Depuis deux jours, je suis plongée dans le dernier livre d’Erik Orsenna « l’origine de nos amours ». C’est notre mère qui me l’a prêté. Elle avait eu très envie de le lire après avoir entendu l’Immortel sur le plateau de François Bunel. J’ai souri que notre mère ait envie de lire cette histoire qui porte essentiellement sur la psychogénéalogie. Notre mère se passionne pour la généalogie, les racines, les berceaux, les petites histoires qui font la grande Histoire. Notre père s’était amusé à remonter l’arbre généalogique de sa femme jusqu’à saint Louis, en ligne directe. Quand je pense à ce roi de France, c’est toujours la même image désuète sans doute tirée d’un vieux manuel d’histoire d’école primaire qui revient : Saint Louis, adossé à un chêne, dans le parc du château de Vincennes, rend la justice. Notre père avait eu le projet de raconter l’histoire de la France au travers de l’une des branches de la famille de sa femme. Il souhaitait montrer que, dans la plupart des familles françaises, sur plusieurs générations, on trouve des paysans, des artisans, des bourgeois, des nobles, des hommes de lois, des saltimbanques, des hommes politiques, des femmes libres, des prêtres, des religieuses, des fous, des rêveurs et des poètes.
Il est parti avant mais, dans la bonne et vieille maison de Pont, toutes ses recherches sont stockées et rangées minutieusement dans des boîtes en carton. Notre père écrivait majoritairement ses notes sur des fiches Bristol de couleur avec des petits carreaux. Il utilisait un stylo plume dont l’encre était noire. Son écriture était précise. Ses lettres étaient réduites à leur plus simple expression. Les mots étaient bien détachés les uns des autres. Cela formait des colonnes sur la feuille. Je me demande quand et si, un jour, je réussirai à ouvrir les boîtes et à me plonger dans cette incroyable aventure. Contrairement à moi, notre père avait l’âme d’un chercheur. Il était incroyablement méthodique et il savait toujours où il allait. Je suis terriblement brouillon. Ma pensée est fougueuse comme un cheval sauvage. Je dois toujours me faire violence pour reprendre les rênes en main, retrouver la grande route large et bordée de hauts platanes et ne pas me laisser embarquer sur des chemins de traverse, chemins creux bretons, où il est si facile de se perdre.
Si notre mère s’est prise de passion pour la généalogie grâce à son mari (dès l’âge de sept ans, il avait commencé le chêne généalogique de sa famille bretonne), elle se tenait loin de la psychologie et de la psychanalyse. Elle se demandait toujours ce que notre père, ma sœur et moi pouvions bien raconter à des thérapeutes. Elle voulait savoir si on parlait d’elle. Cela nous faisait sourire tous les trois car cela nous rappelait cette blague juive délicieuse. Trois mères juives sont réunies. La première dit que son fils l’aime car il la pare de bijoux. La deuxième dit que son fils l’aime car il la couvre de fourrures. La troisième éclate de rire et jette à ses deux amies que l’amour de son fils dépasse celui des leurs car le sien donne de l’argent à un psychanalyste toutes les semaines pour parler d’elle ! Bien sûr, cette blague m’a été racontée par un de mes amis juifs et elle est infiniment plus drôle dite avec l’accent de Tzippé Schmoll, la grand-mère, dans « les aventures de Rabbi Jacob ».
Donc, notre mère s’est longtemps demandée ce qu’on pouvait bien raconter à des thérapeutes pendant des années. Je me rappelle que le dernier psychiatre en date de notre père l’avait reçue et s’était montré d’une grande gentillesse avec elle. Le même psychiatre avait fait pleurer ma sœur et m’avait malmenée et glissée « vous savez, votre père dit que ses filles sont jolies mais que la plus belle, c’est sa femme. » Je n’avais pas très bien compris le message. Pensait-il qu’il faille me rappeler que mon père était marié à ma mère et que je ne pourrais pas la détrôner ? C’était bizarre mais il était étrange et, franchement, pas toujours d’une grande délicatesse, voire carrément brutal avec ma sœur et moi.
Souvent, finalement, à notre génération, ce sont les enfants qui, devenus adultes, amènent leurs parents à opérer des retour sur eux-mêmes. Dans le livre d’Erik Orsenna, c’est le père qui prend son fils par la main et lui donne à lire des ouvrages tels que « Aïe mes aïeux ! » du Professeur Anne Ancelin Schützenberger, « la Bible et les fantômes » et « l’enfant créa le père » de Didier Dumas, « j’ai mal à mes ancêtres » de Patrice Van Eersel et Catherine Maillard et « la danse de la réalité » de Alexandro Jodorowsky et encore « Constellations familiales » de Bert Hellinger et Gabriele ten Hovel. Le père d’Erik Orsenna veut comprendre pourquoi une malédiction semble frapper les hommes de leur famille les empêchant d’être heureux en amour. Ce qui est amusant c’est que le père, dans cette quête généalogique qui les conduira à Cuba, entraîne son fils écrivain et non celui qui est psychiatre.
La psychogénéalogie est une clinique récente puisqu’elle a été développée dans les années soixante-dix par le Professeur Anne Ancelin Schützenberger. Chez les psychanalystes, on parle de psychanalyse transgénérationnelle. Toutes deux reposent sur l’idée que les traumatismes, les conflits et les secrets relatifs aux ascendants peuvent avoir des répercussions sur leurs descendants. Ils peuvent générer, chez eux, des peurs, les conduire à reproduire des schémas, les entraver dans leur liberté, les exposer à des maladies mentales ou physiques. On parle de plus en plus des secrets de famille. On sait aujourd’hui les ravages provoqués par ces silences qui parlent pourtant si fort dans la vie des descendants. C’est à croire que le silence vient s’inscrire dans les gènes de ceux qui viendront au monde. Depuis la prise de conscience des effets pervers des secrets dans les familles, les enfants nés sous « X », abandonnés à la naissance, adoptés, les enfants issus des techniques d’assistance médicale à la procréation savent très jeunes les conditions qui ont entouré leur venue au monde.
Bien sûr, certains secrets sont si lourds, si dévastateurs qu’on conçoit que ceux qui les détiennent n’aient pas envie de les divulguer. C’est ainsi que l’une de mes patientes qui, jeune maman, s’étonnait d’écarter de plus en plus son compagnon des soins apportés à leur petite fille, notamment au moment du bain, a appris que sa grand-mère avait été violée, à l’adolescence, alors que ses parents l’avaient confiée à une tante et à un oncle. C’est l’oncle qui avait abusé de la grand-mère de ma patiente. La mère de ma patiente le savait mais elle n’avait pas voulu en parler à sa fille. La maman, déjà, avait fait en sorte d’organiser sa vie avec sa fille unique en dehors de la présence du père. Quand ma patiente a appris la vérité s’agissant de ces viols subis par sa grand-mère, elle a pu commencer à repenser sa manière de vivre avec son compagnon, lui laisser la place qui était sienne, en tant que père, auprès de leur petite fille et, progressivement, se libérer de l’emprise maternelle qui l’aurait conduite à quitter l’homme qu’elle aimait.
Une autre de mes patientes, elle, a toujours été la seule de sa fratrie à détenir un secret terrible. Quand elle était encore très jeune, leur mère a attendu un enfant que le père biologique n’a jamais voulu reconnaître. Un peu plus tard, elle a rencontré un homme qui a consenti à l’épouser et à donner son nom à cet enfant sans père à une époque où être l’enfant d’une « fille-mère » vous marquait si injustement au fer rouge. Plusieurs grossesses successives avaient beaucoup éprouvé la maman dont la santé était fragile et la nature effacée. Le père était un homme séduisant et, aux dires de sa fille, très charismatique. La fille aînée était devenue une ravissante jeune fille lumineuse et incroyablement gaie. Sa jeunesse et sa fraîcheur ont fait perdre pied à celui qui était son beau-père. Il a abusé de sa belle-fille qui a attendu de lui un enfant. Tout ceci se déroulait pendant la seconde guerre mondiale. Le père a été emprisonné. La jeune fille a mis au monde une petite fille que sa grand-mère a fait passer, aux yeux de tous, pour son dernier enfant. Après avoir purgé sa peine, le père a réintégré sa famille et les parents ont repris leur vie d’avant. La fille aînée de la mère de ma patiente est morte à l’âge de vingt-et-un an d’un cancer de l’utérus. Ma patiente a toujours su que sa soi-disant petite sœur était en réalité sa nièce mais elle n’a jamais rien dit. Le jour où sa « fausse » petite sœur s’est mariée, une personne bien intentionnée lui a révélé ce lourd secret qu’on lui avait toujours tu : elle était l’enfant d’un viol. Sa mère était en réalité sa grand-mère et cette sœur aînée dont elle avait maintenant oublié le sourire était sa mère. Tout l’univers de la jeune femme s’écroulait. Je ne raconterai rien de l’histoire que ma patiente, âgée aujourd’hui de soixante-dix ans, a vécu une fois mariée mais c’est, à ce jour, l’histoire la plus terrible que j’ai eue à entendre dans mon cabinet.
Si je n’ai pas lu le roman de Philippe Grimbert « un secret », j’ai vu son adaptation pour le cinéma par Claude Miller. Le film montrait avec beaucoup de subtilité les ravages du secret de famille sur le développement d’un enfant qui ignore que son père a été marié une première fois et a eu un premier petit garçon qui faisait sa fierté avec sa force et sa prédisposition pour le sport. Il ne sait pas que, pendant les années d’occupation allemande à Paris, les parents de la première femme de son père ont été raflés le 16 juillet 1942, qu’ils ont été déportés et ne sont jamais revenus. Il ignore que son père a organisé la fuite en zone encore libre de sa femme et de leur petit garçon, que son père est parti en éclaireur, que cette femme et ce frère dont il n’a jamais entendu parler avaient sur eux de faux papiers et que lors d’un contrôle de routine la première femme a, sciemment, montré sa vraie carte d’identité et, ainsi, condamné son unique enfant à la déportation avec elle. La première femme de son père ne pouvait pas concevoir la vie sans ses parents. Elle voulait les rejoindre sans savoir ce qui les attendrait son petit garçon et elle à la descente du train.
Je ne peux pas évoquer l’horreur de la déportation sans être submergée par l’émotion. « Un secret » est d’ailleurs le dernier film que j’ai vu et verrai sur ce thème. C’est le sort qu’a connu le père de notre mère. Il n’était pas Juif. Il n’était pas communiste. Il n’était pas Tzigane. Il était officier et il refusait de laisser les horreurs de la guerre passer sur l’Europe sans bouger depuis un camp de prisonnier. Il avait le projet de rejoindre, à Londres, les forces libres du Général de Gaulle. A chaque nouvelle évasion, il était envoyé dans des camps de plus en plus durs, des camps pour fortes têtes, pour indomptables comme Colditz et Lubeck. Sa fille était née en août quarante. Il était déjà prisonnier. C’est le 27 février 1944 que notre grand-père a tenté sa dernière évasion en plein jour avec une cisaille que son père lui avait envoyée dissimulée dans un saucisson. Depuis plusieurs mois, les officiers allemands, las des évasions répétés des prisonniers, avaient placardé un avis annonçant que ceux qui tenteraient de s’évader seraient remis entre les mains de la Gestapo et déportés. Pour tous ces hommes très respectueux du code militaire et de l’honneur, c’était un coup de bluff du Reich en pleine déliquescence. Jamais, les Allemands ne fouleraient du pied la convention internationale protégeant les militaires.
Notre grand-père aurait-il agi différemment s’il avait su que ce n’était pas du bluff, qu’il serait en effet remis à la Gestapo, déporté à Mauthausen, exécuté le 29 avril 1944, que son corps serait brûlé, ses cendres unies à celles de dizaines de milliers de corps incinérés et que cette ultime évasion le priverait à jamais de ceux qu’il chérissait tant ? On ne peut pas répondre à une telle question. En revanche, pour revenir à la psychogénéalogie, la mort dramatique de notre grand-père a eu des répercussions sur ses parents, son frère, sa femme, sa fille et son meilleur ami. Leur vie n’a plus jamais pu se dérouler comme avant. Notre mère a, par la suite, fait des choix en lien direct avec ce père qui ne l’était que sur le papier. Il est évident que si elle avait été élevée par ses deux parents, elle n’aurait jamais choisi pour mari, un homme comme notre père. Elle n’aurait pas eu besoin de réparer le manque du père auprès d’un homme qui, tout en étant très différent de lui, présentait également beaucoup de similitudes. C’est ce manque du père qui lui faisait si fort désirer un fils et explique ce lien particulier qu’elle a avec ses deux petits-fils, qui semblent avoir beaucoup hérité de leur grand-père.
Nos parents se passionnaient tous deux pour la généalogie et, devenue thérapeute sur le tard, j’accorde une place essentielle à la psychogénéalogie. Quand ils manquent d’informations sur les parcours de leurs parents, de leurs grands-parents, de leurs arrière grands-parents, j’invite mes patients à poser des questions à ceux qui sont encore là pour y répondre. Souvent, ces échanges intrafamiliaux dénouent déjà beaucoup de choses. La bonne et vieille maison de Pont est remplie d’archives familiales : lettres, photos et carnets. Parfois, cette maison me donne le vertige. Nos ancêtres m’écrasent. Je voudrais leur échapper mais je sais que je ne pourrai pas. Je serai la prochaine gardienne de leur passé. Je veillerai sur la somme de leurs souvenirs, le repos éternel de leur âme comme notre mère avant moi. J’aimerais que ma sœur m’y aide mais je ne suis pas certaine que cette perspective l’enchante. Si, parfois, la bonne et vieille maison de Pont me donne le tournis tant elle est lourde à entretenir, je peux écrire en toute liberté que je n’ai plus mal à mes aïeux ! J’ai eu tout le temps de reconstituer toutes les pièces de mon puzzle familial, un puzzle qui croise la Bretagne et la Provence en passant par la Lorraine.
Arrivée à la moitié de la lecture du livre d’Erik Orsenna, je ne sais toujours pas ce qui est le point de départ de la malédiction qui ne frappe que les hommes de sa famille. Mais, le ballet incessant de beautés cubaines qui aida leur aïeul, tailleur de profession, installé à la terrasse d’un café, à dénouer les tensions qui se stockaient dans son cou, semble être un indice important pour résoudre l’énigme !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner