Chers tous qui avez pris l’habitude de me lire depuis plus douze ans, êtes désormais des intimes de notre vie de famille, n’ignorez presque plus rien de nos grandes joies et de nos petits soucis, avez appris à connaître le Finistère sud, le Gard, l’Ain, le Queyras et la Haute-Corse, avez pu imaginer cet incroyable tour du monde que nous avons vécu avec Stéphane pendant un an, êtes devenus, sans la connaître, des amis de Muguette et pouvez l’imaginer tant dans sa cuisine que dans son potager, avec sa petite chienne ou avec ses moutons, je vous annonce que je m’évade. Je quitte momentanément le plateau, mon océan céréalier. Je remise mes sabots et mon vélo. Je referme la porte d’Ar-Men. Je pars précisément une semaine. A Paris. Je m’offre une respiration capitale, un temps pour moi. Je serai chez ma soeur à Montmartre.
Je verrai la marraine de Victoire qui va bientôt repartir vivre en Asie, à Singapour. Je n’en ai encore rien dit à Victoire car je sais combien cette nouvelle va l’attrister. Victoire m’a souvent dit ne pas avoir eu le sentiment de créer un lien privilégié avec un membre de sa famille. « Tu vois, maman, je n’ai pas été la première petite-fille de mamie ou de grand-mère, ni une première nièce et des filles il y en avait déjà quand je suis née donc, après, les liens ont été plus forts avec les petits-fils ou neveux. Le mari de ma soeur a toujours eu pour notre Victoire un faible s’expliquant par le fait que notre seconde fille ressemble physiquement énormément à sa tante et qu’elle a une nature à la fois posée, indépendante et artiste.
A Paris, je vais un peu profiter de mes neveux auxquels je suis très attachée, prendre un café matinal avec l’un de mes amis d’adolescence, Raphaël. Les aléas de la vie ne nous ont pas séparés. C’est une chance! Je vais déjeuner avec un cousin merveilleux, Jean-Guilhem. En marge de ses très nombreuses activités, il exerce le métier de psychanalyste. Nous avons la même approche des êtres, sommes animés de la même bienveillance et plaçons en ceux qui viennent nous honorer de leur confiance la même confiance. Je vais pouvoir échanger avec mon ancienne analyste, également psychiatre. Je retrouverai sa salle d’attente à l’ambiance feutrée, l’odeur si particulière de son cabinet. Je pourrai m’ouvrir à elle de ce qui me préoccupe s’agissant de deux de nos trois enfants.
Avec ma soeur, nous irons voir les deux expositions temporaires à Beaubourg: Dora Maar et l’art et la préhistoire. Nous flânerons dans les rues du quartier que nous affectionnons le plus: le Marais. Peut-être nous offrirons nous, en terrasse, un sandwich pastrami du traiteur yiddish Florence Khan et aussi une part de cheesecake. Nous nous refermerons sur notre soralité, nos souvenirs, notre complicité, ces « private jokes » que nous sommes les seules à comprendre. Le 14 juillet, j’aimerais le passer avec notre maman qui habite Sceaux et est de plus en plus isolée. Tous les musées sont fermés le jour de la fête nationale. Il faut que je réfléchisse à ce que nous pourrions faire ensemble.
Le soir, à la gare de Lyon, je verrai arriver le TGV ramenant Louis de l’Ain. Notre troisième enfant qui entrera en cinquième en septembre sera heureux de me retrouver mais je sais que dans le secret de son coeur il aurait préféré que ce soit son papa qui vienne l’attendre sur le quai. Le lundi, peut-être, je retrouverai Constance, l’une de mes amies partie vivre aux Etats-Unis avec son mari et leurs deux fils. Elle viendrait alors de Normandie, de Varengeville-sur-mer, pour que nos retrouvailles aient lieu. Je sais que le lundi semblera long à Louis pressé qu’il sera de retrouver son papa et Fantôme. Malgré tout, j’espère qu’il appréciera de passer une journée à Paris avec moi.
J’aimerais aussi retrouver tous les lieux où j’ai vécu à Paris: la rue Margueritte dans le 17ème à côté du parc Monceau, la rue Bréa, près de Montparnasse et la rue d’Assas proche du jardin du Luxembourg dans le 6ème, deux adresses dans le 12ème, côté porte Dorée et place Daumesnil, la rue Claude Pouillet, dans le 17ème, parallèle à la rue de Levis, non loin des Ternes, la rue de la Roquette, en face de l’ancienne prison des femmes et à deux cent mètres de l’une des entrée du cimetière du Père Lachaise et la rue Victor Gelez entre Oberkampf et Ménilmontant.
J’aurais été heureuse de voir deux de mes trois filleules mais la première, Evi, travaille tout l’été dans le restaurant de ses parents sur l’île de Ré et la deuxième est en Crète avant d’attaquer une prépa au concours de l’école des Beaux-Arts. C’est amusant mais mes trois filleules, Evi, Daphnée et Pauline sont des artistes.
Pauline que je vois le plus souvent et qui nous accompagne à l’île-Tudy est allée hier avec sa maman à Paris s’offrir avec l’argent que je lui avais donné pour ses seize ans une paire de sabots dans la boutique « Les sabots de Marie ». Depuis longtemps quand Pauline est chez nous, elle enfile l’une ou l’autre de mes trois paires de sabots. C’est ma soeur qui m’a rapporté la première d’un séjour en Scandinavie. Une paire dont le cuir a conservé sa couleur naturelle. Stéphane et les enfants m’ont offert une paire couleur prune pour un anniversaire. Ma soeur a remplacé la première paire usée comme les chaussures peintes par Van Gogh et racontées par Heidegger par des sabots rouges. Souvent, pour rire, je m’appelle la sophrologue en sabots.
Mais, en ce moment, ce qui me tente le plus c’est une paire de bottes de gardian. La Camargue est un lieu magique auquel je suis attachée depuis l’enfance. La grande plage de l’Espiguette est celle où nous allions à la journée avec ma famille l’été depuis notre attache spiripontaine. Nous en revenions brûlées et salées.
Je verrai aussi des amis de ma soeur, Cerise et Sébastien que je connais depuis de très longues années. Des amis authentiques, ceux que ma soeur peut compter sur les doigts de l’une de ses mains.
De son côté, Stéphane aura trois jours pleins avec Fantôme. C’est lui qui accueillera Louis et notre mère. J’aurais préparé le lit de notre mère avant mon départ, mis sur la table de nuit, le doudou que Céleste a oublié d’emporter et qu’elle lui donnera à la fin du mois. Louis pourra dormir dans la chambre de l’une de ses deux soeurs jusqu’à leur retour. Il continue à se sentir un peu isolé seul à l’étage de la maison. Dans tous les cas, les chambres du bas sont plus fraîches en été.
A mon retour, le grand champ sous la fenêtre sera moissonné. Les pieds de tomates plantés par Stéphane seront couverts de petits fruits rouges; les mirabelles auront pris une belle couleur jaune; Louis sera rentré et avec Louis les élans d’une jeune vie qui voit tout en grand; Muguette aura ramassé ses pommes de terre; les jours seront déjà plus courts.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner