Sur le portail, les ballons de l’anniversaire de numéro deux n’ont pas résisté plus de quelques jours aux assauts répétés du vent. L’un d’entre eux, un blanc, est resté collé sur le bois vert. De loin, il ressemble, à s’y méprendre, à un malabar en version XXL qui aurait, après un masticage longue durée et la réussite de nombreuses bulles, explosé là.
Le filet de protection du trampoline est couvert de pétales blancs. Ils viennent du vieux prunier. Depuis qu’ils se sont installés ici, le calendrier des vacances estivales ne leur a permis qu’une seule fois d’en goûter les fruits. Quand les prunes et les mirabelles sont arrivées à maturité, qu’elles sont gorgées de sucre, ils ne sont pas là. Sur leur lieu de vacances, ils achètent les fruits sur les étals des marchés. A chaque fois qu’ils partent en vacances, et avant que ne se referment les deux battants du portail, elle regarde les deux arbres fruitiers, les fruits encore verts, et elle regrette de n’avoir jamais pu faire de confitures maison. Si elle pouvait, elle collerait, sur les pots en verre, de jolies étiquettes décorées par les filles.
De la fenêtre de son bureau, elle regarde le trampoline. Aucun enfant ne s’élève dans les airs pour redescendre dans un grand éclat de rire. Pourtant, résonnent encore, dans ses oreilles, les voix flûtées des douze petits camarades de numéro deux qui s’y sont follement amusés, par groupes de quatre, samedi passé. Elle ne se résout pas encore à jeter les fleurs et les brins de menthe sauvage que les enfants ont cueillis cette après-midi là, dans le sentier, près de la maison. Chacun devait trouver une fleur blanche, une fleur jaune et une fleur bleue. Pour faire durer le plaisir, on avait rajouté une coquille de noix, une noisette et une plume. Très vite, la maman de trois ne savait plus comment faire tenir dans ses mains les fleurs aux tiges trop courtes, les noix et les noisettes terreuses et les plumes de tourterelle.
Tout à l’heure, quand elle a déposé le trio à l’école pour ce dernier jour de classe avant les vacances, le soleil arrivait encore à illuminer les grandes bandes jaunes de colza. Ils avaient vu dépasser, entre les tiges du maïs, les longues oreilles d’un lapin de garenne. Il n’avait pas détalé à leur approche. Il était resté immobile. Il devait sentir qu’aucun mal ne lui serait fait. Maintenant, l’heure du déjeuner se rapproche et il ne reste plus rien, dans le ciel, de la présence du soleil. Ce matin, elle a pris le temps de souhaiter de bonnes vacances aux maîtresses des enfants. Elle a redit à l’institutrice de numéro un combien sa classe se réjouissait de ce séjour à venir à Combloux, entre escalade et équitation. Elle l’a fait sourire en lui racontant que numéro un, qui dort dans un lit avec draps et couverture, lui avait demandé de lui montrer comment on enfile une couette dans sa housse. Un petit camarade de classe avait souhaité savoir si les lits du centre étaient douillets. Cette interrogation traduisant chez un enfant de bientôt neuf ans un sens réel de son confort avait amusé la classe.
Ce matin, l’air était frais et humide et pourtant elle avait perçu comme un avant-goût de fin d’année, de veille de grandes vacances. Si le cerisier à l’ombre duquel elle aime garer sa voiture est encore en fleurs, le photographe est déjà venu immortaliser les classes des enfants pour l’année 2011/2012. Au retour des vacances, elle découvrira, dans les cartables, les photos de chaque enfant pris individuellement, avec sa fratrie et au milieu de ses petits camarades. Cette année, le photographe a saisi les sourires des enfants sous les grappes de pompons roses du cerisier du Japon. Les enfants ont raconté qu’il était très sympathique, qu’il les avait fait rire et qu’il trouvait, pour chaque enfant, un petit nom gentil. La veille de la photo de classe, les filles se demandaient déjà comment elles pourraient s’habiller. Elles voulaient être à leur avantage. Le matin, les volets s’étaient ouverts sur un ciel de pluie, une pluie lourde et soutenue comme dans un souvenir breton. Les filles avaient compris qu’elles pouvaient faire une croix sur les jupes et les robes. Devant la glace de l’entrée, elles avaient passé tellement de temps à se coiffer qu’elles en avaient oublié de se laver les dents !
Elle pense, qu’un jour, les enfants seront heureux de retrouver les photos de classe. Quand ils les regarderont, ils les trouveront vieillies, appartenant résolument à une autre époque. Ils s’amuseront des vêtements qu’ils portaient, de leurs chaussures, de leur coupe de cheveux, de leurs sourires où manquent des dents. En même temps, quelque chose, en eux, sera touchée. Les photos feront renaître les années d’école maternelle et d’école primaire. Ces années qui précèdent la première vraie rupture que représente l’entrée au collège et marquent le cœur au fer rouge des premières amours. Ils se demanderont ce que seront devenus certains de leurs amis d’autrefois et, peut-être, auront-ils alors envie de les retrouver, d’avoir de leurs nouvelles. Certains n’auront jamais quitté la région, leur village. D’autres auront traversé les mers et les océans. Certains seront restés fidèles à leurs rêves. D’autres en seront à chercher l’équilibre dans une immensité de compromis. L’existence des uns semblera plane, sans hésitations aux croisements des routes. L’existence des autres sera toute en allers et retours, empruntera le relief d’un sentier népalais par temps de mousson, escarpé et glissant.
Ce matin, la maîtresse de numéro trois est venue vers elle et lui a demandé si elle pourrait accompagner la classe, pour sa sortie de fin d’année, prévue le jeudi 10 mai, dans une ferme biologique. En quelques secondes, son esprit a fait tourner les pages de son agenda et elle a vu noter à cette date-là deux rendez-vous. Elle était désolée. Quand elle peut, elle est toujours ravie d’aider les institutrices à encadrer les classes. Elle sait que ce temps des sorties avec les enfants est de courte durée. Il se termine avec le début des années collège. Les enfants sont toujours heureux qu’un de leurs parents puisse les accompagner. Cela leur donne une sorte de position particulière. Elle aurait été heureuse de voir les enfants apprendre à reconnaître des céréales en plein champs, identifier par la vue et par le toucher des animaux, s’initier à l’énergie solaire, à l’agriculture raisonnée, et percer les mystères de l’utilisation des céréales et du suivi des œufs après la mise en couveuse. Cela l’aurait amusé d’observer la mine des enfants découvrant une véritable arche de Noé : vaches, cochons, moutons, chèvres, boucs, poneys, cheval de trait breton, furets, lapins, canards, poules, oies, dindons, nandous, cochons d’Inde et oiseaux exotiques.
En septembre, elle avait promis à numéro deux qu’elle l’accompagnerait pour sa sortie de fin d’année. Maintenant, elle savait qu’elle ne pourrait pas honorer sa promesse et elle en était triste. L’institutrice n’avait pas eu d’autre choix que de programmer la sortie le jeudi 5 juillet, dernier jour d’école, et toute la famille serait en Corse depuis la veille. Si elle regrettait de ne pas avoir pu tenir sa promesse vis à vis de numéro deux, elle était heureuse d’échapper à quatre heures de trajet en autocar. La maîtresse a choisi le jardin de la préhistoire, non loin de Chartre. Numéro un y est allé avec sa classe en juin de l’année dernière. A la descente du bus, dans lequel il faisait très chaud, les enfants étaient écarlates et flapis. Le soir, à la table du dîner, numéro un avait raconté le parcours archéologique et botanique, la reconstitution d’une maison néolithique découverte à l’occasion de fouilles, les ateliers d’allumage de feu, de taille de silex, de tir aux armes de jet, de poterie et de cuisine. Elle avait aimé préparer, cuire et manger des galettes comme une vraie femme préhistorique, 10 000 ans avant notre ère.
Tout à l’heure, les enfants rentreront de l’école. Ils abandonneront pèle-mèle, dans l’entrée, les cartables à la silhouette ventrue et les sacs contenant le surplus : les tabliers maculés de tâches de peinture, l’oreiller et la taie de numéro trois pour le « temps calme », les serviettes de cantine, les vêtements de sport et les baskets déjà trop justes. La grosse boule de poils viendra s’étendre à leurs pieds et offrira son ventre à leurs caresses. Bien sûr, ils voudront faire admirer tout de suite le travail accompli depuis les vacances de février. Numéro trois aura son carnet de comptines à la main et s’il ne retrouve pas l’air de l’une d’entre elles, il sera en colère contre la terre entière.
Dehors, dans l’herbe, voleront les bouts de ruban de toutes les couleurs contenus dans une bombe d’anniversaire offerte par une petite camarade à numéro deux. Elle se rappellera l’impatience des enfants de la voir la faire exploser et sa peur que ne s’en échappent des centaines de confettis qu’elle continuerait à ramasser six mois plus tard. Quand, dans le jardin, la bombe avait envoyé dans les airs des petits bouts de rubans colorés, elle s’était moquée d’elle-même et s’était dit que la bombe avait accouché d’une souris.
Alors qu’elle regardera briller les petits bouts de rubans colorés dans l’herbe humide, que la grosse boule de poils quémandera un câlin, elle sera sortie de sa rêverie par un « dis, maman, tu nous as préparé quoi pour le dîner ? »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner