Tous les 8 mai, 14 juillet et 11 novembre, deux filles voyaient partir leur père. C’était le matin. Il avait revêtu son uniforme. Toutes deux, enfants, avaient aimé enfiler la veste ou le manteau et sentir leur poids, le poids de l’Etat sur leurs épaules. Certains clichés, méticuleusement rangés et légendés dans les albums de famille par leur mère, montraient l’aînée âgée de deux ans tournoyant sur elle-même avec, sur ses boucles châtains, la casquette décorée de feuilles dorées de chêne et d’olivier et, sur le nez, les lunettes à larges carreaux cent pour cent seventies. Le père quittait la maison de fonction dans un nuage lavandé de « Pour un homme » de Caron. En bas, le chauffeur l’attendait. Le père ne pouvait pas faire comme tout le monde, comme tous ceux qui, investis d’une certaine forme de pouvoir et d’une bonne dose d’autorité, aiment à montrer leur supériorité, alors il s’asseyait à côté du chauffeur et non derrière lui. Il ne se croyait pas davantage autorisé à le snober en ne s’adressant pas à lui. S’il ne parlait pas, c’est seulement qu’il n’était pas un grand bavard et que le matin n’était pas vraiment son moment favori dans la vie. Sauf, peut-être, aux Antilles, quand, avec le lever du soleil, il s’aventurait au fond du jardin humide pour y nourrir une mangouste. La mangouste se faisait renard. La nature se faisait désert. Le trentenaire se faisait petit prince.
Il n’avait jamais un discours à relire avant de le prononcer comme l’étudiant, fébrile, certain de ne plus rien savoir, se replonge dans ses notes en attendant l’heure de l’oral. Non, il n’avait rien à relire car il ne prenait jamais de notes. Les mots venaient la nuit à l’occasion de longues promenades solitaires qui n’étaient pas sans évoquer l’ambiance d’une bohème de Rimbaud ou celle d’une flânerie de Rousseau. S’il aimait Rimbaud, il avait pris en grippe Rousseau, le soit-disant philosophe épris de lumières, en comparant sa vie d’homme au monde de ses idées. Pour lui, le père de l’Emile ne méritait pas vraiment qu’on se penche sur son œuvre.
C’est la nuit que la pensée se faisait claire, que les discours se mettaient en forme. Le moment venu, droit dans son uniforme, auréolé de cette apparente force charismatique qui dissimulait une nature hautement anxieuse, face à un parterre d’officiels, de militaires et de civils, il prononçait son discours sans jamais buter, sans jamais donner à penser qu’il avait perdu le fil de sa pensée. La maîtrise était totale. Les discours étaient si puissants, parfois si poétiques, toujours riches de parallèles avec l’histoire et de références littéraires qu’ils avaient le don de mettre en colère certains supérieurs incapables d’en faire autant. Il valait mieux, c’est certain, passer avant lui qu’après.
Comme la plupart des militaires, il redoutait un peu les cérémonies du 14 juillet. Ce n’était pas toujours facile de demeurer en place si longtemps sans ciller. Il plaignait les jeunes recrues qui, plombées par les rayons du soleil et la fatigue des répétitions, finissaient par tomber.
Ses enfants n’avaient jamais assisté aux cérémonies mais le lendemain ou le surlendemain, elles découvraient leur père dans les pages du quotidien local. Il était beau, noble, impérial sur les photos. Il déposait une gerbe au pied d’un monument aux morts. Les journalistes donnaient en lecture certains des passages de ses discours. Elles étaient fières d’avoir un soleil pour père. Elles en oubliaient la face lunaire et la fracture souterraine. Quand il avait changé de corps, il avait conservé l’habitude de suivre le défilé du 14 juillet à la télévision. Avant de quitter la « Préfectorale » et tandis qu’ il rendait hommage aux millions d’âmes mortes pendant les deux guerres mondiales et à l’ armée française célbrant la République, ii avait, le matin même, programmé une cassette qui enregistrait le défilé aux Champs-Elysées.
En rentrant, après avoir rangé son uniforme, passé un pantalon en velours côtelé, une chemise en coton unie et un gilet à deux poches, il visionnait la cassette. Les filles étaient là, assises à ses côtés sur le canapé. On ne parlait pas. La communion n’était possible que dans le silence. On admirait la patrouille de France zébrant le ciel. Le cœur battait au rythme pesant et lent des tambourinaires de la Légion étrangère. On découvrait des armées venues d’ailleurs. Léon Zitrone était parfait. Pendant l’un des deux septennats de François Mitterrand, c’était un des amis du père, un diplomate, qui avait été appelé à l’Elysée pour orchestrer tout le protocole. On avait toujours une pensée spéciale pour lui car on ne peut pas imaginer, quand on est de l’autre côté de la barrière, le casse-tête chinois que représente l’organisation de la visite en France de chefs d’Etats du monde entier à l’occasion de la fête nationale.
La maman était toujours particulièrement émue de voir descendre, depuis l’Arc de triomphe, les rangées de polytechniciens. Elle ne pouvait pas faire autrement que de penser à son père, son X de père, mort à l’âge de trente-trois ans dans des conditions si terribles qu’il est impossibles de les décrire, à Mauthausen, en avril 1944, après une énième évasion du camp de Lübeck. Dans ses cahiers qu’il avait tenus de son arrestation en 1940 à sa dernière évasion et qui avaient miraculeusement été apportés à sa femme après la fin de la guerre, la dernière page était restée vierge. La veille, il avait simplement noté la date du lendemain, comme tous les soirs, avant de s’endormir sous le sourire tranquille de Joconde de sa femme tenant dans ses bras leur petite Françoise. La petite Françoise, devenue grande, pensait à son père qu’elle n’avait jamais connu et lui, le père, son mari qui savait, sans qu’il soit nécessaire de l’évoquer, la douleur que représentait pour sa femme le fait d’avoir grandi sans son père, lui serrait la main plus fort que d’habitude . Elle pleurait en silence. Elle avait toujours pleuré sans bruit.&nbs
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Tout à l’heure, sa mère, la grand-mère des deux filles téléphonerait. Comme toujours, ils seraient entrain de déjeuner et, comme toujours, cela ne l’empêcherait pas d’accaparer sa fille. Sa place, à table, resterait vide un long moment et le père se fermerait, lentement, telle une fine de claire. Le silence deviendrait bruyant. Le moment où le père allait se lever, poser sa serviette à côté de son assiette et disparaître n’était plus très loin. On ne le reverrait que le soir tard ou alors le lendemain matin. Le temps pour lui d’imaginer un nouveau discours ou le début d’un de ces romans qu’il avait promis à sa fille aînée d’écrire et qui n’est jamais passé de la lumière de son imagination au blanc et au noir de la feuille et de l’encre.
Tout à l’heure, celle qui écrit, en ce petit matin noir et gris, tandis que toute la maisonnée sommeille, conduira, peut-être, ses deux filles et son fils à la cérémonie de l’armistice sur la petite place de leur village. Le maire sera là ainsi que les conseillers municipaux. Ce sont les enfants qui ont demandé à y aller car l’une des meilleures amies de numéro deux à une maman élue qui y assiste tous les ans. Si on y va, on pensera à tous ces pauvres malheureux morts dans la boue et le froid, la peur et la faim, quelque part dans une tranchée en Picardie ou en Lorraine. On pensera plus particulièrement à un cousin d’un arrière grand-père, un X lui aussi, mort au champ d’honneur, un vrai héros pour le petit Raymond qui, peut-être, penserait à lui dans la nuit épaisse et glaciale qui fermerait ses yeux à Mauthausen. On penserait, aussi, à un grand grand-oncle provençal mort aux Dardanelles, à l’âge de 23 ans, si seul, si loin de son Rhône et de sa terre chantée par Mistral.
Tout à l’heure, les monuments aux morts se couvriront de fleurs, comme les tombes à la Toussaint et la maman pensera à cet uniforme protégé sous une housse et pendu dans l’obscurité anti-mitée d’un placard gardois. Elle pensera également à la casquette paternelle et se dira que sa sœur et elle auront peut-être envie toutes deux de la donner à leur fils.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Merci Anne-Lorraine pour ce billet si émouvant. J’ai toujours voulu te demander le pourquoi de ton prénom…je comprends !
Je t’invite à lire celui que j’ai écrit aujourd’hui sur mon blog http://www.catherine.elleboode.over-blog.com
Je t’embrasse
Catherine
Merci beaucoup Catherine. Ton poème m’a énormément touchée! Ce grand-père, cette figure de héros, a beaucoup manqué dans la famille maternelle. Il était de souche lorraine et provençale. Il voulait, plus que tout, rejoindre la France libre à Londres. Dans ses lettres, il demandait à sa jeune femme de comprendre le sens de sa démarche. Bien sûr, il ne pouvait pas imaginer la mort qui l’attendait, même si, je crois, qu’il l’acceptait. Certains prénoms sont lourds à porter…Je t’embrasse.