Comme la baie des Trépassés, le Cap Sizun, la pointe du Raz et l’île de Sein sont déjà loin! Ce matin, je conduis Louis au collège. Le vendredi, il commence à 9h15. Une douce chaleur règne dans la voiture. Les rayons du soleil sont forts. Nous clignons des yeux derrière nos lunettes de vue. Louis me fait écouter différents morceaux de rap. Comme il sait que je ne suis pas une grande adepte de ce courant musical auquel je reproche la violence de son vocabulaire, il choisit des morceaux calmes. J’aime bien ces courts moments passés avec l’un de nos enfants en voiture ou lors d’une marche autour du plateau, des petits moments qui se prêtent aux confidences. Louis a hérité ma nature « mer d’Iroise ». Il connaît de très grandes joies. Il connaît de très grandes peines. Le temps passant, il apprendra à apprivoiser ses émotions mais il ne sera jamais linéaire. Je pourrais lui faire écouter les paroles de la chanson de Benjamin Biolay « Mon héritage » que l’une de mes amies très proches m’avait envoyé. Cette chanson dit bien les natures entières et passionnées.
Sur le chemin qui nous conduit au collège, mes yeux essaient de capter toutes les beautés de ce matin d’automne doré. Les arbres sont magnifiques. Le soleil illumine les feuilles. Nous ne voyons pas de chevreuils immobiles dans les champs mais des tracteurs occupés à tracer des sillons à la couleur terre de Sienne. Sur la rivière, un groupe de canards barbotte joyeusement. Nous passons devant la salle paroissiale où plusieurs années j’ai animé l’éveil à la foi pour les 4/7 ans. J’ai eau beaucoup de plaisir à semer quelques graines de foi dans le coeur des plus jeunes. Cette année, j’ai accepté d’accompagner pour la deuxième année les lycéens de l’aumônerie. En octobre, nous avions vécu une magnifique première réunion. Celle de ce soir est annulée. Victoire et moi en sommes tristes. Ce que nous partageons à la faveur de ces rencontres est vraiment à part et nous nourrit dans la durée.
A 9hO5, nous sommes arrivés. Louis ne veut pas que je le dépose devant le collège. Je me gare en contre-bas. Il trouve ma petite Fiat 500 ridicule. Cela lui passera. Il ajuste son masque en coton blanc, pose son sac sur son dos et s’en va. Ce petit moment tous les deux est terminé. Je l’archive.
Hier, les filles étaient de très bonne humeur et particulièrement enjouées. Céleste s’épanouit pleinement dans son année terminale. Victoire avait adoré son heure à l’AS où ses deux amies et elle avaient retrouvé un ancien professeur d’ESP du collège. Elle était pleine de son projet d’être interne à la rentrée 2021 et passait en revue tous les avantages à tirer de cette nouvelle expérience. Le seul bémol: sa soeur partie faire ses études supérieures elle ne pourrait plus lui emprunter de vêtements. Je me demandais si pour notre cadette si proche de son aînée la vie à l’internat avec deux de ses amies ne serait pas aussi un moyen de retrouver une complicité qui allait lui manquer. Je pensais à ce que ressentirait Louis en se retrouvant seul avec ses parents, Fantôme et Cookie. Plus les filles étaient heureuses et plus j’étais triste et plus ma gorge se nouait. Deux départs en une seule fois, cela fait beaucoup. Je faisais de mon mieux pour ne pas craquer. J’étais si contente de les sentir portée par la joie de leurs projets futurs.
Je me félicitais que les filles soient aussi joyeuses alors que leur quotidien de lycéennes et d’adolescentes est marqué par toutes les restrictions imposées par le coronavirus. Même si je comprends et accepte que tout soit mis en oeuvre pour juguler la pandémie et limiter autant que possible le nombre de patients en réanimation, je trouve cela triste de voir notre jeunesse vivre une existence entre ombre et lumière. Comme j’ai aimé mes années où j’étais étudiante: assister à nos cours magistraux dans des amphis bondés, refaire le monde dans des cafés, acheter à la dernière minute des places pour aller voir une pièce de théâtre, écouter du jazz dans une cave, danser toute la nuit et regarder le soleil se lever au-dessus de la Seine après avoir été acheter des pains au chocolat ou des croissants à visage découvert.
Mercredi, jour des enfants, tandis que les filles travaillaient sur la grande table de la cuisine et que Louis jouait avec ses amis à distance, je suis allée me glisser sous la couette épaisse du lit de Victoire. La chambre de Victoire est celle qui est la mieux isolée de la maison. De sa fenêtre, je regardais le bouleau qui n’a jamais refait de feuilles au printemps et dont les branches tristes s’agitaient doucement. En automne, ses feuilles s’invitaient dans l’entrée à chaque fois que nous ouvrions la porte. Je me rappelais cette époque très lointaine où Victoire était toute petite et que son papa, quand il n’était pas en Roumaine, quinze jours par mois, venait la chercher dans son lit et l’appelait « mon petit pain tout chaud ». Au réveil, Victoire avait les joues roses comme la turbulette dans laquelle elle dormait. Dans sa chambre, Victoire avait eu un lit double puis un lit simple avant de demander un grand lit. La bibliothèque contenant tous les livres des enfants s’était durablement trouvée dans sa chambre avant de migrer dans le couloir. Les transformations apportées dans une chambre racontent si bien toutes les étapes franchies par son occupant.
La semaine prochaine, dans les lycées, les équipes vont organiser un nouvel emploi du temps fait de cours en classe et de cours à la maison. Je déteste ces termes barbares de « présentiel » et de « distantiel ». Une nouvelle fois se poseront les problèmes de l’accès à l’outil informatique, de la qualité de la connexion à Internet et de la capacité de certains élèves à conserver entière leur motivation quand ils sont éloignés du cadre rassurant du lycée. Une nouvelle fois le contrôle continu viendra avantager celles et ceux qui ont la chance de pouvoir bénéficier d’une aide à la maison. Comme les professeurs et les élèves de France avaient été heureux de se retrouver!
Le jour faiblit. Nous n’avons pas vu Muguette cette après-midi et je n’ai pas encore pu lui rapporter le panier dans lequel j’ai transporté les énormes butternuts qu’elle avait mises de côté pour moi. Muguette se régale du beurre salé de baratte que nous lui avons rapporté de Bretagne. Quelques pommes de terre de son potager cuites à l’eau, un peu de beurre fondu et le repas du soir est avancé. Habituellement, le vendredi soir, je ressens la satisfaction éprouvée à l’idée de me reposer deux jours après une semaine de travail à la fois humainement très riche et à physiquement fatigante. Malheureusement, je n’ai pas reçu assez de patients, n’ai pas éprouvé un sentiment d’utilité assez fort pour me sentir l’espace de profiter de ma fin de semaine.
Le car qui ramène les enfants des écoles maternelle et primaire vient de passer sous la fenêtre. Celui du collège ne va pas tarder. Louis sera le premier à pousser la porte de la maison, à abandonner son sac à dos et son manteau dans l’entrée et, après avoir retiré son masque et s’être lavé les mains, à se préparer son goûter. J’ai dû expliquer à notre fils qu’il ne pourrait pas fêter ses treize ans à la fin du mois avec ses amis et qu’il le ferait un peu plus tard. Il a compris et n’a pas insisté quand recevoir ses amis pour son anniversaire est si important pour lui. Tant de choses remises à plus tard.
Il a fait si doux ces dernières semaines que notre petit oranger s’était couvert de jolis boutons blancs. Deux jours après que nous l’ayons rentré dans le salon, il s’est couvert de délicates fleurs blanches qui sentent délicieusement bon. Je m’assieds sur le canapé. Je ferme les yeux. J’inspire profondément et je retrouve la joie que je ressentais à déambuler dans les rues de Séville au mois de février.
Prenez bien soin de vous! A bientôt!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner