Le concept de maison de famille occupe dans mes pensées une place importante. Je lui ai consacré plusieurs chroniques et un des épisodes du podcast: Inventaire à la Prévert. La maison de famille peut être celle où les parents ou grands-parents vivent à l’année mais aussi être une maison de vacances dont les volets restent fermés de longs mois. Ces maisons sont un luxe et de moins en moins de personnes sont capables de se l’offrir. Par ailleurs, nombreux sont celles et ceux qui préfèrent ne pas être dépendants d’une maison dont l’entretien est lourd mais louer ça et là au gré de leurs envies. Ne pas posséder de maison de vacances est alors un gage de liberté.
Je vais dans les lignes qui suivent évoquer une sorte d’image d’Epinal de la maison de famille comme elle peut être racontée dans des romans. Très récemment, j’ai lu avec joie le dernier ouvrage de Pierre Adrian Que reviennent ceux qui sont loin. Le personnage central de son livre est une maison de famille située dans le Finistère nord qui permet à tous de s’y retrouver pour des vacances en été. En plus de la maison, de nombreuses dépendances dispersées autour. L’auteur évoque un adulte dont on peut penser qu’il est à l’aube de ses trente ans et qui a préféré pendant plusieurs années ne plus revenir en Bretagne. Le grand-père est mort voici dix ans et la grand-mère est une vieille dame très âgée et très fragile se réjouissant toujours de sentir la chaleur des siens autour d’elle. L’auteur s’attache à un petit cousin de six ans qui lui rappelle l’enfant qu’il a été. En renouant avec un été breton, il éprouve le regret d’avoir ressenti le besoin de déserter durablement cet endroit et ses proches qui forment une sorte de grand clan ne cherchant pas à sympathiser avec les autres. Il m’a semblé que ce roman était très autobiographique. Après l’avoir terminé, j’ai songé que ces grandes réunions familiales autour d’un pied à terre commun allaient disparaitre. Les jeunes générations s’interrogent de plus en plus sur le fait de savoir si elles prendront le risque de fonder une famille. Les éco-villages pourraient se substituer à la maison de famille et permettre de goûter à une vie collective. Souvent, dans les éco-villages, les parents font le choix d’une école à la maison. Les enfants des différentes familles tissent entre eux des liens forts. L’éco-village peut devenir une grande famille. A la différence qu’on vit toute l’année ensemble.
Dans certains imaginaires, maison de famille rime de préférence avec maison ancienne transmise de génération en génération, meubles d’époque, large grenier dans lequel sommeillent recouverts de poussière et de toiles d’araignées des objets disparates: poupées en porcelaine, landau anglais, malle en osier, vaisselle ébréchée, livres tachés d’humidité, photos jaunies. On imagine au rez de chaussée pénétrer dans la maison par une large porte en bois ouvrant sur une entrée et un escalier desservant un ou deux étages en plus du grenier. On devine un portemanteau ployant sous le poids des vêtements, un grand nombre de chaussures, chaussures de ville mais aussi bottes en plastique, sandalettes et tongs. Dans le Finistère, assurément, vous trouverez une armada de bottes qu’on se prêtera de soeur en frère, de cousine en cousin tant que les pieds n’auront pas fini leur croissance. Souvent dans l’entrée, une table pour y déposer le courrier, la presse, les clés; aussi, une commode dont les tiroirs absorbent écharpes, bonnets, gants, foulards, casquettes et pourquoi pas masques pour le ski si la maison de famille est un chalet; un miroir devant lequel on ajuste sa tenue, rectifie un chignon, glisse sur ses lèvres un peu de rouge, s’attriste devant des boutons ou, les agapes de fin d’année passés, on constate qu’une taille est moins marquée, des fesses plus rondes.
Dans les maisons de famille ouvertes au moment des vacances, peu de chambres sont attitrées. Seuls les grands-parents ont leur chambre à eux. Les autres membres s’installent au gré des arrivées et des départs. Les cousins, quand ils sont nombreux, dorment à plusieurs dans une même chambre.Parfois, on a même été jusqu’à leur ménager un dortoir dans lequel ils s’amusent ou partagent leurs secrets encore longtemps après que les adultes les pensent endormis.
Dans la maison de famille, on trouve une cuisine rarement moderne sauf si la génération en charge de son entretien a décidé de se lancer dans des travaux. Pas facile de toucher à l’esprit d’un lieu qu’on a toujours connu depuis sa naissance, qui est comme un phare en haute mer pour le bateau perdu dans la brume. Certains refusent catégoriquement toute transformation. La vie moderne a malgré tout apporté une machine à laver la vaisselle qui tourne à plein régime quand la famille est réunie. Au moment de la préparation des repas, la cuisine prend des airs de ruche. Les abeilles s’affairent au-dessus du plan de travail, des feux et du four. On épluche, lave, coupe, émince. On est attentif au régime végétarien ou sans gluten des uns et des autres. On surveille la cuisson en sirotant un apéritif. Dans la salle à manger, une grande table, pourquoi pas une table de couvent dont les bancs deviennent une torture pour les genoux et les hanches des parents vieillissants. On a sa serviette roulée dans un rond portant son prénom ou alors on utilise des serviettes en papier, infiniment pratiques mais pas du tout écologiques. Le salon est souvent une pièce très chaleureuse avec une cheminée, des tapis épais, des vieux canapés dont on dissimule les outrages du temps sous des tissus colorés ou des plaids écossais. Chacun laisse sa lecture du moment sur une table basse: un roman récemment primé, un classique en poche trouvé sur l’une des étagères des bibliothèques, un Picsou, un recueil de poésie, un essai sur l’anthropocène, un polar de Fred Vargas, un livre de la bibliothèque rose, un magasine de décoration (pour celle qui n’en peut plus de la vieille cuisine…), un récit de voyage (pour celui qui est las de passer quinze jours en juillet ou en août dans la maison de sa belle-famille).
Quand la maison de famille se trouve au sud de Valence, en été et parfois même en hiver, les repas sont partagés sur la terrasse. Dans les verres, le vin rosé est frais et dans les assiettes, les tranches de melon délicieuses. Le soir, on allume des photophores au-dessus desquels de malheureux papillons viennent brûler leurs ailes. Les rires ou les éclats de voix des adultes montent jusqu’aux chambres des plus petits qui cherchent à trouver le sommeil avec les fenêtres ouvertes. Ces vieilles maisons sont rarement pourvues de climatisation. C’est d’ailleurs un problème pour celle qui voudrait transformer la cuisine. Les grands jeunes partent en bande retrouver des amis. Ils passent des comptoirs des bars à la piste de la boite de nuit. Au petit matin, on les entend rentrer et essayer de ne pas faire de bruit. On ne les voit pas autour de la table du petit-déjeuner. Quand ils émergent, c’est dans l’espoir de trouver un fond de café chaud et de pouvoir aller le boire dans un hamac.
Dans le jardin, les vêtements sèchent en un temps record sur les fils. Les hirondelles viennent boire à la surface d’un bassin ou d’une piscine. Ce sont toujours les mêmes mamans qui courent après les enfants pour les enduire de crème solaire, les obliger à porter des lunettes et une casquette et, la fin de journée venue, se livrent à une drôle de chasse au trésor consistant à ramasser tout ce qui a été abandonné autour de la maison et n’appartient pas qu’aux plus jeunes. Parfois, dans ces grandes familles où on compte en moyenne trois ou quatre enfants par couple, un grand oncle ou un oncle est resté célibataire et n’a pas eu d’enfant. Il entretient avec la jeune génération un lien privilégié. C’est lui qui apprend à faire du vélo, arbitre les joutes de natation ou les parties de wolley, accepte de se faire enterrer à la plage, finit les plats et entraine les enfants, les adolescents et les jeunes adultes dans ses aventures tout autour du globe.
Parfois, le temps change. On doit rester à l’intérieur de la maison. On sort les jeux de société. On dispute des parties de Scrabble, de Monopoly. On écrit des cartes postales que, parfois, on oubliera de poster et qu’on retrouvera au fond d’un sac de plage couvertes de grains de sable. On prépare des sablés. On fait sauter des crêpes. On avance dans son cahier de vacances. On recoud un bouton. On rêve en suivant la course des nuages dans le ciel.
Pour celles et ceux qui sont nés pendant les temps partagés dans la maison, les anniversaires sont des fêtes si incroyables qu’ils dépassent ceux qu’on pourrait célébrer avec des amis. Dans son roman, Pierre Adrian fait le récit d’une tradition consistant à obliger chaque enfant qui va fêter son sixième anniversaire à jeter son doudou dans la mer depuis les rochers. Toute la famille forme une véritable procession derrière l’enfant qui n’a pas d’autre choix que de se plier à ce rite de passage plutôt cruel et de nature à faire redouter de souffler ses six bougies.
A la fin des vacances, les maisons se vident. Les volets sont fermés. Les pièces ne résonnent plus de rires, de chants, de cris, de courses poursuites. Ces maisons risquent de disparaitre et leur esprit se perpétuer dans d’autres manières de vivre ensemble.
Je termine ma chronique avec quelques lignes du roman de Pierre Adrian: « Je ne revins pas à la grande maison par hasard. On ne retourne jamais quelque part par hasard. Secrètes sans doute, j’avais mes raisons après tant d’années de revoir la grande maison au mois d’août. Il y avait le temps qui passait et la certitude désormais que rien n’était éternel. Un jour viendrait où ce paysage, tel que je l’avais laissé enfant, n’existerait plus. Il appartiendrait à d’autres. Il serait abattu et reconstruit. D’autres familles s’y retrouveraient en été et les enfants d’autres noms joueraient sous les arbres. Grand-mère allait bientôt mourir. Grand-père était déjà mort. Les oncles et les tantes, les cousins vieillissaient. »
A bientôt,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner