Boulevard Ménilmontant. Aux premières heures d’un jour bleuté, j’émerge du ventre du métro. Le bar-tabacs où j’achetais mes Marlborough light quand le « Royal Bleuets » était fermé, angle gauche Ménilmontant/Oberkampf, a été remplacé par une sorte de Mac Do. Je longe le trottoir de droite. Les maraîchers sont en place et attendent, le bout du nez et les extrémités des doigts rougis par le froid mordant de ce premier jour de ce mois de Noël, leurs fidèles habitués. Je pense à mon trio qui dort encore au chaud du lit et aux filles qui, à leur réveil, demanderont à leur papa d’ouvrir la première fenêtre de leur calendrier de l’Avent. Ca s’apostrophe d’un étal à un autre. Ca blague, ça tient le choc comme ça peut mais surtout à grands coups de joie de vivre et d’optimisme parfois un peu forcé. Grâce à l’humour, le poissonnier oublie les crevasses qui entaillent ses mains, le fleuriste les piqûres des roses hollandaises, le fromager la gifle du Saint Nectaire, le boucher l’aspect peu engageant de ses andouillettes de Guémené.
La librairie coranique est toujours là. On y trouve Le livre mais aussi un large choix de littérature arabe non traduite, de théières, de petits verts de toutes les couleurs et de bâtonnets d’encens dont j’ai conservés des exemplaires comme des reliques. Les jeunes épiciers, nés en France de parents Algériens, ont pris quelques rides au front mais pas la peur de l’ennui. Ils m’offrent un sachet de clémentines corses. Je presse le pas. Il fait vraiment froid. Je tourne à droite dans la rue des Bleuets. Cent mètres plus bas, je pousse la porte de « mon » Royal Bleuts, de « mon » café pendant deux années, de l’annexe de mon studio au 6 de la rue Victor Gelez. Malheureusement, je dois me rendre à l’évidence : il n’est pas toujours bon de vouloir emprunter les routes du passé. Les propriétaires, Farah, moitié Somalien moitié Djiboutien et Christophe, un Auvergnat pur jus au verbe presque aussi rare que de l’aligot du côté de la Corne de l’Afrique, réussissant le pari de la vie à deux, se sont retirés des affaires.
Les patrons sont des patronnes chinoises. Toute la disposition a changé et je n’ai plus qu’une envie : fuir au plus vite ce lieu devenu triste, où les hommes s’ennuient, les animaux sont interdits de cité, le café est imbuvable et les oreilles sont agressées de bon matin par la langue de Mao. Un des « anciens » me dit que tout fout le camp et qu’ici il faut supporter la « jactance ». Sûr ! Même moi, je suis stressée par ces voix haut perché et ce débit aussi mécanique qu’un concerto de Bach. En buvant mon mauvais café, je songe à ces centaines d’heures passées ici, le soir, après qu’on ait tiré le lourd rideau de fer, à cette ambiance digne d’une chanson d’Aznavour. Après deux ou trois tournées, on me sommait de chanter l’un ou l’autre des grands titres du répertoire français. Alors, dans un silence qui se voulait religieux, je me lançais dans une « vie en rose », une « bohême », des « amours démodés ». Il m’arrivait d’évoluer sur « les remparts de Varsovie », d’emporter l’un ou l’autre des habitués dans une « valse à mille temps » ou de tirer la larme avec « les vieux amants ». Enfin, « Isabelle » nous rappelait à Morphée. On s’embrassait et on rentrait chez soi. Certains titubaient légèrement, d’autres auraient bien continué comme ces deux anciens légionnaires, en poste à Beyrouth, aux heures les plus chaudes. Comment oublier cette soirée passée dans un cabaret à écouter des travestis réinterpréter Piaf, Barbara ou Gréco. Farah était superbe. Pour l’occasion, il avait sorti toute sa quincaillerie. Il brillait comme le sapin des Galeries Lafayettes. Il portait un magnifique manteau de fourrure si long qu’il dissimulait presque ses chevilles. Christophe avait l’élégance sobre. Quand c’est moi qui ai fermé, pour toujours, les volets de mon petit studio, un rez-de-chaussée sans lumière, les fidèles du « Royal Bleuets » m’ont offert un très joli livre de vieilles chansons françaises magnifiquement illustrées et que les filles aiment beaucoup ainsi qu’une chaîne en argent au bout de laquelle pendait un triskel. Clin d’œil d’un breton du Nord à une bretonne du Sud.
Je règle le café, lance, à la cantonade, un « Bonne journée » assez fort pour couvrir la « jactance » chinoise et m’en vais presque en courant. Je pousse la porte de la librairie « Libre Ere » qui offre aussi la presse du jour. Le vieux libraire est mort. Le nouveau est un Marocain du Rif arrivé en France à l’âge de 10 ans. Il est très sympathique. Nous parlons de l’ancien temps, de ce temps qui, s’il est mort, continue de vivre dans notre mémoire commune. Il a gardé la petite cloche qui tintinnabule dés qu’un client pousse la porte en bois clair, un bois fruitier, un bois qui me rappelle les artisans d’Essaouira travaillant le citronnier. Nous bavardons de la situation des enfants nés sur le sol français de parents ou de grands-parents venus au monde en Afrique du Nord. Tunisie, Maroc et Algérie offrent chacun des spécificités. Les communautés échangent guère alors que les Français les amalgament sous l’étiquette « Magrébins ». Le libraire est un Rifain, donc, a priori, il est issu de l’invasion arabe en terres kabyles, berbères puis andalouses. On sent chez lui poindre la fierté d’appartenir à cette race de conquérants. Sa librairie est un temple dédié à l’entente entre les peuples. Ici, on transcende toutes les religions. Un papa portant sa kippa noire pousse la porte de « Libre Ere ». Il tient par la main son fils âgé de 8 ou 9 ans. Il a besoin du chef d’œuvre de Maurice Druon « Tistou les pouces verts ». Les enfants de l’école juive orthodoxe, située un peu plus haut, sur le trottoir d’en face, commencent à l’étudier ce matin. Derrière ce titre peu évocateur se cache un hymne à la tolérance, à l’amour de l’Autre. La cloche retentit à nouveau. Une maman d’origine Nord Africaine entre à son tour, tenant, elle aussi par la main, un petit garçon à peine plus âgé que le précédent. Son fils, dont les yeux mordorés me rappellent les regards incroyables des peuples des « Stan », a besoin d’un stylo-plume. Le libraire sort tout ce qu’il a. Le petit garçon choisit un stylo vert. Le couple mère-fils est à peine sorti que la cloche fait entendre un son cristallin : un monsieur retraité, un ancien droguiste, portant une manteau bleu marine passablement élimé, vient acheter Le Parisien. Son visage très doux avec ses grands yeux bruns et ses larges rides sur une peau mâte me fait penser à celui d’un Arménien. Je me sens bien avec ce libraire et ses clients. Je resterais bien encore à l’écouter me parler de son pays et de ce quartier que j’aime tant, mais j’ai rendez-vous à Nation et, avant, je dois encore faire deux arrêts : l’un au Père-Lachaise et l’autre rue de la Roquette, dans l’ancien hôtel bon marché recyclé en immeuble d’habitation après la seconde guerre mondiale. Une amie, sculptrice talentueuse, m’en a récemment envoyé des photos car elle se fournit en matériel chez le marchand de couleurs qui est au 166.
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