Chronique autour des seize ans d’une aînée

Notre cadette, Victoire, est en troisième. Le brevet est en ligne de mire. Les premières évaluations arrivent déjà et les exercices « maison » demandés prennent beaucoup de temps aux élèves. Ainsi, leur professeur d’anglais a demandé à ses collégiens de composer une chanson de rap en insérant des verbes irréguliers tout en respectant la rime et, ensuite, de l’interpréter et de se filmer. Ce dont Léonie et Victoire ont accouché est très drôle car ce sont de vraies comédiennes. Le programme d’histoire en troisième s’ouvre sur les horreurs de la Grande Guerre. Notre aînée, Céleste, avait dû, au même âge, écrire la lettre d’un poilu. Je lui avais suggéré de raconter l’histoire du petit frère de notre arrière grand-père gardois mort aux Dardanelles mais elle ne l’avait pas fait. Dans l’entrée de la maison de famille se trouve un beau portait d’Auguste dans sa tenue militaire. Son nom figure sur le monument aux morts de la ville. On sait le rôle majeur qu’a joué la correspondance dans le moral de ceux qui étaient au front comme dans celui de leurs familles les remplaçant aux champs comme dans les usines. Le grand-père paternel de notre mère, enrôlé au début du conflit, a ensuite été fait prisonnier par les Allemands. En quatre ans, sa femme restée seule chez ses parents avec son premier fils lui a écrit presque 400 lettres. Elles sont toutes précieusement conservées par notre mère dans la bibliothèque du petit salon de la bonne et vieille maison de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard rhodanien.

Nos cinéastes ont réalisé de magnifiques films témoignant du quotidien des poilus, de leur courage, de leurs peurs, de leurs blessures, de l’absurdité d’une guerre qui fait se battre des hommes que rien ne prédisposaient à une telle boucherie. Quitter sa salle de classe, ses bêtes, son cabinet, son atelier pour tuer des malheureux qui vous ressemblent, le tout pour gagner quelques mètres, rien n’y prépare des civils. De « La grand illusion » à « Au revoir là-haut » en passant par « Capitaine Conan », « La chambre des officiers », « La vie et rien d’autre », « Un long dimanche de fiançailles » et « Joyeux Noël », on arrive à comprendre ce que fut ce premier conflit mondial.  Les films sont un autre moyen de présenter des pages de notre histoire à nos enfants, de mieux assimiler le passé et de le fixer. Dimanche soir, nous regardons avec le trio, depuis la mezzanine, « Les gardiennes »,  film de Xavier Beauvois dont le « Des hommes et des dieux » m’avait tant bouleversée que j’avais mis plusieurs jours à le digérer.

« Les gardiennes » racontent la vie de femmes à la campagne pendant la première guerre mondiale. On voit comment elles ont su s’organiser pour continuer à faire tourner les exploitations remplaçant les hommes partis au front, retenus prisonniers, blessés ou morts, dans tous les travaux de la ferme. On assiste au début de la mécanisation. Tous les dimanches, à la messe, on compte un peu plus de femmes en noire. Les grands-pères aident autant qu’ils le peuvent mais ils ne sont plus assez vaillants pour labourer ou faucher. Les maris, les pères, les frères rentrent parfois à la faveur de permissions. A la table, chacun raconte « sa » guerre, ose faire part de ses peurs, dépeindre l’horreur des combats, les corps mutilés, la violence des assauts. Les femmes, les soeurs, les filles écoutent sans rien dire et, jamais, ne se plaignent de la dureté de leur vie.

Xavier Beauvois a fait le choix d’une narration lente. Il prend le temps de glisser sur les visages, de faire des plans longs sur les travaux des champs et de restituer un monde dans lequel les hommes et les femmes retenaient les mots. Assez vite, Victoire jette l’éponge, suivie par Louis qui trouve que ce film manque d’action. « Capitaine Conan » lui aurait davantage plu. Sa soeur et son frère partis, Céleste vient se blottir contre moi. Ma main caresse la peau si douce de son bras. Céleste a eu seize ans ce matin. Il me semble que c’était hier que je la mettais au monde dans la maternité de Bagnols-sur-Cèze après un été de canicule; hier qu’elle prononçait ses premiers mots, faisait ses premiers pas le long du Rhône, découvrait la crèche, entrait à l’école maternelle, primaire, au collège, au lycée, partait en classe de mer ou à la montagne. Céleste est à des années lumière de ces adolescents torturés ou de ceux qui n’ont plus qu’un rêve: quitter le nid, s’envoler, accéder à leur indépendance. Céleste, elle, est bien à la maison. Peut-être trop bien. Pour trouver assez de force pour partir ne faut-il pas détester assez ses parents, les trouver nuls, incapables de rien comprendre à nos désirs et à nos émotions? Pour avoir envie de partir, il est aussi essentiel d’avoir un vrai projet de vie, d’être habité par un désir fort de découverte du monde, un appétit de connaissances, une volonté de se frotter à l’inconnu perçu comme séduisant et non comme angoissant.

Souvent, Céleste nous taquine. Elle nous lance qu’elle est si bien avec nous qu’elle ne partira jamais. Gentiment son papa la surnomme mon « boulet ». Nous avons décidé de montrer aux enfants la comédie « Tanguy ». Sabine Azéma et André Dussolier étaient remarquables. Pourquoi Tanguy aurait-il voulu vivre ailleurs que sous le toit de ses parents? Il était logé dans un magnifique appartement parisien, nourri et blanchi. Il pouvait régulièrement échanger avec les amis très cultivés de ses parents et recevoir tout à loisir ses nombreuses conquêtes féminines. Pourquoi Tanguy aurait-il voulu aller finir la rédaction de sa thèse dans un studio étriqué où il aurait été contraint de faire des courses, de se préparer des repas, de laver ses vêtements et de faire du ménage?

Bien sûr, si Céleste persévérait dans son désir de ne pas nous quitter, persuadée qu’elle serait qu’ailleurs l’herbe n’est pas plus verte, nous n’envisagerions pas de laisser du poisson se décomposer dans ses placards, de lui donner à manger des plats contenant une substance à laquelle elle est allergique et même si je suis une droguée de l’aspirateur, je ne me lèverais pas à trois heures du matin pour le mettre en route devant sa chambre.

C’est samedi, à l’heure du goûter, que Céleste a soufflé les bougies roses et blanches plantées dans une tarte aux framboises. Sa mamie paternelle était arrivée de l’Ain pour le déjeuner. Après le café, un vendeur d’instruments de musique était venu livrer le piano acoustique qu’une maman offrait à son fils pour faciliter son entrée dans sa cinquième décade. Le trio était aussi heureux que son papa! Dès que le piano fut installé, Céleste, Victoire et Louis s’y succédèrent en barrant l’accès à leur père. En peu de temps, Stéphane avait compris comment faire le meilleur usage de toutes les nombreuses fonctions du piano. Les filles jouaient à deux mains. Victoire main gauche et Céleste main droite. Louis montrait une préférence pour le piano quand il sonne comme un orgue. Louis aime ce qui est puissant! Les filles passaient de morceaux de jazz à des tubes d’ABBA tout en faisant quelques incursions classiques. Louis, lui, restait concentré sur une fugue de Bach qu’il parvenait à mémoriser à toute vitesse.

Aucun de nos enfants ne possède le solfège. Ils jouent en utilisant une des nombreuses applications disponibles en ligne. Leur mamie et leur grand-mère aimeraient toutes deux qu’ils prennent des leçons dans une école de musique mais le trio préfère se tourner vers son père pour apprendre à déchiffrer et à jouer.

Le samedi soir, Victoire se couche tard pour terminer le montage qu’elle a préparé pour l’anniversaire de sa soeur. Tandis que le montage finit de charger, elle en profite pour réviser son évaluation de physique de minuit à une heure du matin. Victoire est un joli papillon de nuit comme sa grande cousine, Margot.

La journée du dimanche s’écoule très vite. Le piano a tout de suite trouvé sa place dans la partie salon de la grande pièce à vivre. Après le déjeuner, nous partons faire découvrir à Claude un lieu que nous aimons particulièrement: la Fabuloserie, à Dicy, dans l’Yonne. La Fabuloserie est dédiée à l’art hors les normes. Dubuffet faisait interdiction à

J’ai découvert cet endroit en juin 2011. J’avais accompagné notre fils alors élève en moyenne section de maternelle en sortie scolaire. Louis avait adoré la Fabuloserie. Les turbulents, personnages délirants imaginés par Alain Bourbonnais, lui avaient

particulièrement plu. C’est en mai 2015 que je proposais à Stéphane et aux filles que nous y allions tous ensemble. Si la magie du manège de petit Pierre avait opéré sur tout le monde, les filles n’avaient pas aimé. Elles étaient demeurées insensibles à cet univers étranger à toute forme d’académisme. De son côté, Stéphane avait eu le sentiment d’évoluer dans l’un de ces immenses pèle-mêle que j’ai faits à une époque où le contrôleur me refusait tout accès à un wagon, dans le train du sommeil. Je passais alors des nuits entières à assembler des photos et des articles de presse. Notre histoire familiale venait s’unir à la grande histoire. C’est Jacques Prévert qui m’a fait aimer les collages. Quant à l’art naïf, brut ou hors les normes, il me touche car il est libre, affranchi des codes, d’une recherche de reconnaissance et souvent conçu avec des matériaux de récupération ou des produits naturels. Il est, par essence, soucieux de la nature.

Mes trois grands collages ont jauni. Parfois, une photo se détache. Je la recolle. J’aurais aimé trouver le temps d’en refaire. Le temps, j’en manque sans cesse. Ma vie comme celle de beaucoup de femmes ne se conjugue pas dans la déclinaison du verbe « vouloir » mais des verbes « devoir » et « falloir ». Ce qui est remarquable, c’est que les femmes qui recourent si peu à l’usage du verbe « vouloir » sont souvent celles qui sont portées par la plus forte des volontés…Un beau paradoxe!

L’automne avance même si la chaleur s’accroche encore et encore au large dos desséché du plateau. Les arbres ont amorcé leur mutation depuis plusieurs semaines. Le manque d’eau les pousse à renoncer à leur feuillage. Les forêts ne connaîtront sans doute pas ce si magique embrasement de la canopée, ce feu d’artifice sonnant comme un adieu à l’été. L’automne est la saison que je préfère. Une saison à la fois douce et dorée. J’aime sentir que, lentement, la nature s’ensommeille pour mieux se réveiller au printemps. Alors que je l’aime ardemment, l’automne me fragilise. Il réactive en moi ce petit quelque chose de mortifère propre aux natifs de mon signe et à tous ceux qui ont été exposés à la dépression de leurs parents à la naissance.

J’espérais me tromper mais je sentais qu’avoir cinquante ans ne serait pas facile. On ne peut pas vraiment parler de l’âge d’or de la femme. C’est l’âge où il faut être capable de dire au revoir à sa jeunesse, accepter que les changements physiques seront sans retour, se préparer à entrer dans une phase (pour certaines) de bouleversements hormonaux. Ma thyroïde a la gentillesse de me tenir la main dans ce processus de petite mort. Je me serais bien passée de ce cadeau de mon corps mais je n’ai pas le choix. J’ai lutté dix ans contre la prise d’un médicament à vie. Cet été, j’ai abdiqué avant que les symptômes de la maladie ne s’installent et que je ne les supporte pas: s’endormir dans sa vie, prendre du poids, se sentir tout le temps fatigué, manquer d’énergie.

Les maladies auto-immunes ont souvent une dimension psychologique. Je sais ce qui, dans mon cas, a été l’élément déclencheur. L’être humain n’est pas fait pour subir les évènements. Il est fait pour demeurer aux commandes de sa vie et diriger les chevaux sur un chemin qui lui correspond le mieux. Mais, parfois, des éléments extérieurs font que le cocher n’a plus les rênes en main. Le chemin est couvert d’ornières. Le brouillard est dense. Les contours du paysage disparaissent. La diligence verse dans le fossé. Le cocher se relève tout cabossé. Des chevaux se sont détachés. Ils ont pris la fuite. S’en suit une période de sidération. Si elle dure trop longtemps, la maladie a alors le temps de se frayer un chemin et de s’installer.

Comme un enfant finit par se persuader qu’il n’arrivera à rien à force d’entendre parents et professeurs lui marteler qu’il ne vaut rien, mon cerveau s’est convaincu que la cinquième décade passée, on entrait dans l’antichambre de la mort. Je le dois à notre père. Tout au long de notre enfance et de notre adolescence, il nous répétait qu’après vingt ans, on dépérissait lentement, que la vie perdait de ses couleurs. Il supportait si mal de fêter son anniversaire qu’il s’organisait pour être absent à lui-même ce jour-là. Il se désertait pour revenir chaque année un peu plus fragile. Comme je me suis essentiellement construite sur un modèle paternel, il est difficile de combattre cet héritage. Pourtant, depuis de longues années, j’essaie de me rapprocher de la manière dont notre grand-mère maternelle a déroulé sa vie et de celle dont notre mère avance dans la sienne avec foi, courage, confiance, sagesse et optimisme.

Le matin, quand, avec Fantôme, notre berger australien vieillissant, nous arrivons devant la maison de Muguette, nous ne la trouvons plus courbée au-dessus des allées de son potager avec son piochon à la main. Elle nous guette depuis la fenêtre de la cuisine. Muguette a renoncé à écouter le journal télévisé. Elle est lasse qu’on lui annonce l’assassinat d’une nouvelle femme tous les deux jours, lasse d’entendre que les éleveurs, pas prévoyants, n’ont plus de quoi nourrir leurs bêtes et vont les conduire à l’abattoir, lasse de l’égoïsme ambiant. Ce matin, Muguette avait poussé tous ses meubles et préparé son aspirateur industriel. Demain, elle a pour projet de curer son poulailler. Dimanche, pour remercier Céleste de la part de tarte aux framboises qu’elle lui avait apportée, elle lui a donné une boite d’oeufs, des oeufs « bio » comme dit Muguette. Céleste mange un oeuf à la coque presque tous les soirs.

Tandis que je termine cette chronique, Charlotte et Christophe s’activent dans mon cabinet. Il ne reste plus qu’une fenêtre à changer et une rangée de tuiles à remettre sur le toit. La maison aura gagné en confort pour le prochain hiver. Fantôme est étendu sur la terrasse. Le ciel est gris. Le vent se lève. Il fait danser les branches du magnolia et onduler les corps mous des hamacs. La glycine donne encore des fleurs. Sur les peaux, le hâle lentement s’efface. La maman chevreuil et son petit ont survécu au premier dimanche de chasse. Les oiseaux désormais si silencieux se sont remis à chanter. Se réjouissent-ils de l’arrivée prochaine de la pluie?

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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