Quand, le premier samedi des vacances de la Toussaint, nous arrivons à la baie des Trépassés après une route interminable, un arrêt à la gare de Quimper pour cueillir Valentin à sa descente du TGV, nous avons encore le temps de décharger la voiture, de faire le tour d’une maison que nous louons pour la première fois et de gagner à pied la plage pour voir le soleil se coucher. Ma première impression n’est pas bonne et, certainement, cette fatigue profonde que je traîne depuis le déconfinement comme un vieux parfum n’arrange rien.
La baie des Trépassés se trouve au Cap Sizun qui marque la fin du pays bigouden où nous avons pris nos habitudes pendant plusieurs années. La baie est délimitée à sa gauche par la pointe du Raz et à sa droite par la pointe du Van. Face à nous, l’île de Sein que nous ne pouvons que deviner, le phare de la Vieille et la tourelle de la Plate ou « Petite Vieille » qui viennent protéger le si dangereux Raz de Sein. Nous apercevons également le phare de Tévennec dont le but vise à sécuriser également la zone connue pour ses courants redoutables et ses nombreux naufrages. Le phare de Tévennec a très longtemps souffert d’une triste réputation: les familles qui l’habitaient dans la durée basculaient dans la folie et ses membres étaient promis à des morts terribles. La baie des Trépassés est très riche en légendes diverses que je raconterai à nos cinq adolescents le premier soir à table. Cela fera naître chez eux le désir, après le dîner, de partir marcher jusqu’à la plage dans l’espoir d’y rencontrer un druide ou d’entrapercevoir dans les flots les silhouettes de marins morts revenant hanter les lieux.
Deux énormes hôtels restaurants aux façades parfaitement blanches montent la garde au-dessus de la baie. L’un des deux semble désormais fermé. Céleste compare celui qui accueille des clients à la maison sur l’île dans la dernière adaptation par la BBC du roman d’Agatha Christie récemment rebaptisée « Ils étaient dix ». Comme Stéphane et Pauline n’ont pas vu les trois épisodes qui composent cet opus, nous les regarderons tous ensemble depuis les canapés du salon tandis que, dehors, le vent soufflera avec force.
Mon impression est mitigée car le cadre est sévère. La plage est fermée par des falaises que les flots inlassablement grignotent. Le vent a façonné le paysage: une lande rase, des bosquets de fougères grillées, un étang où se plait une incroyable diversité d’oiseaux et pas un seul arbre. Comme on est loin de la plage de l’Ile-Tudy qui s’étire à l’infini offrant un sentiment puissant de liberté, des hautes dunes, des polders, des chemins creux et du cabotage paisible des bateaux des pêcheurs! Nous sommes toujours dans la partie sud du Finistère mais c’est un tout autre visage de la Bretagne qui s’offre à nous. Je ne suis pas loin de percevoir les mêmes phrases bretonnes que celles qu’entendaient les constructeurs du phare de Tévennec: » Kers cuit! Kers cuit! Ama ma ma flag! » signifiant: « Va-t’en! Va-t’en! Ici, c’est ma place! ».
Nous aurons la chance d’avoir une semaine très ensoleillée et printanière. Je m’acclimaterai à ce nouveau décor. Le dimanche, tandis que les jeunes s’amuseront à escalader les rochers et que Valentin aura sorti son carnet à dessin, Stéphane, Victoire et moi marcherons de la baie jusqu’à la chapelle Saint Tugdal en passant par la pointe du Van, la chapelle saint They et la pointe de Castelmeur. Malheureusement, nous ne pourrons pas entrer dans les chapelles qui demeurent désormais closes pour éviter vols et vandalisme. Une légende raconte que la cloche de la chapelle sonne d’elle-même pour avertir les barques et les bateaux en danger de se mettre sous la protection de saint They. Le chemin que nous longeons me rappelle celui que Stéphane et moi avions emprunté à Belle-île. Les falaises se jettent dans l’océan. Nous découvrons des criques dont l’eau est vert émeraude ou bleu outre-mer.
Nous voulions gagner la pointe du Raz depuis la baie des Trépassés mais nos jeunes rechignent et la cheville de Pauline reste encore fragile. Comme des milliers de visiteurs, nous nous garons sur le parking et marchons sur un chemin pavé jusqu’à la pointe. La mer moutonne. Le vent bastonne. Les cheveux volent. Les corps tanguent. Les masques s’envolent. Sculptée dans du marbre de Carare par Cyprian Godebski en 1909, la statue de Notre-Dame-des-Naufragés ne présente pas grand intérêt. Avec le tourisme, le lieu a perdu beaucoup de sa magie et de son caractère sauvage. Sur le chemin du retour, nous faisons une halte chez « Monsieur papier » un endroit où on peut déjeuner, boire un thé au lotus bleu, se régaler d’une part de gâteau à la carotte et, aussi, acheter des livres, des carnets et des cartes. En entrant dans la partie réservée à la restauration, je suis saisie par l’ambiance plus que confinée qui y règne. Je ne suis pas mécontente de retrouver l’air iodé de l’Atlantique quand nous repartons.
Nous retournons à Audierne et à Douarnenez que nous connaissons tous déjà, sauf Valentin. Le port d’Audierne est particulièrement dynamique grâce à ses fileyeurs et ses ligneurs qui vont pêcher le bar dans les eaux tumultueuses du Raz de Sein et les crustacés aux alentours du phare d’Ar-Men. Les viviers couverts installés le long de l’estuaire du Goyen sont les plus grands d’Europe. Tourteaux et araignées, langoustes et homards se retrouvent sur les tables des meilleurs restaurants.
A Douarnenez, nous flânons le long du port abritant de vieux bateaux et revisitons le port-musée qui accueille deux expositions temporaires. La première raconte le rôle essentiel joué par les bistrots dans la vie des marins et la seconde présente des photos de Stéphane Lavoué. L’artiste a voulu saisir la vie des hommes et des femmes qui vivent de la pêche. Les portraits sans complaisance dessinent des quotidiens très difficiles. Nous déambulons dans les ruelles, admirons les églises et découvrons le site naturel des Plomac’h.
Nous tournons le dos au port et, très vite, nous sommes sur un sentier serpentant dans la forêt. Les rayons du soleil illuminent les feuilles rousses et orangées des chênes et des châtaigniers. Une ferme pédagogique faisant la part belle aux animaux de race bretonne fait la joie des plus jeunes. Pour nos cinq ados, tout ceci manque cruellement de boutiques! Ce séjour n’aura vraiment pas été placé sous le signe du shopping mais de la marche et de l’océan.
Il arrive que nous laissions nos cinq adolescents vivre leur vie et que Stéphane et moi partions marcher au départ de Pont-Croix, d’Audierne, de Primelin ou encore depuis la maison en direction des moulins à vent de Trouguer parfaitement restaurés. A l’époque où il n’y avait pas de communication entre les marins et les familles, les moulins remplissaient un curieux office. Lors d’un décès, les ailes étaient mises en forme de croix et dirigées en direction de la maison du défunt jusqu’à son enterrement. Nous tombons sous le charme de la chapelle de saint-Tugen, de sa fontaine miraculeuse, de son lavoir et des ravissantes propriétés qui l’entourent. Une nouvelle fois, il ne nous sera pas permis de pénétrer dans la chapelle édifiée sur un ancien site druidique. On implorait ce saint pour lutter contre la rage et on menait les chiens boire l’eau de la fontaine. Comme l’Eglise a, dés le Moyen Age, maîtrisé le marketing, des clés de plomb marquées aux initiales du saint étaient fondues et bénites en milliers d’exemplaires. Les clés étaient sensées protéger les croyants en cas de rencontre avec des chiens errants.
Deux jours durant, nos cinq adolescents profitent des joies de l’océan depuis la planche d’un surf ou celle d’un bodyboard. Au début, les jeunes regrettent le club de surf de la pointe de la Torche pour son ambiance néo-zélandaise et ses douches en extérieur mais, très vite, ils reconnaissent que la baie des Trépassés est bien mieux pour surfer. C’est un spot très couru des surfeurs. D’ailleurs, on compte un grand nombre de camping-car ou de combi stationnant près de la plage. Ils sont immatriculés en France mais aussi en Hollande, en Belgique ou en Allemagne. Les surfeurs que nous croisons sont très sympathiques.
Pendant les deux heures des sessions, Stéphane ne les quitte pas des yeux tandis que je m’éloigne pour m’étendre sur le sable au soleil et laisser le chant des embruns chasser toutes les pensées de mon esprit. Stéphane qui a été ou sera un grand photographe dans une prochaine vie a réalisé de très beaux clichés des enfants surfant les vagues, nageant en direction de la houle, plongeant dans les flots, éclatant de rire, se reposant sur le sable humide ou encore transportant leur matériel.
Tandis que le club des cinq prend des douches limitées à quatre minutes pour se réchauffer et se défaire du sel prisonnier de leurs cheveux, Stéphane recadre ses photos. Ensuite, c’est apéritif et projection. Les enfants sont ravis. La séance est à peine finie que Stéphane est sommé de leur envoyer toutes les photos en airdrop. Nous sommes au bout du monde, au pays des druides et des âmes errantes. La connexion est défaillante. Le quintette s’impatiente.
Tous les soirs, les jeunes disputent des parties de jeux de société, s’amusent à se faire peur le long de la baie des Trépassés et s’installent dans une chambre pour regarder un film. Tous les matins, je suis reconnaissante à notre maman d’avoir eu la gentillesse de précipiter son retour du Gard pour venir veiller sur les animaux. Quand nous avons Fantôme, notre fidèle et merveilleux berger australien, il est difficile de se reposer vraiment car il est habitué à des promenades le matin de bonne heure. Il ne m’est pas possible de faire comme s’il ne m’attendait pas au pied des marches, comme s’il ne guettait pas le bruit de mes pas pour se mettre à battre de la queue et à m’expliquer dans sa langue combien il aimerait sortir. Tous les matins, nous apprécions de ne ressentir aucune pression. Depuis que notre aînée est lycéenne, je me lève à 5h30 presque toute l’année. C’est un rythme assez usant. Là, je peux rester au lit parfois quatre heures de plus! Quel luxe! Comme au bout de la terre, au pays des fontaines miraculeuses et des clés antirabiques, le soleil se lève tard, mon cerveau programmé pour s’éveiller avec le jour se tient tranquille.
Grâce à Stéphane, la veille de notre départ, nous nous régalons de trois kilos de langoustines: mon cadeau d’anniversaire que je suis heureuse de partager. Les visages sont hâlés. Le plein d’iode est acquis. Les semelles des chaussures de randonnée ont imprimé de nouveaux espaces. Il faut rentrer. La route n’en finit plus. Nous n’en finissons plus de nous éloigner du bout de la terre. Nous déposons Valentin à Quimper. Nous nous embrassons avec nos masques. En TGV, il arrivera bien avant nous. La voiture donne des signes de fatigue dans les montées. La faute à des filtres encrassés qu’il n’a pas été possible de changer avant le départ. Un retour éprouvant et stressant pour Stéphane. Dans la voiture, le quatuor dort la plupart du temps et est sorti de l’âge où, toutes les cinq minutes, on demande comme l’âne dans Shrek si on arrive bientôt. Avec nostalgie, je pense que nous avons passé notre dernière semaine bretonne de Toussaint avec Pauline et Céleste. A la rentrée prochaine, les filles seront étudiantes et rares sont les cursus qui permettent d’avoir des vacances en octobre. J’y pense à plusieurs reprises pendant le séjour.
Tandis que je finis ma chronique, la nuit a presque tout à fait enveloppé le plateau. Fantôme a repris ses habitudes sur le canapé rouge du salon. Cookie sommeille sur le lit martiniquais. Victoire et Louis sont avec des amis. Céleste finit un exposé sur la théorie de la connaissance chez Kant. Ce philosophe m’a toujours donné du fil à retordre. J’ai enfin pu voir Muguette et lui apporter les deux mottes de beurre de baratte demi-sel dont elle est friande. Ce matin, j’ai reçu une lettre de mon ancien professeur de philosophie. Cela faisait très longtemps que je n’avais plus de nouvelles. Je vais l’appeler. Ce soir, notre président prendra la parole pour nous annoncer les nouvelles restrictions. Comment parvenir à juguler la pandémie tout en n’asphyxiant pas l’économie? Surtout préserver les emplois et ne pas éloigner les jeunes des salles de classe. Une enquête a été menée visant à savoir qui, dans la population française, avait été le plus malmenée par le confinement et ses effets. En tête venaient les femmes ayant au moins un enfant de seize ans et ayant connu une baisse significative de leurs revenus. J’entre dans cette catégorie.
Je suis très reconnaissante pour cette semaine au bord de l’océan, toutes ces marches, la joie pure des enfants, les langoustines, la belle brioche du petit-déjeuner le matin de mon anniversaire, l’incroyable texte écrit par Victoire qui a le don de me bouleverser en maniant humour et profondeur, le « joyeux anniversaire » tendrement prononcé par Céleste encore à moitié endormie et les témoignages d’affection que j’ai reçus.
Mon ancien professeur de philosophie concluait sa lettre écrite à l’aveugle par ces mots de Barbara Cassin dont elle disait, par ailleurs, qu’elle citait trop de grec: « Qu’on peut passer, qu’on passera, là où on ne peut pas passer ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Quelle merveilleuse chronique ! Tu as un don, chère amie, pour nous faire vivre à travers tes magnifiques descriptions si colorées vos aventures en famille. Il est sûr que durant ce long mois à venir que tu te remémorer ces quelques journées ensoleillées et iodées teintées des rires des enfants. Je pense bien à toi et t’embrasse bien fort.
Farida ton amie gardoise
Très belle chronique et souvenirs gravés à jamais
Merci pour ton gentil message.