Depuis deux jours, Fantôme et moi évoluons entre les pages du « Grand Meaulnes » et celles d’« Aurélia ». Au début de notre promenade, le brouillard est si dense que nous ne discernons pas les contours du plateau. Si nous entendons une formation de grues cendrées voler au-dessus de nos têtes, nous ne les voyons pas. Un pic-vert fait sonner le tronc d’un hêtre.
Puis, au sortir d’un bois, le soleil parvient à percer l’épaisseur de la brume qui se déchire en un large pan de tissu doré. Alors, je cherche Aurélia et je l’imagine en sylphide. Elle a de longs cheveux châtains qui cascadent tout autour de son corps. Une couronne de fleurs est posée sur sa tête. Elle porte une longue robe blanche. Sa taille fine est marquée par une ceinture. Elle marche pieds nus dans l’herbe humide. Sa démarche est si légère que je la crois qui vole. Elle observe les toiles que les araignées ont brodées et qui scintillent dans les premiers feux de l’aurore. Elle est suivie par un groupe de jeunes chevreuils. Fantôme et moi retenons notre respiration. Nous ne voulons pas voir trop vite Aurélia s’évanouir et se dissoudre dans un rêve, rattrapée par la brume.
Fantôme a bougé. Les chevreuils l’ont vu. Aurélia disparaît et il ne reste plus que sa couronne tombée sur un lit de violettes. Il fait trop froid encore pour que les violettes libèrent ce parfum à la fois subtil et entêtant qui fait tout oublier à un sous-préfet sur la route d’un comice agricole. En quelques heures, le printemps a explosé ! Les fleurs du prunus s’ouvrent les unes après les autres. Les branches du forsythia sont couvertes de pétales jaunes. Les jonquilles ont déplié leurs corolles dentelées. Les têtes des tulipes amorcent leur percée. Les primevères jettent de la couleur au milieu des trèfles. Hier soir, en rentrant de l’école, Louis a aidé son papa à faire brûler ce tas de branches coupées qui avait des airs de bûcher pour sorcière de Salem et dans lequel je craignais que des oiseaux aient fait leur nid. La nuit tombée, le temps du coucher venu, on voyait les flammes depuis la fenêtre couverte de buée de la salle de bains.
Ce feu m’a rappelé ceux que Stéphane avait allumés dans le parc naturel de Villarica au Chili et dans la forêt profonde en Colombie britannique. Après une grosse journée de marche, ces feux étaient si apaisants, si réconfortants et, au Canada, ils avaient également pour but de tenir les ours à distance. Au Chili, nous avions fait la connaissance d’une jeune fille australienne, Amy, partie seule de son pays pour vivre la traditionnelle « oversea experience », sorte de rite initiatique à la Montaigne, avant de commencer ses études. Elle s’était perdue dans ce parc immense. Nous avons passé plusieurs journées ensemble et, un soir, nous avons campé autour d’un magnifique feu au milieu des fougères arborescentes géantes et sous un ciel si pure qu’il nous semblait possible de tendre la main pour décrocher des étoiles.
Il me semble vivre vraiment suspendue au moment présent et, malgré tout, je suis saisie par la rapidité avec laquelle le temps file dans le sablier ! Hier encore, il me semblait peiner à m’installer dans cette nouvelle année et, aujourd’hui, nous en sommes à réserver un point de chute à Saint Malo pour le long week-end de l’Ascension et à prendre des billets pour la Haute-Corse. Dans les supermarchés, les œufs, lapins et autres animaux de basse-cour en chocolat ont fait leur apparition. L’année dernière, Louis croyait encore au passage des cloches jetant dans les jardins des œufs en regagnant Rome. Il continue de croire en l’existence du Père Noël. Très récemment, il m’a redemandé s’il existait ou pas et je lui ai redis que ce qui comptait c’était ce que lui voulait croire et non pas ce que les autres pensaient.
Mon ventre gargouille. Je suis debout depuis quatre heures. Ce n’est pas mon train de nuit qui m’a abandonnée dans une gare au milieu de nulle part mais mon cerveau qui était pressé de rédiger un document de travail pour la sophrologie. Comme les idées se mettaient en place les unes après les autres, je n’ai pas cherché à les repousser et me suis levée. Fantôme semblait un peu surpris de me voir de si bonne heure. Il a demandé à sortir et, dehors, j’ai vu que du bûcher, il ne restait plus qu’un tas de cendres encore chaudes. Pas de lune. A la faveur de la pleine lune, plusieurs agneaux ont vu le jour et, tout à fait par hasard, j’ai assisté à la naissance de l’un d’entre eux dans un champ planté de pommiers. C’était si touchant de voir cette toute petite bête à peine née et cherchant déjà à trouver son équilibre sur ses pattes flageolantes et venant s’enfouir dans le sein de sa mère. Tout de suite, j’ai pensé à la fable de La Fontaine « le loup et l’agneau », à la cruauté de l’homme, à la dureté du règne animal et à l’agneau pascal. J’avais dû apprendre cette fable à l’école primaire. Elle me faisait pleurer et ma recherche de justice était mise à mal devant ce constat froid : « la loi du plus fort est toujours la meilleure ».
Quand je serai devenue « grande », que je serai en deuxième année de droit à l’université Paris 2, je trouverai en droit des obligations avec l’arrêt Desmares et la loi Badinter des contre-points à cette loi du plus fort. Le 21 juillet 1982, la deuxième chambre civile de la Cour de Cassation décidait, face à la passivité du législateur et au lobbying des assureurs et des avocats, de rendre un arrêt de provocation. Pour garantir l’indemnisation du piéton blessé (le pot de terre), elle renversait la règle traditionnelle en matière de responsabilité civile en estimant que seule la force majeure pouvait exonérer le responsable, le conducteur (le pot de fer), gardien de son véhicule, à l’exclusion de la faute de la victime. Cet arrêt allait déboucher sur le vote de la loi du 25 juillet 1985 qui a abouti à l’amélioration de la situation des victimes d’accident de la circulation. C’est ainsi qu’en cas d’accident, les victimes piétonnes seront toujours indemnisées sans qu’il soit possible de leur opposer leur propre faute à moins que cette dernière n’ait été inexcusable et la cause exclusive de l’accident. Ainsi, un piéton qui circulerait la nuit sur une autoroute et serait percutée par une voiture se verrait opposer une faute inexcusable.
Plus tard, quand je serai encore un peu plus grande et que je serai passée de l’autre côté de la barrière, j’aurai beaucoup de joie à enseigner cette matière à mes étudiants et à leur expliquer comment le droit s’est progressivement éloigné de la notion de faute s’agissant de la responsabilité. Je leur dirai que Nietzsche, fervent combattant de la culpabilité judéo-chrétienne, devait, de l’au-delà, applaudir à deux mains l’évolution de notre droit.
Il est presque six heures trente. Cela fait maintenant une bonne demie heure que j’entends les oiseaux chanter et appeler l’aurore et le printemps. Je vais aller préparer le pique-nique de mes filles et rejoindre ma joyeuse bande de chroniqueurs sur France Inter. Ce sont mes compagnons du matin ! Ceux qui accompagnent mon petit déjeuner. Ensuite, je pousserai la porte des chambres des enfants. Quelques instants, j’écouterai leur respiration calme et hésiterai à les sortir de leur sommeil. Je penserai à cette maman de trois garçons dont le fils du milieu a été retrouvé mort dans un canal près de chez nous. Ce jeune homme de seize avait disparu depuis le 31 janvier. Le malheureux garçon semble avoir été assassiné. C’est Céleste qui m’avait appris sa disparition la veille de notre départ pour le Queyras et, depuis, tous les jours, j’avais pensé à lui, à sa maman, à ses deux frères dont le plus jeune est élève dans le collège de nos filles. J’avais tant espéré qu’il revienne, qu’il ne lui soit rien arrivé de grave. Une marche blanche est organisée samedi matin au départ de la mairie de Château-Renard. Maintenant, je vais prier pour que cette maman trouve la force d’aller de l’avant pour l’équilibre de ses deux fils et, plus encore, du plus jeune.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner