Lundi matin, première gelée sur le plateau. Je ne m’attendais pas à avoir si froid en vélo. Fantôme, comme souvent, fait la course en tête. La végétation est prisonnière du givre. La terre est sèche et dure. Les sillons sont formés. Une boule rouge énorme monte au-dessus de la ligne d’horizon. Je mets pied à terre pour la contempler. Salutation au soleil. Dans le tronc des arbres, il me semble entendre la sève redescendre. Si les nuits sont claires et froides, les feuilles n’auront pas le temps de nous offrir le même feu d’artifice que l’année dernière. Les forêts étaient magnifiques ! Le peintre automne jetait sur sa palette tout un dégradé de jaunes, de bruns et de rouges. L’automne est ma saison favorite. La saison qui m’a vue naître un matin d’octobre, tirant sur novembre, dans l’est de la France, à Metz, en Lorraine. Notre mère m’a souvent raconté qu’il avait beaucoup neigé dans les jours précédents ma naissance et qu’elle avait été se promener.
J’aime l’automne pour la douceur de sa lumière, les feux qu’il sait jeter dans les arbres, ses étés indiens, la mise en sommeil progressive de la nature, les noix, les noisettes, les marrons grillés, les gros pulls qu’on exhume des cantines parfumés à l’antimites, les boules de chrysanthèmes dans les cimetières au moment de la Toussaint, nos séjours dans le Finistère, le bouillon du pot-au-feu, les potages au potiron et les premières flambées dans l’âtre de la cheminée. J’aimais aussi l’automne pour cette tarte au chocolat que notre père nous concoctait pour nos anniversaires et dont la recette est partie avec lui.
Récemment, j’ai réalisé que je pensais de moins en moins à mon père en tant qu’adulte. Je le voyais de plus en plus souvent sous les traits d’un enfant. Il m’apparaît très jeune, avec un corps à la Valentin le désossé, des cheveux blonds, un sourire triste. Il est assis dans un pommier en automne, un cerisier en été. En hiver, il est allongé sur un lit pelotonné dans une couverture et il dévore les contes de la bécasse de Guy de Maupassant. Au printemps, il écoute le vent qui fait chanter les jeunes feuilles des arbres. Il guette les reinettes sur les feuilles de nénuphar. Mon père n’est plus mon père. Il est cet enfant doux, rêveur qui apprend à s’abstraire pour échapper à ce qui le fait souffrir. Il a toute la vie devant lui. Il n’est pas hanté par la peur de la vieillesse, l’horreur du délabrement physique et intellectuel. Il ne voit pas les grandes plages du Finistère sud comme une fin mais comme un début.
Depuis lundi, j’ai ressorti mon sac de couchage, celui qui m’a suivie pendant notre tour du monde, essentiellement lors des treks en altitude car il est prévu pour garder un corps au chaud par -25°. Avec le temps, les nombreux lavages, il a forcément perdu une partie de ses propriétés mais il est vraiment douillet. On ne peut pas se détendre si on a froid. Le froid contracte les muscles. J’accueille de nombreuses personnes souffrant d’insomnies chroniques et le sac de couchage permet de s’imaginer dans son lit, bien au chaud, sous la couette ou le couple drap/couverture. Ce sac de couchage a connu les nuits fraîches d’une fin de printemps sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Il a expérimenté le froid mordant de la Patagonie chilienne, du désert d’Atacama, de l’Altiplano. Il s’est couvert de givre dans les camps de base du nord de l’Inde, au Ladakh et au Népal. Il m’a aussi servi à me détendre moi-même à la fin des séances de yoga. Malheureusement, depuis que je prends soin des autres, je manque de temps pour moi-même.
En sophrologie, on voyage énormément. On voyage non seulement dans le temps mais aussi dans ses souvenirs les plus heureux. Quand je demande à mes patients de restituer, en s’aidant de tous leurs sens, un souvenir heureux, je leur parle toujours de ce passage dans « Mary Poppins », celui où, après avoir dessiné de magnifiques dessins à la craie sur le trottoir, Mary et Bert, Jane et Michaël se prennent par la main, sautent à pieds joints dans les dessins et se retrouvent de l’autre côté du miroir. Les scènes ont pris vie. Des manchots font office de serveurs dans un café. Depuis le carrousel, les chevaux s’élancent dans la campagne anglaise. Un pauvre renard est la cible d’une chasse à courre. Bert le sauve. Mary arrive première à une course hippique. La pluie se met à brouiller le ciel londonien. Les gouttes coulent sur les trottoirs. Les dessins s’effacent. Les enfants, Mary et Bert reviennent dans le monde réel. Je ne sais pas si Magritte a vu ce film mais je pense qu’il l’aurait adoré !
Mon sac de couchage est pour l’heure bien plié. Il attend le corps de celui ou de celle qu’il couvrira. Mon sac de couchage est un peu comme le tapis volant d’Aladin. Il a des pouvoirs magiques ! Ce que j’aime tant dans mon métier, c’est que l’imagination y tient une place très importante et que je peux coudre des exercices sur mesures. Ma patiente vient de partir. Le drap ladhaki est froissé et le sac de couchage est en boule. Il a rempli son office. Nous avons voyagé dans un futur proche et un passé plus lointain. Les rayons du soleil s’invitent par l’une des fenêtres.
Victoire a commencé à faire sa valise pour la Bretagne. Cette année, nous ne partons qu’en petit comité : notre famille et le fils de l’une de nos amies très proches. Les années précédentes, nous avons toujours été au moins dix dans la grande maison de l’île-Tudy, une maison très confortable et pleine de lumière. Victoire se lamente qu’on ne soit pas plus nombreux. Elle trouve cette perspective triste. Les enfants auraient adoré faire découvrir ce bout de Finistère sud à leurs cousins. La grande plage leur aurait rappelé celle de Los Angeles. Je suis impatiente de retrouver la plage au lever du jour, le calme des vagues, le sifflement du vent, les silhouettes des chalutiers rentrant au port, le vol des mouettes, l’odeur du varech.
Lundi, les filles, au collège, vont être soumises, ainsi que tous leurs camarades, à leur tout premier exercice « « intrusion terroriste ». Tous les enfants scolarisés sont familiers des exercices « incendie » et, pour certains, en fonction des spécificités du périmètre des établissements, aux exercices « inondation » et « confinement en cas d’accident nucléaire ». Voici trois semaines, Céleste nous a raconté comment l’exercice allait se dérouler. On sentait de l’anxiété dans sa voix. Les gendarmes joueront les terroristes. Quand le son d’une corne de brume retentira, les volets seront descendus. Une armoire sera poussée devant la porte pour bloquer l’accès des classes. Les enfants se coucheront sur le sol et ne bougeront plus. Si un élève se sentait mal, un autre serait là pour le calmer, lui dire de respirer. Les gendarmes essaieront de s’introduire dans les salles. L’exercice peut durer plusieurs heures. Si je comprends la nécessité de préparer les élèves à une intrusion, je suis malheureuse de sentir qu’ils évoluent dans un climat de plus en plus anxiogène. Les enfants qui viennent en consultation me font part de leurs peurs : peur des attentats, peur de la guerre. Ces peurs récentes viennent s’ajouter au chapelet des peurs plus anciennes : peur que les parents se séparent, peur qu’ils perdent leur travail, peur qu’ils soient malades, peur de les décevoir.
Céleste est revenue un jour de l’école en me demandant si l’élection potentielle de Marine Lepen à la tête de notre pays déboucherait sur une guerre civile…Il est de notre rôle d’apaiser nos enfants, de les tenir éloignés des journaux télévisés dont les images sont terribles. Il importe de leur rappeler que le monde a toujours été malheureusement d’une grande violence mais qu’autrefois on n’était pas abreuvé d’informations en temps réel. On ne savait pas tout des conflits, des attentats. Pourtant, ils existaient déjà. Le monde dans lequel nous évoluons est infiniment plus civilisé que par le passé. Les rues de Paris étaient de véritables coupe-gorges au dix-neuvième siècle. On y perdait la vie pour quelques sous.
Me voici désormais à quelques encablures du Finistère sud. Jeudi de la semaine prochaine, sur la grande plage de l’île-Tudy, je marcherai face au soleil levant. Les rayons naissants coloreront de rose et de mauve la surface de l’océan. Les pattes des mouettes auront laissé de petites empruntes dans le sable humide. Fantôme sera heureux. J’imaginerai Jeanne, ma bigoudène, échappée de sa maison de retraite avec, sous sa coiffe, plusieurs boîtes de pâté Hénaff dissimulées.
L’histoire de Jeanne pour celles et ceux qui ne la connaissent pas et qui m’a été inspiré par la photo d’Edouard Boubat et un lointain passé de consommatrice de pâté Hénaff!
Dans la maison de retraite, les résidents étaient astreints à un régime alimentaire assez sévère. Adieu galettes, pâté, andouillette, beurre salé et cidre fermier ! Cela aussi contribuait à rendre Jeanne triste.
Toute sa vie, Jeanne avait vécu près de l’océan. Elle était née à Combrit, près de Sainte-Marine, de l’autre côté de l’Odet. Par dessus tout, c’est son Atlantique qui lui manquait avec sa plage sans limites, ses vagues vivant au rythme des marées, sa ligne d’horizon, ses chalutiers rentrant au port et trainant dans leur sillage des nuées de goélands gourmands. Et puis, Jeanne voulait danser. Elle avait toujours aimé la danse, toutes les danses. Ses enfants ne le savaient pas mais dans les semaines qui avaient suivi la mort de son mari, Jeanne avait renoué avec son grand amour d’adolescence, Corentin. C’est Corentin qui, le premier, l’avait fait danser dans des bals le samedi. Les bals, c’était avant que Corentin s’engage dans la marine nationale. Un matin, avec son petit baluchon sur l’épaule, il était venu lui dire au revoir. Il ne voulait pas rester au pays et reprendre la ferme familiale. Il ne trouvait pas le courage d’affronter un père ne supportant pas la contestation et habitué à faire revenir à la raison ses enfants à coups de ceinturon. Quand Corentin était rentré au pays plus de vingt ans s’étaient écoulés. Ses parents étaient morts et la ferme avait été vendue. Au cimetière, devant la tombe couverte de bruyère, il avait pleuré sa mère et, rétrospectivement, son amour pour Jeanne, désormais mariée et mère de quatre enfants.
C’est après avoir lu dans le « Télégramme » que des étudiants à Paris défiaient les forces de l’ordre avec des pavés et des slogans libertaires que Jeanne avait pris la décision de quitter la maison de retraite. Elle allait tourner le dos à toutes ces vieilles femmes aux cheveux couleur hortensia et à ces vieux messieurs bougons et, parfois, libidineux. A quelques jours de son quatre-vingt-dixième anniversaire, il était plus que temps de prendre sa vie à bras le corps et d’assumer ses choix vis à vis de sa famille. Jeanne avait prévenu Corentin. Elle viendrait s’installer chez lui. Il la rejoindrait le dimanche 27 octobre 1968 sur la grande plage de l’île-Tudy à 8h00.
La veille du départ, Jeanne avait eu du mal à trouver le sommeil. Au réveil, il faisait encore nuit. Elle avait jeté quelques affaires dans son sac à main. Sa coiffe héritée de sa mère qui la tenait elle-même de sa propre mère, elle la porterait sur sa tête. Elle avait réussi à se faufiler dehors sans qu’on la voie et, elle avait attendu sur le bord de la route qu’une voiture passe. Une Golf rouge s’était arrêtée et le conducteur, un jeune homme étudiant à Nantes et rentré dans sa famille pour le week-end, l’avait fait monter à bord. Il sortait de boîte de nuit. Il avait pas mal bu, si bien qu’en voyant cette vieille dame avec sa coiffe sur la tête, il avait crû avoir rêvé ! Il avait accepté de la conduire jusqu’à la plage de l’île-Tudy. Ce n’était pas exactement sa route. Cela lui faisait même faire un large détour mais cette vieille dame était si sympathique qu’il avait envie de lui faire plaisir. Chemin faisant, elle avait eu le temps de lui raconter son histoire. Il avait garé sa voiture près de la plage et avait aidé Jeanne à descendre. Elle l’avait embrassé avec autant de chaleur et de spontanéité que s’il avait été l’un de ses petits-fils.
Renan, le jeune homme, était resté debout, appuyé à la portière de la voiture et avait regardé Jeanne marcher en direction de la plage. Il s’était mis à songer à Anne, « son » Anne de Bretagne qu’il avait quittée récemment. Maintenant, il ne savait plus exactement pourquoi il avait mis un terme à cette relation. Il sentit alors monter en lui l’envie impérieuse de la voir. C’était étonnant cette vieille Bigoudène avec sa coiffe sur la tête, à cette heure, sur la plage ! Sa silhouette se réfléchissait à la surface de l’eau. Le soleil finissait de sortir de l’océan. Jeanne avait respiré à pleins poumons l’odeur des embruns et des algues brunes. Elle avait retiré ses chaussures pour sentir le sable humide sous la plante de ses pieds. La marée remontait. Bientôt, les vagues viendraient lécher ses chevilles. Elle n’avait pas pensé à poser son sac. Tout à coup, elle se mit à rire. Elle pensait à la tête que ferait Corentin quand, tout à l’heure, il découvrirait qu’elle avait empilé dix boîtes de pâté Hénaff dans la tour en dentelles de sa coiffe. Renan en avait des dizaines sur la banquette arrière de sa voiture. A l’approche des examens, il avait fait des réserves. Il ne perdrait pas son temps en cuisine : une baguette, des cornichons, du bon pâté pur porc et le tour serait joué ! Voyant combien les petites boîtes bleues fascinaient sa passagère, il lui en avait donné dix !
Je dédie cette chronique à toutes les vieilles dames qui s’ennuient dans les maisons de retraite et auraient préféré pouvoir rester dans leur maison, à tous les amoureux, voileux ou pas, de la petite boîte bleue et à ceux qui sont aux commandes de l’usine. Puissent-ils encore très longtemps lui conserver son âme et ne pas laisser entrer le loup dans la bergerie !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner