Chronique d’un plateau pleurant la pluie

Le plateau continue de pleurer la pluie, une vraie pluie et non cette pluie de quelques heures qui permet seulement aux oiseaux de se baigner dans des flaques. Quand je marche dans la forêt, mon corps perçoit la souffrance de la faune et de la flore. Les noisettes sont vides. Plus de grenouille depuis longtemps dans les mares. Les chevreuils sont efflanqués. La faim les pousse à s’aventurer de plus en plus longtemps à découvert et la chasse approche. Comment peut-on avoir envie de tuer des animaux aussi éprouvés par ce nouvel été de canicule? L’eau de la piscine est entrain de tourner. Stéphane ne fait plus rien pour lutter contre. Les hirondelles sont venues s’y abreuver avant de commencer leur grand voyage vers l’Afrique. Le rosier ancien dont j’aimais tant le parfum des fleurs va mourir et les boutures n’ont rien donné.

Bientôt une semaine que les enfants reprenaient le chemin de l’école. Nous avons désormais une ainée en première année d’IFSI à Paris, notre cadette en terminale et le benjamin en seconde. Notre fils trouve que le niveau d’allemand est élevé et notre cadette a déjà presque choisi les deux questions qu’elle aimerait préparer pour le grand oral. Ce matin, Louis est parti en moto et, tout à l’heure, il reviendra avec sa soeur. Je ne suis jamais complètement sereine quand Louis est sur sa moto car si je sais qu’il est prudent, il n’est pas seul sur la route.

Lundi, j’ai pris froid en sortant pas suffisamment habillée admirer les éclairs au-dessus du plateau et entendre gronder le tonnerre. Maintenant, j’ai une nuque-enclume, une tête-coton, un nez-fontaine, une gorge-poil à gratter, des poumons-forge de Vulcain mais pas de fièvre. Plutôt qu’un café, je bois une infusion thym, citron et tilleul dans un mug sur lequel il est inscrit Scorpion qui s’y frotte, s’y pique ou encore scorpion persuasif, énergique, charismatique, ambitieux, généreux, attentionné.

Enfant, j’étais jalouse, possessive, boudeuse, colérique. Ces merveilleux traits de caractère étant apparus après que nous ayons quitté ma ville de naissance et que ma soeur soit née. A l’adolescence, seule parce que ce n’était pas une époque où on parlait d’hypersensibilité mais seulement de susceptibilité (n’est-ce pas maman?), j’ai décidé de travailler sur les aspects sombres de mon signe en essayant de renforcer ce qu’il y avait de positif. Cela ne s’est pas fait en un jour mais j’ai bien progressé! De manière intuitive, j’avais compris à 15 ans qu’on ne change jamais pour se faire aimer mais pour s’aimer soi et que la confiance en soi est LE terreau dans lequel on puise pour apprendre à s’accepter sans rogner sa personnalité. Je l’ai compris après avoir traversé une période placée sous le signe de Thanatos, moment où, par amour, j’ai décidé de devenir celle qu’on voulait que je sois.

Il est possible que j’aie pris froid non pas lundi en me prenant pour la réincarnation de Chateaubriand à Combourg, château de l’enfance situé près de la forêt de Brocéliande martyrisée par le feu cet été mais au festival des arts de la rue à Châlette-sur-Loing samedi soir. L’école de cirque des Croqueurs de pavé est à l’initiative de cette manifestation. Le festival était installé derrière une usine désaffectée. Quand nous sommes arrivés avec Victoire et les deux Louis, la nuit était tombée. Plusieurs chapiteaux étaient installés et, à l’entrée, une grande banderole invitait les festivaliers à venir soutenir les deux professeurs ayant couvert de chantilly monsieur Blanquer en juin sur le marché de Montargis alors qu’il faisait de la retape entre les deux tours des élections législatives. Ces deux professeurs d’art ou de musique qui se disent anarchistes entendaient se faire les porte-parole de leurs collègues et des élèves mis à mal par la énième réforme du lycée créant des spécialités et un grand oral en terminale. Cette blague de potache a valu aux deux amis plusieurs heures de garde à vue et ce qui aurait dû donner lieu à un passage devant le tribunal de police en comparution immédiate s’est transformé en délit et renvoi devant le tribunal correctionnel. Lundi, la Présidente du tribunal condamnait ceux qui se font appeler les chantillyonneurs à 300 euros d’amende quand le Procureur avait requis une peine bien plus lourde. On aurait pu penser que les deux prévenus feraient désormais profil bas mais il n’en est rien et galvanisé par le soutien des syndicats, du psychanalyste Gérard Miller et de leurs collègues, ils font appel de la décision. Le volet disciplinaire entre les mains du ministère n’est pas terminé. Leur radiation avec perte de leurs droits à la retraite est possible.

Samedi, nous assistions à un concert magnifique sous un chapiteau dans une ambiance que Fellini et Kusturica auraient adoré. Le trio du groupe Joulik formé par Mélissa Zentman, Claire Menguy et Robin Celse nous emportait dans un voyage entre la Hongrie, l’Italie, l’Espagne, l’Argentine, le Brésil, la Côte d’Ivoire et, parfois, chantait dans une langue imaginaire. Souvent, les accents des morceaux interprétés sonnaient celtiques et il me semblait être dans un Fez noz dans le Finistère. Il y avait aussi quelque chose de l’atmosphère de la fete de l’Huma. Inutile d’être un chercheur en sociologie pour comprendre qu’une bonne partie de l’assemblée votait très à gauche, avait dû batailler contre le pass sanitaire, refuser le principe de la vaccination et pourrait, éventuellement, « marcher sur Paris ». Cela me faisait penser aux Bretons ayant mené un combat acharné contre l’Etat et ses portiques, les fameux Bonnets rouges, s’inscrivant dans la lignée des femmes et des hommes ayant lutté contre les projets de centrales nucléaires dans le Finistère à Plogoff  et dans le Larzac. Je me laissais complètement transporter par la musique m’imaginant chevauchant dans le désert de Gobi ou marchant dans un champ de fleurs géantes au Kazakhstan. Je me demandais quand, enfin, nous pourrions repartir voyager dans la durée, échanger, écrire, dessiner, prendre des photos. Avec l’état de conscience modifié, on entreprend d’incroyables voyages immobiles! On peut rencontrer le coeur de ses cellules, entrer à l’intérieur de son cerveau, retrouver des souvenirs qu’on croyait oublier et se projeter dans de nouvelles aventures.

https://www.youtube.com/watch?v=zvXv4zP-XTU

Alors que je suis captivée par ce groupe, je pense aux états de conscience modifiée qui me fascinent et je comprends que tout ce que j’ai toujours aimé est relié: la nature, les animaux, les peuples nomades, l’anthropologie, l’animisme, l’union entre le corps et l’esprit. Je ne me suis intéressée au chamanisme que récemment. J’ai perçu que nous avions tous des pouvoirs nous permettant d’ouvrir des portes, d’avoir accès au monde dans son intégralité. La civilisation nous a progressivement coupés de nos instincts, de notre intuition. Quand, pendant un an, nous dormions sous la tente, nous lavions dans des rivières, préparions nos repas sur un réchaud, nous avions commencé à renouer avec notre dimension la plus vivante. Nous n’avons jamais été malades. Nous dormions comme des bébés sauf quand nous avions monté la tente dans des forêts canadiennes habitées par des ours. Nous dormions alors comme les animaux qui ne dorment que d’un oeil contraint d’être aux aguets et se tenant prêt à fuir ou à protéger ses petits. Avez-vous observé des oiseaux dans votre jardin? Avez-vous constaté à quel point ils hésitent avant de venir boire ou manger et que même alors qu’ils boivent ou se nourrissent on les sent en état d’alerte? C’est dans les nids qu’ils sont à peu près protégés. Je dis à peu près car, ici, la nuit, les martes grimpent dans les arbres et se livrent à de véritables carnages. Des voisins ont retrouvé saignées des dizaines de tourterelles.

Les hypersensibles ont un accès plus facile à ce qu’on nomme l’invisible. Depuis que je suis enfant, je souffre quand on coupe un arbre. Quand je vois un animal mort sur la route, je le prends, fais une prière et le dépose sur l’herbe. Mon expérience la plus terrible, je l’ai faite avec un renard qui venait d’être percuté par un véhicule. J’ai stationné sur le bas côté et ai délicatement pris dans mes mains l’animal dont le corps était tout chaud. Un hiver, j’ai trouvé un chevreuil et une autre fois un marcassin. Je les ai couverts de feuilles. Notre père racontait que, dans leur famille bretonne, une ancêtre était guérisseuse. Certainement elle connaissait les vertus des plantes qu’elle devait ramasser dans la nature. Voici quelques années, j’avais demandé à notre mère de m’offrir un livre sur sainte Hildegarde de Bingen. Longtemps inconnu en France, elle est désormais mise en lumière pour son traité de médecine et de sciences naturelles. Dieu l’aurait mandatée pour écrire ses visions qu’elle rapportait au pape Eugène III. Elle conseille l’empereur Barbe-rousse. Hildegarde de Bingen utilisait 70 plantes à des fins thérapeutiques.

Quand j’ai enfin eu cet examen à l’hôpital, une VNG, j’ai fait la connaissance d’un médecin fabuleux et riche de plusieurs vies. Ce médecin est né en Moldavie. Il a connu l’URSS et le KGB. Il m’a parlé de la Sibérie orientale, du Kazakhstan et de la Crimée. Il a été le seul médecin à entendre ce que je disais depuis plus de trois mois: c’est dans une marche exigeante que mon oreille droite s’était bouchée et dans la descente que j’avais perdu l’équilibre. Il m’a dit que c’est l’altitude qui avait provoqué les troubles vestibulaires ce qu’avaient refusé d’entendre trois médecins et un kiné. J’ai beaucoup aimé l’examen qui m’a fait voyager dans mon cerveau, rencontrer un loup et perdre la notion de l’espace. Les vertiges provoqués se sont vite dissipés. Avec ce médecin, nous avons parlé de chamanisme et de guérisseur. Il m’a appris des choses incroyables sur le cerveau qu’on connait toujours très mal. J’ai eu tant de plaisir à échanger avec cet homme que je lui ai écrit pour les inviter sa femme et lui à diner à la maison. Il m’a raconté qu’à l’époque de l’URSS, il n’y avait presque pas de médicaments et que les médecins apprenaient à faire céder toutes les douleurs en cinq minutes. Nous étions d’accord pour considérer que la prise en charge des dépendances à des drogues et de la procréation médicalement assistée n’étaient pas bonnes. Dans les centres, on n’aide jamais les patients à remonter à l’origine de leurs souffrances ou à comprendre les freins qui les empêchent de sortir de la dépendance ou de concevoir un enfant. Il faut dire que tous ces centres sont très lucratifs! Par ailleurs, dans un pays de tradition viticole comme la France a-t-on vraiment envie de faire en sorte de que la consommation d’alcool baisse? Peut-être quand le coût des cancers qu’il provoque tous les ans l’emportera sur les bénéfices de l’alcool!

Samedi, avant le concert, Victoire et les deux Louis, sous la houlette de Stéphane, ont refait les carreaux de la salle de bains du bas. Cette salle de bains n’existait pas quand Stéphane a acheté la maison. Il l’a construite de toutes pièces. La maison est une ancienne vacherie, une longère construite directement sur le sol et la région est très humide. De la moisissure s’était nichée sur les joints. Une année, notre maman avait tout décapé avec de l’acide chlorhydrique. Une autre fois, les filles avaient nettoyé les taches de moisissure et, très souvent, tandis que je prends ma douche je gratte quelques carreaux. En deux jours, les enfants avaient posé les carreaux et les joints. Lundi, Stéphane a mis le silicone le long de la baignoire et monté un nouveau meuble. Il ne me reste plus qu’à ranger la pharmacie, la parapharmacie et les serviettes de toilette. Il manquera encore un nouveau rideau de douche.

Ma patiente est repartie. Elle allait au marché acheter une nouvelle poule à sa maman. Cette femme qui est enfant unique se prépare à la mort de sa maman qui vit chez elle. Depuis qu’elle vient me voir, elle a moins peur. Elle a pu tout préparer avec sa maman qui, de son côté, est prête à partir de l’autre coté de la porte. Ici, mes patients se préparent à un hiver frugal: ils rentrent du bois avant qu’il ne soit trop cher, optent pour une pompe à chaleur, achètent des bougies et du pétrole. Tous les jours, nous avons des coupures de courant. Ma génération sera encore capable d’affronter certaines transformations mais comment feront les jeunes sans téléphone portable? Allons-nous redécouvrir les plaisirs simples des veillées? Plus de récits, de jeux de société, de lecture, de musique. Je suis heureuse que la cheminée ait été réparée. Je ne mettrai pas de chauffage dans mon bureau. Mes patients seront au chaud du sac de couchage et je porterai de gros pulls et des chaussettes et laine dans des sabots fourrés. Ces efforts à consentir ne sont rien quand on songe aux conditions de vie de milliards d’individus aux quatre coins du globe et aux défis climatiques à relever! Je pourrais me passer de télévision, de machine à laver la vaisselle. En revanche, je me sentirais démunie sans machine à laver le linge, sans aspirateur et sans ordinateur!

A bientôt!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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