Ma patiente de dix heures m’a oubliée. Une patiente qui pourrait être corse, très brune, avec des yeux myosotis. Ce n’est pas grave. Cela arrive quand les rendez-vous ont été pris avant les vacances et que le thérapeute en sabots ne retrouve pas le numéro de portable de sa patiente…Je travaille à l’ancienne, avec des petits bouts de papier et des résumés des séances écrits à la main dans d’épais cahiers à spirales, avec des encres de toutes les couleurs. Une préférence pour le vert (espérance) et le violet (spiritualité).
Tous les soirs, je m’endors en pensant à la Syrie. Tous les matins, j’ouvre les yeux en pensant à la Syrie. Tous les jours, j’apprends la mort de nouveaux migrants dans la traversée de la Méditerranée. J’entends que la « jungle » de Calais va être démantelée. Je lis que le CDU, le parti d’Angela Merkel, a été battu en Mecklembourg-Poméranie occidentale car les Allemands sont las d’accueillir sur leur sol des étrangers musulmans. Les évènements qui se sont produits dans plusieurs villes d’Allemagne la nuit de la Saint Sylvestre ont largement frappé les esprits sans même parler des actes terroristes perpétrés dans plusieurs pays européens. Inlassablement, je lis et je vois tout ce qui peut l’être sur la guerre en Syrie. Perdue au milieu d’un immense plateau planté de maïs, je me sens si impuissante ! Si j’habitais dans une grande ville, je proposerais mon aide. J’ai enseigné. Je suis thérapeute. Je suis certaine que je pourrais être utile et arrêter de me torturer avec cette idée qu’en ne faisant rien, c’est comme si je participais à cette horreur.
Je lis le nouveau roman de Laurent Gaudé « Ecoutez nos défaites ». J’épouse les vies d’Assem et de Mariam qui se croisent entre Paris, Genève, Mossoul, Beyrouth et Addis Abeba. La vie d’un agent secret français et celle d’une archéologue irakienne. Leurs vies, elles, rencontrent celle d’Hannibal, le grand chef de guerre ayant traversé les Pyrénées et les Alpes avec des éléphants, pendant la deuxième guerre punique, du Général Grant déterminé à faire plier les Sudistes, quitte à les faire tous mourir de faim et celle du Négus, le roi des rois, défait par l’Italie de Mussolini n’ayant pas craint de déverser des tonnes de gaz moutarde sur l’Ethiopie, sur l’un des plus incroyables berceaux de la chrétienté ! A Genève, Hailé Sélassié prononcera un discours qui scellera la mort de la Société des Nations. L’Etat islamiste vient de pénétrer dans Mossoul. Les hommes, avides de violence et de sang, détruisent inlassablement la cité antique d’Hatra et mettent à sac le musée. Palmyre, ce sera pour plus tard. Et tous ces hommes et ces femmes de ressentir que la victoire sur l’ennemi n’en est pas une. La mort de milliers d’êtres vivants, le pillage systématique des villages et des villes, tout ceci n’est que défaite !
Savoir que le premier prix du visa pour l’image de Perpignan a été attribué à un photographe grec, Aris Messinis, pour son « travail » sur l’arrivée massive des migrants sur l’île de Lesbos, cela suffit-il nous à nous faire nous sentir moins coupables ? Non, vraiment pas ! Mais que faire face à la folie d’un Bachar, devant les calculs froids d’un Poutine et notre industrie tricolore, grande pourvoyeuse d’armes de par le monde ?
Dans la roman de Laurent Gaudé, Mariam, la jeune femme archéologue irakienne s’en veut de consacrer autant de temps et d’énergie à des vestiges du temps passé. Les cités antiques seraient-elles plus sacrées que les vies, tous les jours, arrachées par la folie des hommes ?
Cet été, depuis la Haute-Corse, j’ai pleuré en découvrant à la Une du Monde le visage ensanglanté, le regard perdu de ce petit bonhomme de cinq ans, Omran, qui avait été bombardé le 17 août à Alep, frappée depuis deux mois par le régime de Bachar Al-Assad et son allié russe. J’avais pleuré, aussi, devant le corps sans vie d’Aylan, âgé de deux ans, rejeté sur la grève d’une plage turque. Je n’aime pas le voyeurisme. Mais, parfois, il est important de provoquer des électrochocs, de montrer l’innommable. Nous habitions au Mans quand tous les journalistes occidentaux ont décidé d’attirer l’attention de l’humanité sur le drame qui se déroulait en Ethiopie. Les images de ces petits corps décharnés, aux gros ventres, aux yeux exorbités, avaient été diffusées par les journaux télévisés à 20h00. La France était à table. La plupart des familles dînaient devant leur petit écran. Quel choc ! Ensuite, on ne peut plus dire qu’on ne savait pas, que cela n’a pas existé ! Parfois, malheureusement, les images sont indispensables pour réveiller les consciences.
Je pense à cette patiente qui souffre de ce que sa sœur aînée refuse catégoriquement de laisser son mari, médecin, né en Syrie, accueillir chez eux ses deux seules sœurs qui vivent à Alep. Devant la froideur de sa propre sœur, elle a offert à son beau-frère de les recevoir pour les arracher à l’enfer d’une ville sans cesse bombardée. Je sais les raisons profondes qui conduisent cette femme à ne pas vouloir recevoir ses deux belles-sœurs. Depuis l’enfance, elle a été sacrifiée sur l’autel des intérêts des autres. Elle ne peut plus, ni ne veut plus rien donner. Je comprends les mécanismes et, pourtant, je la trouve épouvantable d’imposer une telle souffrance à son mari !
Le vendredi 2 septembre, le Procureur de la République de Paris, François Molins, a prononcé une allocution. Tout en désavouant les propositions des hommes et des femmes politiques de droite en matière de lutte contre le terrorisme qui violeraient les droits de l’homme, il a annoncé que le risque d’attentat sur le sol français était renforcé. Ce renforcement vient de ce que l’Etat islamique connaît des signes d’affaiblissement et que des personnes seules ou des familles entières de combattants vont revenir en Europe et chercher à commettre des actes de terrorisme. J’ai peur du terrorisme dans l’espace Schengen mais je sais que c’est le prix que nous payons pour des politiques internationales qui nous dépassent et pour cet or noir dont le cours du baril agite toutes les bourses et fait couler des litres de sang bien rouge! Notre école laïque, républicaine et obligatoire a su très durablement intégrer et offrir de vraies perspectives à des enfants nés de parents étrangers, chrétiens, juifs ou musulmans. Que s’est-il vraiment passé pour que des jeunes nés en France, éduqués dans nos écoles de la République, se radicalisent et soient prêts à massacrer des femmes, des hommes et des enfants? Faudrait-il seulement y voir une sorte de crise d’adolescence d’un nouveau genre? Un rite initiatique sans retour pour des jeunes ayant grandi dans une société de plus en plus violente ou, dans les jeux, on tue, on brûle, on pille, on décapite des nuits durants sans ciller et où on pense ne jamais trouver sa place, une place dans laquelle, en se sentant utile, on donnera du sens à sa vie?
Le Liban est le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés syriens. Le Liban sait l’horreur de la guerre, les déplacements de population, la diaspora. Le Liban, contrairement à la Turquie, n’a pas fait de chantage auprès de l’Union Européenne pour accueillir sur son sol un million et deux cent mille syriens. Le Liban est maintenant dépassé et fragilisé par cette présence massive de migrants qui ne peuvent pas travailler dans un pays où le chômage des jeunes dépasse les 30%.
La guerre civile fait rage en Syrie depuis 2011. Le conflit aurait fait entre 260 000 et 470 000 morts selon différentes estimations. Entre 100 000 et 200 000 personnes ont disparu dans les prisons du régime de Bachar Al-Assad. A ce jour, c’est un quart de la population syrienne qui a fui son pays en abandonnant tout et sans espoir de retour.
Depuis cinq ans, les enfants sont privés d’école et la mort rode, partout. Les hôpitaux manquent de tout. On pratique une médecine de guerre, radicale, qui laisse derrière elle beaucoup de corps désarticulés. Malgré tout, on voit des enfants sauter et nager dans une piscine de fortune : le trou rempli d’eau laissé par un éclat d’obus sur la route !
Au Liban, la guerre aura duré quinze ans. C’est presqu’une génération passée dans les caves et sous les bombardements. Tous les soirs, je pense à Aylan, Omran et à tous ces autres enfants victimes dont je ne sais ni le prénom ni l’âge. Tous les matins, quand mes yeux s’ouvrent, j’espère, au minimum un cessez-le-feu et, au maximum, la fin de cette guerre civile démarrée au moment du printemps arabe. Après le départ de Moubarak en Egypte, de Kadhafi en Lybie et de Ben Ali en Tunisie, toute une jeunesse rêvait de liberté et de démocratie mais, très vite, les guerres civiles et la radicalisation de l’islam ont fait oublier le parfum des amandiers et des orangers en fleurs. Le printemps s’est mué en une sorte d’hiver sans fin privé de vie et de lumière. Partout où régnaient en maîtres absolus des dictateurs sanguinaires, leur destitution a engendré des guerres civiles comme en Yougoslavie et en Irak.
Avec mon coeur de femme qui a eu la chance de voyager et de mère qui a eu le bonheur de porter et de mettre au monde trois enfants, je pense à Jacques Brel et au dernier couplet de sa magnifique chanson « fils de ».
Mais fils de bourgeois ou fils d’apôtre
Tous les enfants sont comme les vôtres
Fils de César ou fils de rien
Tous les enfants sont comme le tien
Les mêmes sourires, les mêmes larmes
Les mêmes alarmes, les mêmes soupirs
Fils de César ou fils de rien
Tous les enfants sont comme le tien
Pour Aylan, pour Omran et pour tous les enfants dans la guerre
Anne-Lorraine Guillou-Brunner