Tout à l’heure, je regardais par la fenêtre de mon bureau donnant sur les champs du plateau. Tout était si calme! Fantôme prenait le soleil allongé sur les dalles de la terrasse. Cookie sommeillait depuis la bergère les quatre fers en l’air dans une posture d’abandon total. Je pensais qu’au sud, au soleil et au vent, le linge devait être sec mais je manquais de force pour aller le chercher. Louis était au collège. Dernière ligne droite avant les épreuves du brevet. Avec Louis, nous allions définitivement quitter les années collège. Un nouveau chapitre de l’histoire familiale allait se refermer. Un autre s’écrirait.
Céleste est celle qui aura eu le meilleur de cette époque où sans Covid les parents d’élèves organisaient avant Noël et avant la fin de l’année des boums mémorables pour lesquelles je confectionnais une haute pile de crêpes et où les voyages scolaires et les sorties n’étaient pas annulés. Sur le lit martiniquais, la guirlande de drapeaux à prière achetée à un monsieur népalais vivant dans la Gargouille, rue principale du vieux Briançon. Quand nous voyagions dans ce magnifique pays, j’adorais voir flotter des ribambelles de drapeaux accrochés aux cols des montagnes. Les couleurs étaient fanées par le soleil. Je ne sais pas encore si je vais tendre la guirlande sous les canisses ou dans mon bureau.
Tout à l’heure, Stéphane ira chercher Victoire et son barda au lycée. Hier, c’était la dernière nuit de notre cadette à l’internat et après la soirée du mercredi soir, il y a eu le barbecue. Victoire a adoré cette année passé à l’internat avec Léa, son amie née le même jour qu’elle. Comme Léa ne peut plus être interne à la rentrée, Victoire n’a pas envie de continuer. Victoire était vraiment faite pour l’internat et j’espère qu’elle saura se réadapter sans trop de mal à la vie à la maison. Le panier de linge sale est presque vide. Bientôt, il débordera. A Paris, Céleste qui est en attente de savoir quel IFSI elle choisira pour septembre termine la première phase du BAFA. Hier, elle m’a longuement appelée pour partager avec moi une situation moralement violente qu’elle y avait vécue. Cela m’a rappelé les actes de maltraitance que Cerise, la marraine de notre nièce Margot, avait dénoncés à la brigade de protection des mineurs devenue brigade de protection des familles. Cette situation concernait une jeune fille suivant la formation dont les animateurs dont le directeur du centre savaient qu’elle avait souffert de harcèlement dans son enfance. Ces derniers ont fait à nouveau vivre une situation similaire à cette jeune fille et la moitié du groupe était en larmes. Ce matin, Céleste espérait qu’un autre animateur, absent hier, reviendrait sur cet incident lamentable et donnant une très mauvaise image des équipes en charge des enfants dans les centres aérés parisiens!
La semaine dernière, je vous annonçais que Stéphane et moi partions en train de nuit de Paris à Briançon et que je vous ferais le récit de nos aventures à notre retour mais j’ai été prise de vertiges et de nausées dans la descente après que nous ayons atteint un chemin de crête situé à 2600 mètres d’altitude. J’avais presque du supplier Stéphane pour que nous nous lancions dans cette marche très longue et exigeante. J’étais déçue par nos premières marches. Où que nous allions nous continuions de voir la ville et d’entendre les sirènes des ambulances ou les bruits des chantiers. Cela me frustrait de ne pas avoir une vraie vue et de ne pas me sentir en pleine nature. La veille, après que la pluie ait cessé, nous avions entrepris une marche jusqu’à Notre-Dame-des Neiges mais alors qu’il nous restait encore 1h45 de montée, Stéphane avait estimé qu’il était trop tard. J’avais passablement ronchonné dans la descente. Cette petite église me tentait beaucoup. Je savais que Stéphane avait raison et cessait ma bouderie d’enfant de cinq ans.
Dans la montée, mon oreille droite s’est bouchée comme lorsqu’on plonge ou qu’on est dans un avion. J’ai essayé de la déboucher mais sans succès. La vue était si belle sur les montagnes environnantes que je ne m’en préoccupais pas plus que ça. Un vent terrible soufflait sur le chemin de crête. Il restait des névés à flanc de montagne. C’est dans la descente que les vertiges se sont faits ressentir. Par chance, la veille, Stéphane avait eu envie de s’acheter des bâtons. Je prenais l’un des deux et m’y cramponnais pendant plus de cinq heures. Il faisait très chaud et j’étais nauséeuse. Pour nous éviter de reprendre le même chemin très escarpé depuis la croix de Toulouse, Stéphane optait pour un autre itinéraire: une route en lacets qui nous semblait interminable. Je n’arrivais plus à garder mes yeux ouverts et marchais à l’aveugle. C’est à la croix de Toulouse que nous avions pris le temps de bavarder avec deux légionnaires du groupe montagne entrainant des jeunes pendant 15 jours. Dans le groupe, un Ukrainien, un Népalais, un Kazakh, un Vietnamien et un Polonais. Les deux hommes qui encadraient les jeunes engagés nous expliquaient que les services de renseignement sont très attentives lors du recrutement d’étrangers dans les rangs de la Légion.
Quand nous avons retrouvé le petit appartement situé à côté de la collégiale, je me suis précipitée sous une douche et ai été malade. Je ne pouvais plus ni boire ni manger. J’avais peur de ne pas réussir à dormir mais j’étais si fatiguée par nos onze heures de marche que je me suis écroulée la tête soutenue par de gros oreillers. Je passais le dimanche couchée buvant de petites gorgées et réussissant à m’alimenter un peu mais j’appréhendais les douze heures de train de nuit. J’étais triste de gâcher ainsi la fin de notre séjour que Stéphane avait concocté pour me faire plaisir et parce qu’il avait à coeur de découvrir la vallée de la Névache.
Finalement, le retour s’est plutôt bien passé et nos compagnons de wagon étaient charmants. Le lundi matin, à l’arrivée à Austerlitz, j’avais à nouveau beaucoup de mal à marcher. Nous avons regagné Sceaux où la voiture était garée et enfin le plateau dans la matinée. Vertigineuse et nauséeuse, je me suis écroulée sur le lit dans la chambre de Céleste. Je ne supportais plus aucune odeur. C’est encore le cas.
Heureusement notre maman était là et elle a pu prendre le relais de Stéphane qui avait pris soin de moi depuis samedi et que cette situation devait inquiéter. Hormis une thyroïde en fin de vie, j’ai cette chance de n’avoir jamais eu de problèmes de santé depuis que je suis née. J’étais triste de devoir renoncer à mes rendez-vous avec mes patients et à mes engagements (conseil de classe et dernière rencontre des lycéens à l’aumônerie). Le mardi, je me décidais à aller aux urgences. Je n’y avais jamais été pour moi mais seulement pour les enfants. La première fois, Céleste s’était cassée le doigt d’une main et la deuxième fois, très récente, c’était après que Victoire se soit fait une entorse au genou après un triple saut.
Notre maman m’y a déposée. Après qu’une infirmière ait vérifié que je n’avais pas le Covid, on m’a installée dans un box (je ne me ferai jamais à l’usage de ce terme qui transforme les patients en chevaux) et une autre jeune fille est venue me voir. J’ai dû enfiler une blouse et ranger mes affaires dans un sac. On m’a mis un bracelet autour du bras. La jeune fille finissait son école et attendait de savoir dans quel service elle serait admise. Une infirmière en titre est arrivée pour l’électrocardiogramme, la prise de sang et la pose de la perfusion. Le médecin que j’avais vu avant avait prescrit du Primperan, du Tanganil, du Doliprane et une poche de glucose. Ensuite, on me rangeait dans le couloir aux côtés d’autres patients souvent âgés et très mal en point. J’étais fascinée par la gentillesse de tous les acteurs des urgences travaillant à flux tendu dans des conditions dégradées. J’y retrouvais l’une de nos amies dont l’état de fatigue m’avait à plusieurs reprises préoccupé pendant les moments les plus durs de la pandémie. Son mari était las de ne jamais voir sa femme enchainant trois week-end en un mois et revenant chez eux presqu’exangue. Je passerai sous silence l’arrivée de certains patients car c’était difficilement soutenable. Quand je suis ressortie avec une prescription pour une IRM et une consultation avec l’ORL, je n’avais pas plus d’équilibre mais j’étais soulagée de quitter les urgences. J’ai marché comme j’ai pu jusqu’à la pharmacie où notre maman est venue me chercher. Je titubais comme si j’avais bu et n’avais pas de bâton pour m’assurer.
Notre maman m’avait préparé une bonne soupe, des carottes Vichy, des pommes de terre à l’eau, de la compote de pommes. Je ne pouvais rien faire: ni lire ni écouter de la musique ni conduire. J’avais tenu à écrire un post sur Instagram. Je ne voulais pas que les personnes qui ont la gentillesse de me lire et avec lesquelles j’échange parfois quotidiennement s’inquiètent de mon long silence. J’avais reçu des messages tous plus gentils et encourageants les uns que les autres. Voici ce que je postais hier: » Les vertiges peuvent avoir des origines diverses et j’espère que, lundi, l’ORL saura trouver la cause et m’indiquer la marche à suivre. Dans vos témoignages relatant des expériences identiques, la fatigue revient souvent. C’est vrai que j’étais épuisée depuis de longues semaines et que je ne sais pas toujours m’appliquer à moi-même les conseils que je prodigue à mes patientes et patients. Je dois lutter contre la nature très active avec laquelle je suis venue au monde majorée par les exigences de la vie et, sans doute aussi, la peur que ce passage sur terre n’ait pas été assez long pour que je m’accomplisse complètement. N’en pouvant plus de rester étendue, je suis allée me promener hier et ce matin avec Stéphane, Fantôme et un bâton. Nous avons vu Muguette qui, avec son fils déterrait des pieds de rhubarbe que Franck planterait dans son potager. Au début, elle faisait mine de dialoguer avec un oiseau imaginaire. Franck a dit « Muguette fait du Muguette ». Ensuite, elle est venue nous voir et était triste de me sentir si mal en point. Je l’ai fait sourire en lui disant que nous aurions fière allure elle et moi avec nos bâtons sur les chemins. Notre maman repart. Comme elle m’aura aidée!
Et ce matin, me sentant un peu mieux même si ma démarche est toujours hésitante, que mes yeux s’agitent, qu’un orchestre de samba semble s’être donné rendez-vous au fond de mon oreille droite et que ma tête penche comme celle de David Niven dans Le cerveau, je postais ceci: « Dans certaines familles, on n’apprend pas aux enfants à ménager leur monture. Devenus adultes, ces enfants ne savent pas s’écouter ou, pire encore, ils aiment toujours repousser un peu plus loin les limites et se mettent en danger. Si je sais parfaitement apprendre à mes patientes et patients à ne plus mettre qu’un cheval à l’attelage quand ils en ont au moins deux si ce n’est trois, c’est plus difficile pour moi. Maintenant que je suis à l’arrêt presque total habitée par un sentiment fort d’inutilité qui pourrait devenir du vide si je n’écrivais pas des histoires dans ma tête et que je dois dépendre de mon entourage, je pense beaucoup à mes patientes ayant traversé avec tant de courage et souvent dans une solitude intense, rongée par la culpabilité de ne plus être celle à laquelle les proches étaient habitués, des maladies graves comme des cancers. Les enfants et les compagnons s’habituent mal à la fragilité physique et/ou morale d’une maman ou d’une compagne. Cela peut provoquer colère, peur, déni et même abandon. Sans moi, ce matin, Fantôme n’a pas voulu aller se promener. Je me sentais trop fatiguée. Pensant à notre si fidèle australien, je me suis dit que j’allais me forcer pour lui. Stéphane n’a pas voulu. Se regarder comme un centre et non comme une périphérie: un sacré défi!
Tout à l’heure, la maison sera pleine de vie: Victoire et sans doute les deux Louis. Les rayons du soleil jouant avec les feuilles de la glycine projettent de belles taches de lumière sur la table de la terrasse. Ce soir, on dinera sur la terrasse et Stéphane s’occupera du barbecue. Ce week-end, Victoire révisera son français et Louis son brevet. L’eau de la piscine est limpide. Ils iront sans doute s’y baigner. Je mettrai les enfants à contribution. Mon énergie et mon impatience m’ont presque toujours condamnée à faire les choses à leur place. Je dirai à la décharge de mon entourage que je suis aussi comme notre maman: j’aime que les choses soient faites d’une certaine manière et, le plus souvent, préfère les faire plutôt qu’elles ne soient pas faites selon mon degré d’exigence…L’arroseur arrosé!
A très bientôt,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner