chronique des amours capitales (épisode n°3)

A la huitième heure d’un jour grisé, je remonte le boulevard Ménilmontant en direction de la place de la Nation. A cette heure de grande affluence, les rames de métro se remplissent de salariés du tertiaire, de collégiens, de lycéens et je suis mieux, à l’air libre, seule, au milieu d’un concert de klaxons, à respirer, presque avidement, ma dose de monoxyde de carbone. Parfois, je croise un fumeur et, une fraction de seconde, mes narines se dilatent. Elles se rappellent, avec une sorte de nostalgie, cette cigarette du matin, cette odeur si spéciale que dégage la première bouffée de fumée qui, suspendue dans l’air, forme ces fameuses volutes bleues si chères à l’homme aux feuilles de choux. Je songe à
cette époque du politiquement incorrect où nous fumions comme un signe de contestation, comme une grimace aux biens pensants et à certains parents qui avaient cru bon de nous élever dans le culte d’un anti-tabagisme jugé par nous, du haut de l’arrogance de nos 18 ou 20 ans, primaire. Nous fumions pour, symboliquement, « tuer » la Mère plus que le Père. Dans ces cendriers débordants de mégots, de cendres, se cachait notre mai 88. Même si je m’y étais programmée comme on programme un ordinateur, arrêter de fumer, alors que j’ignorais encore que je portais notre premier enfant, a été très difficile car, pour moi, cela équivalait à déposer les armes, renoncer à la Révolution permanente, à un idéal pour rentrer dans le rang et y rejoindre ceux qui vivaient sainement, suaient sang et eau dans des salles dites de sport sur des machines de torture, face à un miroir géant, scrutant pathétiquement la dépense calorique induite par leurs tours de pédales, mangeaient « bio » plus que bon,  et pensaient oméga 3, anti-oxydants et, un jour, Viagra et botox.

Je n’oublie pas cette ultime cigarette fumée un soir de janvier 2003, sur la terrasse de la maison du futur parrain de notre première fille. La nuit était magnifique. Le thermomètre, en périphérie lyonnaise, affichait fièrement ses -10°. Quand j’ai su que j’étais enceinte, l’entrée dans l’espace « non fumeur » » est devenue évidente car, pour moi, les pages de la maternité ne pouvaient pas s’écrire à l’ombre des « fumer tue », « fumer nuit gravement à votre entourage » et autres slogans coups de poings.

 Métro Père-Lachaise. Les murs du cimetière ne sont pas assez hauts pour cacher à la vue des passant les toits des riches caveaux familiaux. A ma gauche, un chapelet de pompes funèbres s’étirant, comme ce jour sans fin, jusqu’au métro Philippe Auguste. Le commerce de la mort mériterait à lui tout seul une chronique douce-amère. Je traverse le boulevard, en dehors des passages protégés, parce que je ne suis ni suisse ni anglo-saxonne mais une vilaine latine qui aime courir et danser au milieu du ballet incessant des voitures parisiennes. Me voici devant la grande entrée du cimetière le plus couru par ce « Tout-Paris » des Arts, des lettres, de la politique et des médias. Rien à faire : ça vous pose de reposer là !

 Le ciel est grisé. La tête me tourne au souvenir de ce fameux jour de la mi-mai 1999. Nous étions une petite vingtaine réunis pour l’au-revoir au Père. La mère et ses deux filles, la brune aînée et la blonde cadette se tenaient là, fières, droites et dignes. De toute façon, le « never explain never complain » maternel ne laissait ni choix ni place pour une autre manière de vivre ce départ. La Mère et les deux filles, comme une sainte Trinité au féminin de ce père si multiple que nous doutons encore d’avoir pu réunir toutes les pièces de ce puzzle que formait sa personnalité, avançaient en faisant crisser sous leurs pieds les gravillons de l’allée menant au crématorium.

 Sa « grande », au comptoir des cafés, face à ses étudiants, dans ses échanges au plus près des autres communient avec le Père. Sa « petite », dans sa passion brûlante des planches, des textes, de la liberté se nourrit à la source du Père. La « petite » et la « grande », dans leur quête d’absolu, dans leurs personnalités si contrastées et leur refus des conventions sociales dans ce qu’elles peuvent avoir d’étriquées, sont à l’image du Père.

 La Mère est en bleu marine, la « petite » en blanc, la « grande » en orange. Pas de noir. Surtout pas de noir ! Pas de pleureuses non plus. Tant pis pour les coutumes bretonnes. Le corps du Père, si malmené par 5 jours de réanimation, va partir en fumée et, par une sorte de retour sur le passé, retrouver le souvenir du Père de la Mère, disparu comme une ombre, dans le brouillard de Mauthausen un jour d’août 1944. Les deux Raymond de la mère, le Père et le Mari, les deux capricornes aux yeux bleus, les deux cœurs nobles et purs, les deux esprits indépendants et fiers, réunis, à jamais, dans l’amour commun porté à une enfant, une petite Françoise, née loin du Père un 3 août 1940, ayant grandi à l’ombre du Père, s’étant construite autour de son absence et ayant trouvé, un matin de septembre 1958, devant les panneaux d’affichage des conférences de méthode de la rue Saint Guillaume une épaule, un barrage contre les blessures que peuvent réserver 40 ans de vie commune.

 Dans ce salon circulaire, à la sobriété monacale, la « grande » et la « petite » chantent le Père au travers d’un choix de textes effectué la veille, parmi des centaines de lettres, cartes et autres histoires qu’il écrivait quand il était au loin et qu’il respirait, se ressourçait, à des centaines, des milliers de kilomètres de cet univers à la progestérone explosive. Les lignes de sa petite écriture ferme et noire racontaient les voyages, le goût pour un exotisme tant européen qu’africain, rendaient vivantes les odeurs du grand marché de Bamako et la caresse chaude du vent soufflant, à la nuit étoilée, dans le désert mauritanien. La blonde cadette et la brune aînée ont sélectionné, aussi, des morceaux de musique qui le racontent mieux que tout : le concerto n° 5 de Beethoven, « la bohême », « Les comédiens », « Je me voyais déjà », « La chanson des deux amants », « Quand on a que l’amour », « Voir un ami pleurer », « Amsterdam ».

 Le grand frère du Père, son aîné de 7 ans, aux yeux bretons, est absent. Son esprit accompagne son « petit » frère trop sensible, trop doux, trop doué, trop libre pour être vraiment heureux. Ce Père, inadapté par essence, comme la Mère, à une époque dure, à un siècle qui sacrifie tout sur l’autel du veau d’or. Ils étaient, Elle et Lui, d’une autre époque. Ils habitaient la fin du 19ième siècle, voire les 60 premières années du vingtième siècle. Ils formaient un couple « old fashoned ». Encore aujourd’hui, La Mère parle de la « malle » de son « automobile » et suit les « actualités » à la télévision. Les filles portent des « souliers », des « chandails » et des « paletots ». On peut être « furibond » ou « pudibond ». On utilise un « essuie-tout » et on « cornaque » ses amis quand le besoin s’en fait ressentir.

 Les textes ont été lus. Les paroles des chansons de Brel, Piaf et Aznavour ont rempli leur office. Le corps a fini de se consumer. Le petit groupe se sépare. Dans un troquet, certains déjeunent ensemble. La « grande » n’a plus qu’un souhait : regagner au plus vite son rez-de-chaussée sans lumière et se réfugier sous la douche pour évacuer le trop plein de tension. Pendant la cérémonie, elle n’a pas versé une larme mais c’est tout son corps qui a pleuré. Les larmes refoulées dégoulinaient le long de son dos, de ses cuisses, de ses chevilles et lui donnaient l’impression que, comme Alice aux pays des merveilles, elle allait se noyer. Dans un mois et demi, elle se marie. Le Père ne sera pas là pour prononcer ce discours qu’il lui a déjà adressé par mariée interposée. La « petite » portera bientôt la vie qui continue telle la valse à mille temps. Le Père ne sera pas là pour devenir, par la grâce de ce premier petit-enfant, ce grand-père présent pour les enfants de ses deux filles, rôle de grand-père qu’il avait idéalisé dans la lecture de Victor Hugo. L’idéal, toujours! 

 Tout un aréopage de camions de pompiers me rappelle au présent et à ma dernière station sur le chemin de la Nation. A nouveau, je me remets en marche le long du boulevard Ménilmontant. Je tourne à droite dans la rue de la Roquette. Je ne suis qu’au début de ma journée et j’ai déjà mal aux pieds. Pourtant, j’accélère la cadence et me retrouve au bas de l’immeuble que j’ai occupé avant de m’installer rue Victor Gelez. La porte n’a pas changé. Je m’attends à être arrêtée dans mon pèlerinage par un digicode mais non, j’appuie sur le petit bouton gris, pousse la porte et m’arrête devant la loge de la gardienne. La pièce est plongée dans le noir mais un bruit d’aspirateur résonne dans la cage d’escalier. Je n’ai plus qu’à me laisser guider par le bruit.

 

 


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