Le conducteur ne stoppe plus sa machine entre trois heures et quatre heures du matin dans une petite gare au milieu de nulle part. Le contrôleur, sanglé dans un uniforme bleu marine impeccable, sa casquette vissée sur son crâne chauve, ne vient plus me sortir de mon sommeil profond, m’inviter à quitter mon wagon et à descendre du train. Les horaires ont changé. Je suis débarquée à cinq heures, dans les premières lueurs de l’aube. Je ne cherche pas à lutter. Je rassemble mes affaires à tâtons et descends. Mes paupières sont lourdes, mes yeux rouges. Il n’y a personne dans la gare. Je suis habituée. Je ne cherche plus de compagnon de nuit. Je m’assieds sur un banc dur. J’observe le soleil se hisser de l’autre côté du plateau. J’écoute les chants si divers des oiseaux. Je respire l’odeur du blé presque mûr, de l’herbe prise dans la rosée et du foin fauché. Une araignée se laisse glisser le long de son fil. Je ne tue jamais les insectes. L’été, les filles d’Arachné sont nombreuses à venir chercher de l’eau au fond des lavabos et des baignoirs mais, ensuite, elles ne parviennent plus à en sortir. Aussi grosses soient-elles, je les emprisonne momentanément dans une boite et leur redonne leur liberté.
Notre mère est capable de céder à une authentique attaque de panique en cas de rencontre inopinée avec une souris. Elle est née en 40 et a grandi dans un Paris occupé. Les rats devaient être nombreux dans les rues de la capitale. Même si, affamés, les Parisiens en arrivaient à les manger. Notre grand-mère avait aussi ces animaux en horreur. Animaux associés à la peste, à la saleté, à une forme de misère qu’on refuse d’affronter. C’est fascinant comme les peurs se transmettent de génération en génération: peur de grossir, de dormir, de certains animaux (la peur des chiens, par exemple, est très culturel. En Turquie, un proverbe dit de ne jamais se fier à un chien. Le chien, dans de nombreux pays, est encore associé à la rage), du vide, de l’avion, de la conduite -celle-ci je la possède bien. C’est notre père qui me l’avait transmise alors que ma soeur, comme notre mère, adore conduire-, des microbes, de vieillir, de mourir…
J’ai eu, l’hiver dernier, une patiente qui vivait dans l’angoisse des microbes. Fille de pharmacienne, pharmacienne elle-même, elle avait été élevée par une mère qui les obligeait sa soeur et elle, avant de rentrer dans la maison, à se défaire de leurs vêtements et de leurs chaussures et à enfiler des tenues propres. Tout ce qui avait été en contact avec le monde extérieur était considéré comme sale et dangereux. Cette jeune femme, très brillante, étendait sur le coussin de mon divan son manteau avant d’y poser sa tête. Dès la première séance, elle m’a dit qu’elle avait besoin de se protéger de la présence physique de ceux qui l’avaient précédée. Inutile que je lui explique que je change les taies des oreillers, lave régulièrement drap et sac de couchage. Je savais que cela ne servait à rien. Cette jeune femme avait souffert également d’une phobie alimentaire et une peur de vomir qu’elle avait réussies à combattre seule en s’imposant des voyages dans des régions du monde où elle serait contrainte de se nourrir autrement. Elle a cessé les séances alors que nous n’avions pas vraiment terminé. Je sais qu’elle reviendra.
A cinq heures, je me lève et ouvre toutes les fenêtres à l’étage. Je laisse entrer la fraîcheur et les bonnes odeurs de l’aurore. Céleste est à Paris depuis dimanche. Elle a pu fêter les deux ans de notre petite Charlotte. Elle profite de sa grande cousine qu’elle a vue quelques heures en une année. Margot fait découvrir à Céleste son Paris et Céleste va emmener Margot au Pavillon des Canaux, ce lieu absolument génial situé au 39, quai de la Loire, en plein coeur du Bassin de la Villette. Cette ancienne maison du directeur des écluses a été transformée en café-restaurant et permet des échanges autour de thèmes divers.
http://www.pavillondescanaux.com/
Voici plus d’un an, j’avais découvert ce lieu entre les pages de la revue « Flow » et y avais emmené Céleste, Valentine et Victoire avant la rentrée scolaire. Céleste et Valentine avaient pris leur déjeuner dans la salle de bains, assises dans une baignoire ancienne à pied de lion. Victoire et moi avions déjeuné sur une petite table ronde non loin de la verrière. J’avais adoré l’ambiance chaleureuse de cet endroit qui m’avait rappelé des cafés ou des salons de thé en Nouvelle-Zélande ou en Bolivie. J’avais seulement regretté que nous découvrions le Pavillon des Canaux par un temps gris et froid. En sortant, nous avions longé les installations de Paris plage. Personne sur les transat ou dans l’eau. Cela sentait vraiment la fin de l’été comme dans la chanson de Brigitte Bardot « La Madrague ».
https://www.youtube.com/watch?v=Bbkwrf5lMqc
Ce matin, alors que je lançais mon sixième et avant-dernier défi littéraire initié par l’une de mes amies, Caroline, j’ai eu soudainement l’idée d’un roman. Ce n’est pas la première fois que j’ai envie de me lancer dans l’écriture d’un roman mais le temps m’a toujours si cruellement fait défaut. J’ai rédigé toutes les nouvelles du recueil « Maintenant qu’on est là » alors que je traversais une longue période d’insomnie. Plus aucun train n’était affiché sur le grand tableau dans la gare. Je n’avais même plus le loisir de m’installer confortablement dans un wagon, dans le sens de la marche, côté fenêtre, pour en descendre quelques heures plus tard. C’était très étrange de ne plus ressentir le sommeil, d’avoir un cerveau fonctionnant à merveille jour et nuit. Je n’avais pas peur. Je profitais à plein de ce que je vivais comme une chance. Nous sommes nombreux à aimer la nuit pour travailler. La nuit, les maisons sommeillent. Chaque chose est à sa place. On se sent enveloppés. On est au calme. La nuit, la pensée est différente. La musique intérieure peut venir de très loin, composée par des forces inconscientes. C’est aussi à la faveur de grandes périodes d’insomnie que j’ai réalisés d’immenses collages à la manière de Jacques Prévert ou de Dora Maar en croisant photos de famille, de magazine et articles de presse.
Si je prenais cette longue période d’insomnie avec philosophie, je savais malgré tout que je dysfonctionnais et que je m’épuisais. Cela m’était déjà arrivé. Je ne sais pas si je suis devenue sage mais j’ai admis un principe essentiel: mes excentricités ne doivent pas avoir d’incidence sur ma famille et, surtout, sur nos trois enfants.
Si, le matin, je pouvais dormir et récupérer, ce ne serait pas grave mais ce n’est pas le cas. J’aime le calme enveloppant de la nuit profonde et aussi la magie des premiers réveils de l’humanité. Récemment, dans un livre de Marcel Ruffo intitulé « Détache-moi! Se séparer pour grandir », j’ai aimé ce passage relatif à la difficulté pour certains enfants de se laisser aller dans le sommeil. « Mais comment s’abandonner seul entre les bras de ce Morphée que l’on ne connaît pas? Accepter de quitter la vie, ne serait-ce que quelques heures, et de se perdre soi-même? S’abandonner suppose de se sentir en paix, d’être en harmonie avec soi-même et avec le monde. On comprend tout de suite qu’il y a mille raisons de ne pas réussir à s’endormir, à tout âge: la journée a été mauvaise, on a raté un examen, on appréhende un rendez-vous le lendemain, on n’a pas fini un devoir, on s’est fâché avec un copain, on a le sentiment qu’on n’est pas reconnu…Le sommeil est une conclusion à la veille de la journée. Si la journée a été riche et pleine, on l’abandonne sans regret, parfois même avec satisfaction. Mais il est plus difficile de quitter le jour qui ne nous a pas comblés. Heureusement, le rêve est là pour nous aider à traverser la nuit sans nous perdre tout à fait. Freud prétendait que le rêve protège le sommeil et le dormeur. En tout cas, il est une réappropriation de soi ou, à tout le moins, une réapparition de soi. Réapparition du sujet, fantasmatique, chaotique, dans le désordre, mais c’est toujours du sujet qu’il s’agit. On rêve (de) soi, seul, jamais à deux; on ne partage pas les rêves de la nuit. »
Les êtres qui déroulent leur journée sur un mode hyper actif et savent exprimer leurs émotions font souvent de petits dormeurs entrant dans un sommeil très profond et se réveillant sans se rappeler leurs souvenirs. Entre une mère fuyant souvent dans le sommeil et un père se réfugiant dans le calme des nuits, j’avais plutôt tendance à choisir la seconde voie. J’ai analysé mes périodes d’insomnie. Elles ont toujours été en lien avec un sentiment de perte de temps, de freins puissants à mon besoin fort de réalisation personnelle. Empêchée le jour de mener la vie que je voulais, je me rattrapais la nuit.
Hier, j’étais seule. Quand j’écris seule, je veux dire sans mon mari, à Paris, comme toutes les semaines pour son travail. Autrefois, j’aurais mis à profit ces heures de solitude après que les enfants aient rejoint leur chambre pour écrire. Mais je me sentais épuisée. J’ai décidé de me coucher après avoir été marcher avec Fantôme autour du plateau. J’aime tellement ces soirées entre la fin du printemps et l’entrée dans l’été. J’aime le plateau quand le blé est haut, que les coquelicots et les chardons s’unissent, que, parfois, un chevreuil se faufile à travers les champs. J’aime sentir l’odeur des fleurs de tilleul, entendre chanter les grenouilles depuis les larges feuilles des nénuphars. J’aime ces moments délicieux qui précèdent la moisson. Elle arrive toujours trop vite à mon goût. Mon coeur se serre à la vue de ces grandes machines avalant tout sur leur passage et laissant derrière elle un plateau nu et désolé.
Hier, en me réveillant, j’ai adressé un petit message de soutien aux lycéens qui sont venus me voir. Plus tard, j’ai lu tous les sujets de philosophie et de français proposés aux candidats. Je les ai trouvés difficiles. Si j’avais encore eu 17 ans, j’aurais choisi en philosophie de traiter le sujet sur le temps et, en français, j’aurais commenté le magnifique poème d’Andrée Chedid dont j’aime tant l’oeuvre: « Destination: arbre ». Le voici:
Se lier aux jardins
Se mêler aux forêts
Plonger au fond des terres
Pour renaître de l’argile
Se greffer aux branchages
Puis dans un éclat de feuilles
Embrasser l’espace
Résister aux orages
Déchiffrer les soleils
Affronter jour et nuit
Evoquer ensuite
Au cœur d’une métropole
Un arbre un seul
Enclos dans l’asphalte
Éloigné des jardins
Orphelin des forêts
Un arbre
Au tronc rêche
Aux branches taries
Aux feuilles longuement éteintes
S’unir à cette soif
Rejoindre cette retraite
Ecouter ces appels
Sentir sous l’écorce
Captives mais invincibles
La montée des sèves
La pression des bourgeons
Semblables aux rêves tenaces
Qui fortifient nos vies
Cheminer d’arbre en arbre
Explorant l’éphémère
Aller d’arbre en arbre
Dépistant la durée.
En sophrologie, il m’arrive de demander à mes patients de s’imaginer sous la forme d’un arbre pour ressentir l’ancrage, adopter une posture de confiance, stimuler leurs ressources, communier avec la nature. Quel est votre arbre? Mon coeur balance entre le bouleau argenté, l’érable rouge, le cèdre du Liban et l’olivier.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
J’aurais aussi choisi le temps aussi, sans aucune hésitation !
Et pour l’arbre, nous avons planté un érable rouge à l’automne dernier mais j’avoue n’avoir jamais trop cherché à réfléchir à une préférence…
C’est le seul sujet en philosophie qui me parlait. C’est magnifique un érable rouge! Tous les arbres sont beaux. Nul n’est besoin d’avoir un arbre favori. Je me demande souvent ce que je préfère.