Ce matin, la nuit s’attardait sur le plateau. Une nuit noire, épaisse mais magistralement éclairée par une lune énorme, une lune d’hiver. Fantôme me suivait dans tous mes déplacements. Il attendait que je décroche mon manteau, enfile mon bonnet, lace mes chaussures de randonnée et protège mes mains sous des gants qui ont miraculeusement pu ralentir ma chute, au Népal, dans une descente après que nous ayons été chercher un sommet à 6400 mètres d’altitude. Sans ces gants faits pour le patinage, je n’aurais pas pu me laisser glisser le long de la corde que notre guide n’avait pas assurée correctement. Je me serais brûlée l’intérieur des mains et aurais lâché plus haut, si bien que je me serais sans doute fait beaucoup plus mal en atterrissant le bas des reins sur des rochers.
Encore un peu de patience et nous célèbrerons le solstice d’hiver. Les jours pourront s’étirer tel de gros chats paresseux lovés sur des couettes moelleuses. Ce matin, pas de lever de soleil flamboyant, juste quelques pans roses, mauves et jaunes. Pas de chevreuils immobiles sous le pommier, seulement un faisan doré, miraculé de la chasse dominicale qui s’est tapi à notre approche et un lapereau peu pressé de se mettre à l’abri d’un fourré. L’arbre des âmes se détachait lentement sur un ciel doré. L’arbre des âmes est un saule pleureur dont les branches se balancent sereinement au gré du vent. L’arbre des âmes, un bien joli nom, qui aurait plu à des Indiens. Je me sens profondément animiste. La vie est partout. Elle est là dans l’eau chantante de la rivière claire, le galop des nuages poussés par la fureur du vent du nord, les feuilles qui se détachent des branches, dans les tiges de la cigüe, les arrêtes vives des morceaux de silex, la terre brune qui accueille les semis, la mousse qui recouvre les tuiles, les brins d’herbe prisonniers du givre, la glace qui dessine des formes surréalistes à la surface des flaques d’eau.
Dans mon cabinet, les patients sont à l’heure du bilan pour l’année 2016 et des projets pour 2017. En sophrologie, seuls les meilleurs souvenirs sont archivés. A quoi bon s’embarrasser de choses difficiles ? On les a vécues, traversées. On sait bien qu’elles sont arrivées mais on les laisse filer comme la feuille d’automne glisse dans le courant à la surface de la rivière. Je demande souvent à mes patients de s’imaginer dans une bibliothèque. Dans cette bibliothèque, il y a des rayonnages et ils y trouvent le livre des moments agréables de leur vie. Ce livre, ils l’imaginent également. Quand ils l’ont imaginé, ils s’installent confortablement, pourquoi pas face à un bon feu de cheminée crépitant et ils en tournent les pages. Dans ce livre, des pages ne sont pas encore écrites. Elles correspondent à ce qui les attend. Ils s’attachent aux pages déjà écrites et ils revivent des souvenirs heureux.
En ce moment, nous passons beaucoup de temps dans des bibliothèques, des grandes, des petites, des bibliothèques municipales, universitaires. Parfois, la bibliothèque se résume à quelques planches en pin blanc accrochées à un mur dans une chambre. Les livres sont simples ou alors leur couverture est reliée. Le grain du papier est fin ou épais. Le livre sent le cuir et l’encre. Certains livres ressemblent à des grimoires d’autres à des journaux intimes, d’autres encore à des carnets de voyage ou à des cahiers d’écolier. Ce qui est merveilleux quand on travaille dans un état de conscience modifié, c’est que l’imagination prend les rênes. Tout devient possible. Les résistances tombent.
Il m’arrive aussi de demander à mes patients de s’imaginer devant un sapin joliment décoré, d’en sentir l’odeur de forêt vosgienne et de retrouver, dans les boules de Noël accrochées aux branches, des moments heureux de l’année écoulée. Toujours dans des boules, ils imagineront, plus tard, quelques temps forts de l’année à venir. Quand j’ai affaire à des artistes, je leur demande de se voir devant une grande toile posée sur un chevalet et d’ébaucher les contours de leur futur proche.
Je me suis livrée à cet exercice spécial Noël. Sans m’aider de mon agenda dans lequel je consigne tout, j’ai laissé ma mémoire raviver les meilleurs moments de 2016. Sont venus les retrouvailles avec ma sœur et les siens après deux années sans se voir, une magnifique promenade avec les enfants en Haute-Corse, une journée sur la plage de l’Espiguette en Camargue, les anniversaires des enfants, un déjeuner en tête à tête dans le restaurant du musée Jacquemart-André avec Stéphane, un voyage en train avec Louis qui devait consulter à Necker suivi d’un déjeuner avec sa grand-mère qui lui avait offert des livres Minecraft, le premier pique-nique de l’année avec les enfants en avril accompagné par les premiers coups de soleil, le concert de Stacey Kent à la Cigale avec un couple d’amis, entre une dame ultra parfumée et un Américain pétomane, la visite du Cyclop de Jean Tinguely avec Louis et Stéphane à Milly-la-Forêt, la kermesse de l’école ou l’impression d’être Amélie Poulain tandis que je faisais tourner le manège et observais les mines réjouies des enfants, la fierté de Victoire de faire son entrée en sixième accompagnée par son papa, la joie de Céleste en découvrant sa moyenne du premier trimestre, une promenade splendide entre forêt et rivière, l’exposition Magritte avec ma sœur et l’exposition Sorolla en famille, « En attendant Bojangles » d’Olivier Bourdeaut, « le grand marin » de Catherine Poulain, « écoutez nos défaites » de Laurent Gaudé et « les deux remords de Claude Monet » de Michel Bernard, « l’effet aquatique », « Béliers », « le goût des merveilles » et « médecin de campagne », la visite de l’incroyable parc du bois des Moutiers à Varangeville-sur-mer, un thé avec ma sœur depuis le balcon de leur appartement parisien, une séance au planétarium de la cité des sciences, un concert de jazz au milieu de la campagne, la découverte de la famille Rainier, une famille d’araignées sortie tout droit de l’imaginaire très habité de Mathilde Lebossé, un dîner avec ma sœur, son mari et le mien depuis la terrasse d’un restaurant situé sur une plage corse avec la chaîne des Alpes se découpant au-dessus de la ligne d’horizon, quelques bains de mer, cet été, en Corse, depuis des petites criques auxquelles nous accédions par un sentier escarpé bordé de résineux, des retrouvailles merveilleuses avec des amis chers, le premier feu de cheminée, la première impression d’été, la première rose dans le jardin, les premières framboises gorgées de jus et de soleil, des centaines de sorties avec Fantôme, à l’heure des braves, dans le Gard, en Corse ou ici, depuis le plateau, un dîner avec les enfants, au retour de la Corse, depuis la terrasse d’un restaurant dans le Marais, le ukulélé de Louis, « can’t stop the feeling » de Justin Timberlake et une paire de sabots rouges offerts par ma sœur pour mon anniversaire.
Pour l’année à venir, j’imagine un séjour à la montagne, quelques escapades parisiennes, une grande réunion autour de Victoire qui fera sa profession de foi, l’entrée en CM2 de Louis, la dernière année de collège pour Céleste, une nouvelle scorpionnade sur le thème des Gitans si je suis moins fatiguée que cette année, une semaine à l’île-Tudy, dans le Finistère sud, le seul endroit où j’arrive à me ressourcer en profondeur, et, bien sûr, encore et toujours, des promenades au point du jour avec Fantôme. Je vous fais grâce de la liste exhaustive de mes envies. Je les consigne dans un carnet spécial. Organiser une grande soirée au « China Club » dans une ambiance « Gatsby le magnifique » et faire découvrir la Nouvelle-Zélande à nos trois enfants sont deux de mes innombrables envies !
Avant de mettre un point final à cette petite chronique, je dois partager avec vous un secret : ce matin, avec Fantôme, nous avons croisé un lutin suédois. Il portait une énorme barbe grise et une sorte de bonnet rouge et pointu. Il n’a pas eu peur quand Fantôme s’est approché de lui pour le respirer. Il nous a confié être le cousin nordique du nain de jardin du père d’Amélie Poulain. Il essayait de le retrouver car, depuis de longs mois, il n’envoyait plus de cartes postales depuis les pays visités. Je n’ai malheureusement pas pu l’aider mais, dans l’après-midi, alors que je retournais marcher, je l’ai revu. Il était assis sur un panneau en bois. Il faisait du stop !
Comme il voyait que j’étais triste, il a voulu savoir pourquoi. Je lui ai dit que ma mère était tombée dimanche soir alors qu’elle quittait ma sœur et qu’elle s’était fracturée pour la seconde fois le poignet droit et s’était aussi cassée le nez. Ma sœur prenait soin d’elle et s’occupait de toutes les démarches médicales car elle devait malheureusement être opérée jeudi. La fracture n’était pas belle et le chirurgien ne savait pas ce qu’il trouverait en ouvrant. J’étais malheureuse pour notre mère qui se faisait une telle joie de ce Noël chez nous avec ses deux filles, ses gendres et ses cinq petits-enfants. Nous sommes une toute petite famille et quand quatre de ses membres manquent à l’appel, cela fait un vide immense ! Notre premier Noël tous ensemble après les trois ans aux Etats-Unis.
Je lui racontais que j’étais aussi triste car je ne pourrai pas aller à Paris et que j’allais rester à la maison pour prendre soin de ma maman qui s’était proposée de veiller sur Fantôme pour que nous puissions nous évader. Je lui expliquais combien ma vie de thérapeute enfermée entre les quatre murs de son cabinet avec le plateau, les champs et les bois pour ligne d’horizon pouvaient, parfois, me peser. Je me réjouissais tant de retrouver « ma » ville, mes repères, des amis chers dont mon ancien directeur de thèse, un de mes cousins, Jean-Guilhem, et de me nourrir de belles choses. Je suis toujours ravie de pouvoir partager mon amour de Paris avec nos trois enfants. En même temps, j’expliquais au lutin à la barbe grise et mousseuse que je trouvais normal de m’occuper de ma maman et de veiller à ce qu’elle se rétablisse dans de bonnes conditions. Le petit lutin suédois m’a écoutée avec beaucoup de gentillesse. Il ne m’a rien dit mais lui parler m’a fait du bien. Cela m’a renvoyé à tous ces mails, ces messages que j’ai adressés pendant plus de vingt ans à un poney sauvage qui était la plupart du temps bien trop occupé à galoper dans les étendues immenses du désert de Gobi pour prendre vraiment le temps de me répondre.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner