ce « chemin de mémoire ». Ce chemin permet de découvrir les trois fermes dans lesquelles ont vécu ces hommes. C’est ce chemin sur lequel Victoire et ses amis de CM2 ont marché avec leur maîtresse et quelques parents accompagnateurs. Je me demande comment Victoire aura vécu cette sortie. Elle sait que le père de sa grand-mère maternelle est mort après avoir été déporté d’un camp d’officiers vers un camp de concentration, Mauthausen. Elle sait qu’il n’en est jamais revenu et que sa grand-mère n’a pas connu son papa. Je me demande si on va raconter aux enfants que de 1941 à 1943, ce sont plus de 18000 Juifs dont près de 4000 enfants qui ont été internés dans les deux camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers, que c’est le Préfet du Loiret qui était en charge des camps et qu’il revenait à des Français d’en assurer la garde. Leur aura-t-on expliqué que les familles internées seront déportées par quatre convois vers Auschwitz et que ces convois emmenaient vers la mort essentiellement des femmes et des adolescents ? Leur aura-t-on dit que les enfants ont été arrachés à leurs mères, qu’ils ont vu leurs mères monter dans les wagons, qu’ils ont ensuite été transférés à Drancy avant de les rejoindre dans la nuit et le brouillard ? Victoire et ses amis ont en moyenne onze ans et je les trouve encore bien jeunes pour affronter une vérité si inhumaine !
Le ciel est chargé mais le soleil illumine le plateau. Victoire a eu ses deux repésentations de son spectacle de danse. Le spectacle « tout conte fée » était incroyablement tonique et les tableaux s’enchaînaient avec beaucoup de fluidité. Les danseurs glissaient du jazz au classique et du hip-hop à la salsa. Le final était très enlevé : tous les élèves de « danse sans frontières » et leurs professeurs réunis sur la scène et dansant sur le « can’t stop the feeling » de l’énergisant Justin Timberlake. Louis a son dernier entraînement de foot ce soir. Les parents sont toujours invités à rejoindre les enfants sur le terrain.C’est son papa qui va l’y conduire. Ce petit bonhomme a pour son papa un amour qui me bouleverse! Hier, en rentrant de l’école et constatant que son papa avait réussi à souder à froid sa paire de lunettes, il s’est exclamé: « j’adore mon papa! Mon papa, il sait tout faire! ». Alors, ce papa qui sait tout faire et a été un vrai grand sportif va entrer sur le terrain pour le plus grand plaisir de son fils, en dépit d’un genou qui le fait souffrir! Vendredi, Louis change de ceinture au judo. Samedi soir, nous irons admirer Céleste dans son ballet de natation synchronisée. Comme sa sœur pour la danse, elle a eu un grand nombre de répétitions pour parfaire son ballet. Si nous savions comment Victoire serait habillée, le maillot de Céleste ne nous sera dévoilé qu’à la dernière minute. Je me suis proposée pour aider à préparer les nageuses. Nous ne pourrons pas nous joindre au défilé aux lampions de la kermesse des écoles mais, dès le lendemain, nous y serons !
Je ne raterai pour rien au monde ce moment de joie et de poésie ! Que le thermomètre affiche 38° comme l’an passé ou qu’il pleuve comme cela est si souvent arrivé, la kermesse est toujours une parenthèse dans nos vies. Je ne me lasse pas de voir les enfants monter sur le vieux manège qui semble avoir été confectionné par le vacher Petit Pierre, une des grandes âmes de la Fabuloserie (ce musée hors les normes situé dans le petit village de Dicy), s’amuser à faire tourner la roue du giroflet, défier leurs parents dans des parties de palet, sauter dans les structures gonflables et se pourchasser avec des pistolets à eau. Dimanche, ce sera ma neuvième kermesse et la neuvième fois que je tiens des stands l’après-midi. Je reste nostalgique de la vieille baignoire en fonte dans laquelle voguaient les canards. Cette baignoire avait dû servir d’abreuvoir pour les vaches avant d’être recyclée pour la pêche aux canards. Elle faisait entendre un bruit d’eau très apaisant et on sentait que les canards y barbotaient sereinement. L’APE a souhaité investir dans un système plus moderne et, pour moi, la pêche aux canards a perdu son charme. Je n’ai rien contre le progrès mais, dans mon esprit, la poésie l’emporte et je suis certaine que si on demandait aux canards leur avis, ils plébisciteraient la baignoire-abreuvoir !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner