Sur les ruines fumantes d’une terre ravagée par la seconde guerre mondiale et défigurée par les obus de la Grande guerre, on a voulu planter un arbre de paix et trouver la voie d’un marché unique européen. Depuis l’accolade entre le Général de Gaulle et le chancelier Willy Adenauer jusqu’aux embrassades échangées par Angela Merkel et François Hollande que s’est-il passé ? On a glissé du plein emploi soutenu par le plan Marshall aux deux chocs pétroliers, à la désertification des campagnes, à l’urbanisation massive, à la décolonisation, aux guerres ethniques, à la toute puissance de la finance, à la crise économique mondiale de 2007 et aux actions terroristes orchestrés par les suppôts de ce nouveau Satan qu’est l’Etat islamiste.
En Europe, on avait pu se penser sorti de la misère. On pensait aussi avoir éloigné de nous le spectre de la guerre. Dans les Balkans, la guerre a été à nos portes. Avec Daesh, elle est partout ! Quant à la misère, elle revient. Une misère sociale profonde. Les photos magnifiques prises par Olivier Laban-Mattei pour illustrer le reportage bouleversant de Cécile Allegra sur une famille napolitaine intitulé « quand Papa aura retrouvé du boulot » m’ont tout de suite fait penser à celles que Robert Doisneau avait pu prendre dans le Paris délabré de l’après seconde guerre mondiale. Aussi terrible soit-il, j’ai lu ce reportage qui raconte le quotidien d’une famille de cinq personnes. Cette famille vit dans un quartier misérable, Pianura, dans lequel ont été relogées à la va-vite les victimes su séisme de 1980. C’est la Camorra qui a orchestré la construction de HLM sur un rocher. Le papa, Gennaro, était pizzaiolo. Le plus beau des métiers pour un Napolitain ! Mais, malheureusement, voici trois ans, la pizzéria a fermé faute de clients. La maman, Monica, n’a jamais travaillé. Sa vie s’écoule sur une chaise en paille devant la porte de l’unique pièce du « basso », un ancien hangar de 25 m2. Monica et Gennaro ont trois enfants : Giovanni, 13 ans, Rosaria, 8 ans et Fortuna, 4 ans. Le papa, dit la maman, a été beau, très beau, et plein d’avenir avant de sombrer dans l’héroïne et l’alcool. La maman, elle, était trop belle pour un beau-père pédophile. Elle a grandi dans un univers malsain et s’est mise à grossir pour se protéger des dangers du monde extérieur. Sur les photos, on voit une maman qui a eu ses enfants trop jeune. Une maman à la dérive dont les enfants sont les planches de salut. Une maman qui oublie le temps et ses angoisses dans les volutes des cigarettes. Un papa qui oublie le chômage et les dettes dans l’alcool. Un fils aîné qui travaille parfois avant et après l’école et douze heures par jour pendant les grandes vacances. Deux petites filles perdues. La maman et les enfants en larmes quand le papa est hospitalisé. Son foie est malade. Il faudrait une greffe. Il va mourir. Ce récit fait penser à des passages de « l’assommoir » de Zola mais, ici, malgré la lèpre qui grignote les murs, les pieds noirs des enfants, la bouée de graisse autour du ventre de la mère, les coups du père quand il a trop bu, les cris de la mère quand l’angoisse l’étreint, on sent de l’amour et un désir de s’en sortir même s’il est trop vite noyé dans l’alcool ou volatilisé dans la fumée des cigarettes. Le père mort, on imagine la suite : les enfants retirés à leur mère et placés par les services sociaux dans des institutions. La mère, seule, qui, a son tour décroche privée de ses planches de salut.
Dans les mois qui ont suivi la crise financière de 2007, je me rappelle avoir été terriblement choquée en apprenant qu’en Grèce, des mamans célibataires en étaient réduites à confier leurs enfants à des orphelinats car elles n’étaient plus en mesure de faire face aux nécessités du quotidien. Ces mamans se séparaient de leurs enfants car elles n’arrivaient plus à les nourrir. C’était l’histoire du Petit Poucet revisité au XXIème siècle. Je me rappelle l’histoire de l’une de mes patientes. Son père, couvreur, était mort en glissant d’un toit. Sa mère était enceinte de son treizième enfant au moment du drame. Les aînés pensaient que la mort du père avait été un soulagement pour leur mère épuisée par les grossesses successives. Dans les jours qui avaient suivi l’enterrement, une assistante sociale était venue frapper à la porte de leur maison. Elle avait offert à la mère de la soulager en lui prenant des enfants qui auraient été placés dans une institution. La mère, qui n’avait pas même 37 ans, s’était fâchée tout rouge et avait juré qu’elle élèverait tous ses enfants sans l’aide de personne. Et, c’est ce qu’elle fit. Tout le jour, elle travaillait dans son potager et le soir elle cousait ou tricotait des vêtements pour ses enfants. Tous les matins, elle tressait elle-même les longs cheveux de ses filles. Cette dame a vécu jusqu’à quatre-vingt-quinze ans seule chez elle et tous ses enfants lui vouaient un véritable culte.
Si on compare cette maman française ayant élevé sa grande fratrie dans les années 40 et 50, à une maman grecque dont les enfants sont nés au début du vingt et unième siècle, la différence vient de ce que la première vivait à la campagne et, grâce à son potager et à son poulailler, pouvait nourrir les siens, quand la maman grecque vit en ville, a vu son pouvoir d’achat divisé par deux et est obligée d’acheter de la nourriture.
La misère sociale qui gangrène toute une partie de l’Europe, essentiellement le sud, ne me fait pas oublier le sort qui est réservé aux enfants dans certains pays d’Asie ou d’Afrique. Je ne les oublie pas car je connais par cœur la chanson de Jacques Brel « fils de ». Je sais que tous les enfants sont comme les miens, qu’ils ont « les mêmes larmes, les mêmes alarmes, les mêmes soupirs ».
Je me suis souvent dit que si j’avais été professeur des écoles, j’aurais aimé travailler avec les enfants des classes de maternelle. C’est pourquoi j’ai tant de plaisir à animer les réunions d’éveil à la foi car, chez le plus jeune, il s’agit bien d’être éveillé, de s’éveiller et c’est cela qui est magique. Quand j’enseignais à l’université dans une vie qui me semble désormais si lointaine qu’elle est comme une vie antérieure dont je n’aurais conservée que de très vagues réminiscences, j’en ai eu, parfois, de ces étudiants arrogants qui croyaient tout savoir et aimaient à piéger celui qui était là pour leur transmettre un savoir. Cela me rendait triste de voir de si jeunes adultes déjà pétris de certitudes et comme revenus de tout. Pas d’arrogance chez le tout-petit. L’esprit et le cœur sont naturellement largement ouverts. Les élèves de maternelles sont si tendres que peu de professeurs les méritent. Si j’avais été professeur des écoles, j’aurais eu beaucoup de mal à supporter les inégalités sociales entre les enfants, la dureté de certains parents, leur manque d’intérêt. Tous les jours, j’aurais eu sous les yeux l’illustration de ce qu’un bon ou un mauvais départ peuvent influer sur toute la vie d’un être.
Ce matin, sur mon vélo, zigzaguant entre les flaques d’eau d’un chemin détrempé, Fantôme dans ma roue, je songeais aux vacances. Mon esprit avait commencé à y réfléchir depuis que, sur les ondes, tous les jours, j’entends parler des quatre-vingt ans des congés payés. Je me suis demandée depuis quand on partait en vacances. On l’oublie mais « vacances » vient du latin « vacare » qui signifie « être sans ». Mes recherches rapides m’ont appris que les vacances étaient liées à l’urbanisation. Pour le monde agricole, le climat ne dictait pas et ne dicte toujours pas un système de travail continu tout au long de l’année. Déjà, au Moyen-Age, dans l’Europe de l’Ouest, les universités étaient fermées de manière à ce que les étudiants puissent aider aux moissons. Quand notre mère qui est née en août 1940 allait à l’école, les grandes vacances commençaient fin juillet et duraient jusqu’à la fin du mois de septembre. Cette période était calée sur les besoins en main d’œuvre dans les champs, les vergers et les vignes. Si, aujourd’hui, on ne compte plus en France qu’un million d’exploitants agricoles, ils étaient dix millions en 1945. Il est évident que si, dans les zones rurales, les maîtres voulaient que les parents investissent l’école, il était impératif que l’école comprenne que les parents avaient besoin de l’aide des enfants au moment de la moisson ou des vendanges. La révolution mécanique n’était pas encore passée par là.
Les vacances sont restées un épiphénomène avant les congés payés. Seul un pourcentage infime de la population était en mesure de posséder une résidence principale et une résidence secondaire. Cela n’était possible que dans l’aristocratie et la grande bourgeoise. Le film « Ma Loute » en offre un bel exemple avec son typhonium, demeure délirante, sorte de bunker aux frontons égyptiens, face à la Manche. C’est dans ces milieux ultra-favorisés qu’on a pris l’habitude d’aller prendre les eaux et de respirer le bon air des montagnes. Au XIXème siècle, ce sont les Britanniques, dont l’économie était la plus florissante au monde, qui ont été les premiers à se rendre en villégiature au bord de la mer. Ils ont commencé avec leur littoral avant de traverser la Manche et de gagner le sud-est et le sud-ouest de la France. Avec les congés payés du Front Populaire, les vacances vont pouvoir progressivement se démocratiser et se développer le camping avec des toiles de tente et la vie en caravane.
Le film « camping » dont le troisième opus sortira bientôt a eu un immense succès car il montre avec humour et subtilité la vie dans l’un des campings les plus célèbres de France, le camping des « flots bleus », situé sur le bassin d’Arcachon. Laurent Voulzy l’évoque dans une chanson sortie en 1979 « rock collection » dont nous sommes nombreux à connaître les paroles : « On a tous dans le cœur des vacances à Saint-Malo et des parents en maillot qui dansent sur Luis Mariano. Au « camping des flots bleus », j’ me traîne des tonnes de cafard. Si j’avais bossé un peu, j’me serais payé une guitare. Et Saint-Malo dormait et les radios chantaient un truc qui me colle encore au cœur et au corps». Dans le film, les personnages sont vraiment attachants. Il ne bascule pas dans la mauvaise caricature et montre la générosité de ces familles qui se retrouvent sur les mêmes emplacements, sous les pins, d’une année sur l’autre. Je me rappelle avoir entendu Franck Dubosc sur un plateau de télévision. Il racontait l’émotion qui l’étreignait enfant quand, la veille du départ en vacances, son père, Lucien, déclarant en douane, allait accrocher la caravane à la boule de la voiture. Il sentait le bonheur de son père heureux d’offrir des vacances à sa famille.
Quand je pense aux vacances, aux congés payés, c’est la chanson de Charles Trenet « route nationale 7 » qui s’installe dans ma tête. « Route des vacances, qui traverse la Bourgogne et la Provence, qui fait d’Paris un p’tit faubourg d’Valence et la banlieue d’ Saint-Paul de Vence ». Avant la construction de l’autoroute du sud, tous les vacanciers qui voulaient gagner les plages de la Méditerranée étaient obligés de passer sur le point de la ville de Pont-Saint-Esprit, l’un des berceaux de notre famille maternelle. Quand j’emprunte la nationale 7 de Montargis à Dordives pour récupérer l’autoroute qui conduit à Paris, je devine ce qu’ont pu être les grandes heures de cette nationale à la vue des hôtels, auberges et restaurants désormais à l’abandon et dont les murs se couvrent de lierre.
En France, ce sont seulement deux ménages sur trois qui peuvent partir en vacances. On peut passer de merveilleuses vacances sans partir et, Virginie si tu me lis, tu ne me diras pas le contraire, toi qui a passé toutes tes grandes vacances avec ta sœur dans l’exploitation agricole de vos parents. Entre les moissons et les bêtes, vos parents ne partaient pas et les souvenirs que tu as conservés de ces moments sont pleins de joie et de poésie. A la ferme, tu ne t’ennuyais jamais. La ferme, c’était ton royaume !
J’ai commencé ma chronique avec Naples et cette famille à la dérive. Je ne sais pas si, à cette heure, le papa a survécu à sa cirrhose car il avait besoin d’une greffe. Je pense à Giovanni qui avait treize ans au moment du reportage. Ici, à trois semaines de la fin de l’école, à la veille de l’épreuve de philosophie, on sent bien que la plupart des élèves sont déjà en vacances. La liste des fournitures scolaires pour l’année de quatrième est déjà aimantée sur le ventre du réfrigérateur. Bientôt, on retirera les dessins des enfants sur les murs des classes. On enlèvera les prénoms au-dessus des portemanteaux. Giovanni et ses deux sœurs, Rosaria et Fortuna ne partiront pas en vacances mais si, devenus des adultes, ils réussissent là où leurs parents ont échoué alors ils auront gagné, sur cette vie qui partait si mal, la plus belle des victoires !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner