Ce qu’il y a de fabuleux quand on atteint la cinquième marche du podium de la vie, c’est qu’on reçoit de l’Assurance maladie des invitations. Malheureusement pas des invitations à se rendre au vernissage d’une exposition, à l’ouverture d’un nouveau restaurant ou à une soirée déguisée. Non, on est invité à procéder à un dépistage du cancer colorectal (hommes et femmes, pas de jaloux) ou du sein. J’ai appris voici quelques années que les hommes pouvaient développer un cancer du sein. Je l’ignorais.
Dans ma patientèle, je compte des femmes qui ont traversé un cancer du sein avec ablation partielle ou totale, reconstruction et, malheureusement, aussi, parfois ont connu ou connaissent un épisode de récidive. L’une de mes patientes a traversé deux cancers du sein très agressifs. Elle doit, jusqu’à la fin de sa vie, se soumettre à une chimio d’entretien…Comme c’est joliment dit! Cette chimio a provoqué des douleurs plantaires et des pertes d’équilibre. Elle entraine une fatigue chronique et peut fragiliser le coeur. Cette patiente pour laquelle j’ai une tendresse infinie et dont je connais les deux enfants (le cancer est vécu par toute la famille) fait le deuil de la femme qu’elle a été. Cela génère beaucoup de colère. La famille se bat aux côtés du malade une fois mais, à la seconde fois, cela devient difficile, encore plus si le conjoint a déjà été exposé aux cancers de proches. Ma patiente a connu les joies de l’IGR, lieu que j’ai fréquenté quand un amoureux allait y voir son papa. Ce dernier avait développé un cancer du sang très grave dans les semaines ayant suivi la fermeture de son cabinet de consultant. Sa femme et lui qui s’étaient connus sur les bancs de la faculté de sociologie à Paris avaient travaillé ensemble toute leur vie. Ils n’avaient qu’un fils. J’avais vraiment détesté cet institut aussi triste que le vaisseau amiral de Dark Vador. Ma patiente n’avait pas eu le temps de se remettre de son premier cancer qu’elle récidivait. Ce qu’elle a vécu était si dur que, parfois, elle avait envie de quitter le ring et de raccrocher les gants. Puis, elle pensait à son compagnon et à ses enfants. C’est pour eux qu’elle reprenait la lutte. Parfois, elle leur en veut de ne pas avoir l’air de comprendre tout ce qu’elle a traversé.
La plupart de mes patientes me raconte combien elles se sentent seules face à la maladie, combien les compagnons et les enfants peuvent se montrer durs. Les hommes ont beaucoup de mal à affronter la maladie des femmes. Cela les angoisse autant que cela les fragilise. Les enfants sont terrorisés à l’idée de perdre leur maman. Les filles redoutent de développer elles aussi un cancer du sein. La maladie marginalise. On ne travaille plus. On est fatigué. On fait peur. J’ai eu une patiente qui a vécu son cancer du sein sans en parler à personne. Pas envie d’être vue comme une malade. Beaucoup de femmes qui passent par une ablation totale souffrent de cette perte de leur féminité pour elle mais aussi pour leur compagnon. Certaines auront des douleurs dans le bras toute leur vie et ne peuvent plus le lever au-delà d’un certain stade sans souffrir. Les séances de rééducation ne sont pas des parties de plaisir. J’ai des patientes, suivies à Curie, qui ont développé des cancers du sein en lien avec leur environnement: elles étaient filles d’agriculteurs et avaient été exposées aux pesticides.
Hier, à la messe, l’une des marraines de l’un des enfants baptisés était rayonnante dans une longue robe en dentelles qui laissaient voir ses bras. Elle portait un foulard jaune sur un crâne chauve. On sentait chez elle une force incroyable! Elle dansait avec sa petite filleule, Diane, qui s’impatientait. Cette patiente que j’aime beaucoup s’est fait deux amies à l’hôpital. Elles s’y retrouvent un jeudi par mois pour leur séance de chimio. Elle avait été très touchée que ses deux amies demandent à l’oncologue de décaler le jour de leur chimio après les vacances pour la faire ensemble. P m’a dit qu’à partir de septembre, elles avaient le projet d’aller dîner parfois au restaurant ou de pratiquer une activité commune. P ne va plus à l’hôpital en songeant à sa chimio mais à ses deux amies qu’elle va retrouver. Elle m’a également parlé d’une revue, Rose Up, à laquelle elle s’est abonnée et qui traite de la maladie avec finesse.
Donc, à partir de la cinquième décade, notre pays s’efforce de prévenir plutôt que de guérir ou alors de prendre les choses à temps. Voici de longues années, j’ai écrit une nouvelle qui raconte ce que ressent une femme qui s’apprête à subir l’ablation totale d’un sein.
La blouse verte
Elle en a deux. Rien de plus banal pour une femme. Demain, elle n’en aura plus qu’un. Bien sûr, elle n’est pas la seule mais cette vérité ne lui est d’aucun secours. C’est lors de sa première mammographie, celle qui va de pair avec les quarante ans, qu’elle a su que quelque chose clochait. Les examens complémentaires ont conforté les médecins dans leur diagnostic. Elle avait un cancer du sein, à un stade déjà avancé. L’ablation était incontournable, la chimiothérapie, aussi. Vous en conviendrez, il existe des façons plus agréables de démarrer sa quarantième année. Mais, peut-être que, d’une certaine manière, un cancer du sein est plus facile à vivre à quarante ans qu’à cinquante quand il accompagne, alors, l’entrée dans le monde de la ménopause.
La nuit est déjà bien avancée. Seule, dans sa chambre, au huitième étage de l’institut Gustave Roussy, elle ne peut pas s’empêcher de penser que, parfois, la vie est vraiment mal faite. C’est au moment où ses seins et elle commençaient enfin à s’aimer que la maladie allait lui en ravir un. Elle sait qu’il vaut mieux perdre un sein plutôt que la vie mais cette pensée n’arrive pas à la consoler. De la même manière, songer que d’autres femmes ont traversé ou traverseront, à leur tour, la même épreuve ne l’aide pas. C’est comme si, devenue adulte, elle prenait une sorte de revanche sur toutes ces fois où, enfant et adolescente, alors qu’elle avait du chagrin, avait claqué le fameux : « Regarde autour de toi ! Il y a bien plus malheureux que toi ! ».
Quand ses seins étaient sortis de terre, lentement, tels des bulbes de tulipes à la faveur du printemps, elle les avais détestés au point de vouloir les faire disparaître. Sa volonté de défaire le travail accompli par la nature avait été si forte que son esprit avait gagné la partie. En cessant de s’alimenter, elle avait retrouvé en quelques semaines un corps de petite fille. Son esprit avait fait plier son corps. Elle ne ressentait plus la faim. Elle se croyait un ange. Elle ne marchait plus, elle volait. Sa volonté était inflexible. Son corps, avec les heures de sport, se transformait en lame de fer. Elle se croyait forte quand elle était terriblement fragile. Elle pleurait tant qu’elle finissait par se croire traversée par un réseau souterrain de nappes phréatiques. Elle ne se voyait plus telle qu’elle était. Son visage émacié avait fini par ressembler à celui des martyrs dans les toiles toujours si sombres du Gréco. Prenant enfin la mesure de la gravité de ce qu’elle vivait, ses parents s’étaient décidés à consulter. Même si on n’en parlait peu à cette époque-là, l’anorexie était déjà une maladie mentale. Elle devait en sortir. Alors, gentille fille, rebelle, mais désireuse de donner satisfaction à ses parents, elle avait consenti à cesser mon suicide inconscient. Elle avait accepté d’ouvrir une fenêtre, dans son esprit, aux propos du pédiatre et son corps, à nouveau, avait travaillé ses formes dans le sens de la rondeur. Franchement, ses seins n’avaient rien d’extraordinaires. Ils se logeaient dans un 90B. Les hommes avaient l’habitude de la regarder droit dans les yeux. Eux et elles cohabitaient parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix mais leurs vies étaient parallèles.
C’est quand elle avait attendu ses enfants qu’enfin, elle avait commencé à les aimer. Avec les grossesses, ils s’arrondissaient avec harmonie. Ils se mettaient au diapason de son corps. Elle les trouvait beaux, généreux. La montée de lait était, en revanche, un moment visuellement terrifiant. En vingt-quatre heures, ils atteignaient une taille absolument inimaginable. Elle ne voyait plus qu’eux, énormes, tendus à craquer et si douloureux. Heureusement, ils retrouvaient vite des proportions plus normales. Au fil des mois que durait l’allaitement, elle s’habituait à leur belle rondeur nourricière. Etrangement, les bouches de ses enfants les lui avaient fait aimer bien plus sûrement que les mains de leur père sur eux. Peut-être les aimait-elle car ils étaient devenus utiles et que l’utilité, dans son esprit, primait le plaisir ou la beauté. Au sevrage difficile de son premier enfant, le réveil avait été violent. En quelques jours, ils étaient vides, secs, lamentablement pendants telles deux vieux lobes trop longtemps martyrisés par le port de boucles d’oreilles trop lourdes. Et puis, quelques mois après, elle s’était à nouveau habituée à eux. Elle les aimait tels qu’ils étaient.
La nuit avance. Tous les bruits qui lui parviennent sont étouffés. Curieusement, elle a toujours aimé les hôpitaux. Elle s’y sent bien, comme chez elle. Elle s’approche de la vitre. Elle y colle son front. Le verre est froid. Sous ses pieds nus, le linoléum vert amande, lui, est chaud. Elle reste là à contempler les lumières qui éclairent Villejuif. Les fumées des grandes chaudières municipales montent à la verticale dans un ciel parfaitement dégagé. On dirait une toile de Magritte. Maintenant, elle se rappelle cette sensation étrange le jour où elle donnait le sein pour la dernière fois. C’était vraiment l’ultime tétée. Elle achevait de nourrir son dernière enfant. Elle était dans la maison de famille de sa mère. Elle lui avait laissé sa chambre. C’était dans cette même chambre, près de la fenêtre, que, petite fille, elle avait découvert une hirondelle morte. A la fin des vacances, au moment où ses parents fermaient la maison jusqu’à Noël, elle s’était retrouvée prisonnière. Elle l’avait imaginée se cognant au carreau de la fenêtre et cherchant désespérément un moyen pour regagner le ciel zébré par le souffle du Mistral. Elle confiait à sa mère son fils pour quinze jours. Elle le tenait fort au creux de ses bras et lui, ignorant de ce que cette tétée était la dernière, buvait tranquillement. Elle avait pleuré. Tant de pensées se bousculaient dans sa tête. Son mari et elle ne s’abandonneraient plus dans les bras l’un de l’autre avec le désir d’avoir un enfant. Elle ne porterait plus la vie. Elle ne la donnerait plus. Elle n’allaiterait plus. Elle sentait la petite main de son bébé dans son dos.
Elle retourne se coucher. Demain, elle sera opérée à la première heure. Quand elle ne passe pas la nuit chez elle, une chose lui manque tout particulièrement, celle de ne pas pouvoir observer ses enfants endormis et déposer un baiser sur leur joue ou leurs cheveux. Elle ne se lasse pas de ces moments silencieux, apaisants où ils sommeillent, totalement relâchés. Leurs mains reposent sur le dessus de leur drap. Ils serrent leur doudou fort contre eux. Ils dorment la bouche fermée ou ouverte. Il arrive qu’un petit filet de bave s’écoule de leurs lèvres jusqu’à l’oreiller. Parfois, ils ont trop chauds. La transpiration colle leurs cheveux sur leurs tempes. Quand ils ont envoyé promener draps et couverture, qu’ils dorment en travers du lit, elle les replace au milieu du matelas et les recouvre, sans qu’ils s’en rendent compte. Si l’un des enfants se réveille, il ouvre les yeux et, instinctivement, s’accroche à son cou en la tirant à lui.
« Bonjour, réveillez-vous. Il faut vous préparer ». Elle a fini par sombrer. Pourtant, elle ne pensait pas y arriver. La voix douce et profonde qui l’appelle est celle de l’infirmière qui va la préparer en vue de l’opération. Elle a du mal à émerger. On frappe à la porte. C’est son mari. Il se penche vers elle. Avec une infinie tendresse, il dépose un baiser sur ses lèvres sèches, un baiser parfumé au café de la machine du hall d’entrée. L’infirmière sort. Il s’assied au bord du lit. Il prend sa main. Ils ne se parlent pas. Lentement, avec pudeur, elle remonte sa blouse verte au-dessus de ses seins. Elle ferme les yeux. Il les caresse doucement, puis les embrasse avant d’enfouir sa tête entre eux. Il se met à pleurer. Elle sent ses larmes qui coulent le long de son ventre. Sans relever la tête, il lui demande pardon de ne pas les avoir assez aimés et aussi, par ses larmes, de lui donner l’impression qu’ils lui sont indispensables. Elle sourit. Elle caresse ses cheveux. Elle est prête. Elle se sent forte. Sa mère avait raison : « Il y a bien plus malheureux qu’elle ! »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner