Notre famille est presque complètement sortie des filets d’Omicron: demain, Stéphane ne sera plus contagieux . J’ai résisté. Je suis toujours si proche des enfants que c’est étonnant! Est-ce que mes sorties quotidiennes par toutes les couleurs du ciel ont renforcé mon système immunitaire? On a pu penser que ceux qui possédaient un rhésus 0 étaient moins souvent exposés au virus du Covid que les autres. Je suis O+ et donne mon sang depuis que j’ai 18 ans.
Hier, un peu avant 11h00, je déposais Victoire et sa valise devant son lycée. L’après-midi, je passais un long moment avec Mugette que je trouvais endormie sur le grand canapé du salon avec Pépette emmitouflée dans un plaid. Muguette pourrait s’allonger pour faire la sieste mais elle reste toujours assise. Cela me fait penser aux chevaux dont on dit qu’ils dorment debout. Je me suis installée à ses côtés. Je lui avais apporté une part de tarte aux pommes. Elle avait trouvé la pâte très fine. Je n’ai pas su si c’état un compliment ou une critique. Muguette devait aller tirer les rois chez Renée, une parente d’amis voisins, qui a 85 ans mais elle a été emportée par le Covid après avoir attrapé la grippe. Muguette était triste que Renée soit partie. Cet été, elles avaient passé un dimanche très agréable au bord d’un étang. Tandis que les plus jeunes, déjà retraités, ramassaient du bois ou des feuilles, Renée avait pris Muguette par le bras et lui avait glissé à l’oreille: « Viens, on est trop vieilles pour travailler! On va se faire un café ». Muguette me dit souvent combien Françoise lui manque et que sans elle, elle n’aura pas le courage de se remettre au potager au printemps. En attendant, Charlie, le coq, et ses dames batifolent dans le potager. Ils sont censés manger le « vert » et les vers de terre mais ils s’attaquent aussi aux laitues et aux branches des poireaux. Cela amuse beaucoup Muguette qui s’attend à ce que ses deux fils qu’elle appelle avec affection « ses joyeux lurons » lui passent un savon.
Comme presque toujours, Muguette avait mis son petit bonnet bleu marine à l’envers et noué autour de sa taille la ceinture d’une robe de chambre. Sa ceinture en cuir pendait à la rambarde des marches permettant de passer de la salle à manger à l’entrée. Dimanche, dans l’après-midi, j’avais reçu un sms du fils cadet de Muguette m’annonçant que sa maman avait pris la décision de ne plus s’occuper de Kiki et de Nénette et que tous deux seraient confiés mercredi prochain à une ferme pédagogique située dans un village voisin. Avec ses mauvais yeux, Muguette avait peur de tomber en allant nourrir les moutons. J’étais bouleversée par cette nouvelle et ce qu’elle signifiait pour Muguette.
Avant Noël, des plombiers étaient venus lui retirer son poêle Morvan et lui installer le chauffage au gaz. Muguette n’irait plus sous le hangar chercher des buches et elle ne les débiterait plus sur le billot levant sa hache avec la force d’un jeune homme. Elle ne préparerait plus des fagots avec des brindilles ni des boules de papier avec en leur coeur une pomme de pin. Elle ne mettrait plus un plat à mijoter à feu doux pendant des heures ni ne ferait cuire la mixture pour ses poules. Maintenant, ce sont les moutons qui vont s’en aller. Ils n’ont rien connu d’autre que la vie auprès de Muguette depuis leur naissance. Après les avoir mis au monde, leur mère est morte. André et Muguette s’en sont occupés comme des bébés. Ils étaient nourris au biberon, étaient baignés au début dans l’évier de la cuisine et ensuite dans la baignoire et dormaient sur le canapé. J’ai toujours taquiné Muguette pensant qu’elle avait un faible pour Kiki. Nénette et son frère ont bien 14 ans maintenant. Kiki a souvent mal aux genoux. Ce sont des rhumatismes. Mercredi, Franck les conduit dans leur nouveau lieu de vie. J’espère que Muguette va leur expliquer ce qu’elle fait et pour quelles raisons. J’ai décidé que j’irai les voir et que je leur apporterai des bouts de pain sec.
Franck m’avait dit de ne pas parler du départ des moutons à sa mère et c’est ce que j’ai fait. J’ai été étonnée de trouver Muguette si joyeuse. Elle ne m’a pas dit un mot. Redoute-t-elle ma réaction? Fait-elle comme si cela n’allait pas arriver? Je dois avouer que je me suis demandée si ses enfants lui en avaient parlé. J’ai été très étonnée quand son fils cadet m’a dit que d’autres moutons arriveraient au printemps et resteraient jusqu’à l’automne. Pourquoi demander à Muguette de prendre soin d’autres moutons que les siens si elle avait peur de tomber et était fatiguée de le faire? Cela me dépasse…Demain, je n’irai pas voir Muguette. Je n’aurai pas revu Kiki et Nénette avant leur départ.
Ce matin, à 8h50, le train conduisant Céleste à Paris quittait la gare. Céleste est restée à la maison un mois: les vacances et son stage. Le trio était heureux de retrouver. A nouveau, j’entendais les deux soeurs rire dans la salle de bains tandis qu’elles se préparaient ou se raconter tous leurs secrets. A nouveau, Céleste et Louis se filmaient entrain de chanter. Quelle joie pour des parents de sentir que leurs enfants s’entendent aussi bien! Nos enfants ne sont pas de nature possessive ainsi ils n’ont pas des réactions de rejet vis à vis d’un amoureux ou d’une amoureuse. C’est triste de voir des fratries se déchirer car on ne supporte pas les conjoints de ses frères et soeurs, qu’on les voit jamais que comme « des pièces rapportées » ou alors que les conjoints privilégient leur famille mettant de la distance dans la fratrie. Céleste m’a écrit que Valentin et elle étaient vraiment heureux de se retrouver. J’imagine aussi le bonheur de Charlotte quand elle verra sa grande cousine.
Mon unique patient de la journée sera bientôt là. La nuit tombe lentement sur le plateau. Le car de Louis vient de passer devant la maison. Ce sera étrange de n’être plus que trois ce soir! Stéphane et Louis iront diner dans le bureau. Je serai dans la cuisine avec Fantôme, compagnon fidèle et silencieux. Demain, je n’irai pas chez Muguette. Je veux me tenir le plus loin possible du départ de Kiki et de Nénette. Mes déménagements successifs depuis que je suis née allant de pair avec des pertes de repères et une incapacité de faire pousser des racines ont fait que je m’attache aux êtres, aux animaux et aux objets d’affection pour reprendre le titre de la thèse en anthropologie d’une amie, Véronique Dassié. Une thèse que j’avais littéralement dévorée tant le sujet m’avait passionnée! Je l’ai prêtée à une personne qui ne me l’a jamais rendue. Il ne faut pas plaquer sur les autres nos propres ressentis. Si Muguette a vraiment muri sa décision et qu’elle pense que Kiki et Nénette seront bien dans la ferme « La belle vie » alors c’est le plus important!
Dans mon post Instagram de lundi, j’écrivais: » Alors que je poussais la porte de mon bureau-Ar Men, j’ai entendu filer le car transportant les collégiens. Le plateau semble humide et perdu dans la brume. Victoire retourne au lycée et à l’internat. Pour le déjeuner, nous ne serons plus que quatre et, demain, Louis retourné au collège et Céleste ayant repris le train pour Paris, nous ne serons plus que deux. On se croirait presque dans le roman d’Agatha Christie les « Dix petits nègres » devenu « Ils étaient dix ». Depuis le 17 décembre, notre famille affichait à nouveau complet. Je trouve que les parents sont comme Barbapapa et Barbamama. Ils s’adaptent en permanence aux besoins de leurs enfants. J’étais devenue plus petite. Je commençais seulement à me recentrer. Dés la mi-décembre, j’ai senti mon corps qui, progressivement, s’élargissait, mes bras qui poussaient pour devenir enveloppantes et prendre soin de ma petite tribu. Demain, je vais changer de silhouette! Omicron donne des signes de fléchissement!
Demain, j’irai voir Muguette et je lui parlerai des moutons. Je ne vais pas garder ça sur le coeur indéfiniment. Comme elle n’a pas pu tirer les rois avec Renée, je lui apporterai une petite galette. Cela fait une éternité que je n’ai pas eu de fleurs dans la maison. Samedi matin, au marché, je m’offrirai des tulipes. Elles sont si belles dans le soleil de l’hiver!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner