Sur le plateau, l’automne avance. Dans les branches, la sève redescend et les feuilles, dans le plus grand secret de leurs nervures, préparent leur grand feu d’artifice. Ce matin, le brouillard noyait les silhouettes des arbres. De la rosée perlait au bout des tiges. Les toiles d’araignées étaient couvertes de petites gouttes d’eau. Fantôme était heureux. Je portais mon bonnet péruvien.
Notre week-end a été placé sous le signe des quatorze ans de notre aînée, Céleste. Louis a été délocalisé chez un petit camarade dès le vendredi soir. Il échapperait ainsi à l’ambiance gynécée de la maison. Le vendredi, jour de sa naissance, Céleste avait déjà son amie Valentine à dormir. Céleste est venue au monde un quinze septembre 2003, dans le Gard, à Bagnols-sur-Cèze. Comme tous les bébés césarisés- elle n’avait pas voulu se mettre la tête en bas et je n’avais pas voulu qu’elle souffre lors d’une naissance par voie basse-, elle avait les traits lisses, la peau comme celle d’un abricot du Roussillon. De petites boucles blond vénitien étaient collées sur sa tête. Jusqu’au bout, j’avais espéré qu’elle se retourne et m’évite ce passage au bloc opératoire qui réveillerait en moi tant de souvenirs douloureux liés au passé médical de notre père. Je l’avais espéré alors que la veille, depuis la chambre où j’étais déjà hospitalisée et dont la large fenêtre donnait sur le mont Coton, je regardais « Gorilles dans la brume ». Je n’avais quasiment pas dormi quand les infirmières étaient venues me préparer pour la césarienne. Une ambiance détestable régnait au bloc. Le docteur Makosso, chef du service de gynécologie obstétrique, s’agaçait d’attendre l’arrivée de l’un de ses confrères anesthésistes. J’étais gelée. Personne n’avait songé à me couvrir jusqu’au moment où une infirmière s’était rendue compte que j’étais bleue et que je tremblais. Je savais pertinemment ce qui se jouait dans la tête du docteur Makosso. Il pensait à toutes ses patientes l’attendant dans la salle d’attente, deux étages plus bas et il se disait que tous ses rendez-vous de la journée seraient décalés d’une heure. Pas facile de passer du bloc à son cabinet et de son cabinet au bloc! N’empêche, cette atmosphère plombée avait fini par me faire sortir de ma torpeur. Je m’étais redressée et lui avais dit que s’il était dans de si mauvaises dispositions, je préférais retourner dans ma chambre. Puis, enfin, un anesthésiste était arrivé. Il était d’une grande gentillesse. Il m’avait tranquillisée et je ne m’étais même pas rendue compte de la rachi-anesthésie dont les effets sont immédiats. Céleste n’avait pas pleuré. Elle était en pleine forme. Et c’est son papa qui avait été le premier à prendre soin d’elle tandis, qu’en salle de réveil, j’attendais de retrouver l’usage de mes jambes. Impression très désagréable que celle de cette perte totale de sensation dans le bas de son corps. Un corps mort.
Après les pizzas, les filles n’avaient plus d’appétit pour le gâteau au chocolat ultra coulant que j’avais préparé le matin avant l’arrivée de mon premier patient, un monsieur qui revient encore parfois quand il ressent le besoin de creuser un morceau d’abysse. J’avais farfouillé dans l’une de mes innombrables boîtes à gâteaux pour trouver des bougies.
Après le dîner, Céleste et Valentine se sont installées confortablement sur le canapé de la mezzanine et ont suivi la rediffusion d’un des nombreux épisodes de « Clem ». Victoire ne voulait pas s’incruster. Elle a préféré se coucher seule dans sa chambre. Les débuts d’année l’épuisent. Son cerveau fonctionne à plein régime. Le lendemain matin, les grandes m’ont accompagnée à Montargis. Tandis que les filles passaient d’une boutique à une autre, j’étais au marché. De la pluie, des gens malades, des pieds humides. Un peu tristounet les étals. Je me redonnais le sourire à la vue des fromages et glissais dans mon panier un morceau de comté affiné trente mois, un Saint Marcellin et de la tomme de brebis corse. Céleste et Valentine n’ont rien acheté. Pas de coup de coeur! Avant de regagner la voiture, nous nous sommes arrêtées acheter des macarons au chocolat, à la framboise et au fruit de la passion. Le propriétaire de la boutique spécialisée dans le chocolat me faisait penser à Bernie, l’ami anglais d’Omar Sy dans « Demain tout commence ». Même costume d’excellente facture, même visage rond, même ventre poussant dans leurs retranchements les boutons d’une chemise parme, même malice dans les yeux.
Vers 14h30, les amies de Céleste arrivent les unes après les autres: Kesia, Hélise, Amélie, Lisa, Maud, Clara et Pauline, ma deuxième filleule. Plus de ballon à gonfler et à accrocher devant le portail de la maison ou à suspendre aux poutres. Le nonet disparaît dans la chambre. La porte se referme. On entend des rires, des chants et des gloussements: une volière! Victoire aide Stéphane à fabriquer une bibliothèque pour la mezzanine. Nous habillons de livres et d’objets le cube volé sur le grand volume de l’étage.
Alors que Céleste et ses amies sont parties marcher autour du plateau et saluer la belle Rosalie, la truie des Bernard, je mesure combien le temps a passé et à quel point nous sommes loin de tous ces anniversaires que nous avons organisés pour les enfants! Céleste, Victoire et Louis ont commencé à inviter leurs amis pour leurs anniversaires à partir de l’âge de trois ans. Le plus souvent, c’est moi qui m’investissais dans ces après-midis hautement fatigantes tant physiquement que nerveusement.
Durablement, Stéphane préférait s’isoler dans son bunker au fond du jardin et attendre patiemment que l’orage soit passé, que les parents soient revenus chercher leur progéniture et que nous leur offrions quelque chose à boire. Pendant des années, je me suis donnée beaucoup de mal pour imaginer de nouveaux décors pour les gâteaux d’anniversaire (feuilles d’automne, playmobils, mikado, coquillages, oiseaux, fleurs en sucre, sujets en pâte d’amande, bougies musicales, bougies qui se rallument -mauvaise blague-, bougies Disney, fontaines lumineuses ) et de nouvelles activités: course en sac, 1,2,3 soleil, défilé avec déguisement, défilé avec chapeaux, pommes dans l’eau, aliments ou objets à deviner les yeux bandés, colin maillard, croquet, promenades autour du plateau, jeux de piste, jeux en bois, maquillage, bar à ongles, décoration d’oeufs avant Pâques).
Stéphane se proposait toujours de shooter les enfants déguisés et venait m’épauler pour les activités extérieures. Mais, globalement, ces journées lui pesaient jusqu’à ce qu’il décide d’organiser lui-même l’anniversaire des neuf ans de Louis autour d’un jeu de piste « Star Wars ». De cette expérience ludique, il a tiré une leçon: on vit beaucoup mieux les évènements quand on les vit de l’intérieur.
Il est impossible de laisser un groupe de quinze enfants sans adulte pour les canaliser avec des ateliers ou des jeux. Sans cadre, les enfants sont susceptibles de retourner une maison de la cave au grenier ou de rejouer les meilleurs passages de « Sa majesté les mouches »! Je me rappelle des moments hauts en couleurs comme cette après-midi où toutes les amies de Céleste et des amies mamans avaient transformé la cuisine en onglerie et qu’une odeur tenace de vernis flottait dans toute la maison; les oeufs Kinder qu’une maman avait eu la gentillesse d’offrir et dont j’avais retrouvé les bouts de papier déchiquetés et des morceaux de chocolat fondus sur le parquet et les tapis dans les deux chambres des enfants; tous les morceaux de pâte grasse à souhait que j’avais ramassés sous et tout autour de la table de la cuisine sur laquelle les enfants avaient fait des sablés; ce jour où, à 22h00, Stéphane et moi finissions de ranger tous les jouets des enfants que leurs petits camarades avaient renversés et étalés dans toute la maison. Ce soir-là, Stéphane pestait et me maudissait pour ces anniversaires. Ce à quoi, imperturbable, occupée à trier les chaussures, les vêtements et les accessoires des polly pocket, je lui rétorquais que nos enfants conserveraient des souvenirs inoubliables de toutes ces fêtes d’anniversaire quand nous, nous aurions oublié dans quelques jours notre fatigue.
Nos enfants ont toujours invité des garçons et des filles à leurs anniversaires. Mais, depuis deux ans, Céleste et Victoire n’invitent plus que des filles. Samedi, après que Céleste ait soufflé ses bougies, Doryan et Enzo sont venus frapper à la porte. Les relations entre ces enfants qui se connaissent depuis la maternelle changent. Les hormones font leur office. En riant, Amélie me dit: « si jamais Enzo passe me voir à la maison quand je suis seule, papa m’envoie au couvent! ». Avec le lycée, les fêtes d’anniversaire prendront la forme de soirées dansantes. Je me rappelle ces soirées déguisées que j’organisais le 27 octobre. Nous avions la chance de vivre dans des maisons immenses, propriétés de l’Etat. Recevoir des amis en nombre n’était jamais un problème!
Nos enfants ont toujours préféré inviter leurs amis à la maison même s’ils ont passé de très agréables moments à des anniversaires délocalisés au Mac Do, à la piscine ou dans un Goupilou. Si j’avais habité Paris, j’aurais aimé leur proposer un anniversaire dans un musée. Tous les musées proposent depuis plusieurs années des ateliers à thème pour les anniversaires. C’est malheureusement très cher! Ici, Martine Nicolas, la directrice ultra dynamique de l’Alticiné, organise des anniversaires avec visite de la cabine du projectionniste, explications, film, jeux et goûter. Cela n’a jamais tenté les enfants.
Ces anniversaires avec les amis ont toujours été doublés par les week-end avec les grands-parents, les oncles et tantes, les parrains et marraines et les cousins. Ces week-ends nous ont réservé de magnifiques moments comme l’entrée fracassante de Céleste et de Siloé dont les visages, les cous et les mains disparaissaient sous une épaisse couche de peinture noire; les épis de maïs que les enfants avaient ramassés dans les champs boueux avec les papas, dépiauté avec méthode à l’étage de la maison et dont j’ai continué à retrouver des grains plusieurs années après sous les meubles ou les tapis.
Etre dans la vie, c’est savoir se bousculer dans notre confort, nos manies, pousser nos meubles, transformer une mezzanine en dortoir, une cuisine en réfectoire. Etre dans la vie, c’est inviter une kyrielle d’enfants, les écouter, s’amuser de leurs histoires, observer leurs différences. Je connais la plupart des amies de Céleste depuis la première année d’école maternelle. Je les vois se transformer, s’affirmer. Leurs visages ont perdu leurs rondeurs de l’enfance. Elles portent toutes les cheveux longs et lisses. Amélie, la surdouée, sait déjà ce qu’elle veut faire: passer un bac hôtelier, suivre un BTS et un master et, si tout va bien, un jour, avoir son propre hôtel. Valentine, la réfléchie, elle, aimerait étudier le droit, intégrer l’ENM et devenir juge pour enfants. Pauline, la sensible, est une artiste. Elle est attirée par l’école Boulle.
Le soir, au dîner, nous gardons Kesia, Amélie et Pauline. Nous parlons des matières premières qui se cachent derrière presque toutes les guerres. Des hommes qui ne sont jamais que de la chair à canon et des femmes et des enfants, victimes collatérales. Pas très amusant comme conversation mais amenée par leurs interrogations devant la folie de Kim Jong-un. Alors que je commence à expliquer comment les Anglais ont installé sur le trône le père du Shah d’Iran – les filles sont plongées dans la lecture de Persepolis- Victoire glisse: « allez, c’est parti pour un cours du soir! » Cette réflexion me fait sourire. Visiblement, j’ennuie mes filles. Je me tais et finis mon assiette de pâtes qui a eu largement le temps de refroidir. Pizza vendredi soir, pâtes samedi soir, pop-corn devant la télévision, pommes dauphines au déjeuner du dimanche. C’est facile de faire plaisir aux enfants!
Les filles laissent tout en plan sur la table de la cuisine (dispense spéciale anniversaire) et montent installer leur nid douillet avec couettes sous un bras et saladiers de pop-corn sous un autre. Chaque fille a son téléphone a portée de main. On ne sait jamais: il ne faudrait pas passer à côté d’un évènement important! Les story, les points cumulés sur Snap, les vocali, tout ceci prend dans leur jeune vie une place immense. Parfois, avec un mélange de tristesse et de nostalgie, je contemple tous les livres que je leur ai achetés et qui sont rangés dans la bibliothèque de la chambre de Victoire. Seul Louis lit encore des livres sur l’histoire et des bandes dessinés humoristiques. Si j’offre aux filles de leur raconter une histoire en me glissant dans leur lit, elles sont toujours ravies.
Dimanche, la dernière amie de Céleste repart en début d’après-midi et Stéphane aide Victoire à repenser l’agencement de sa chambre. Le lit superposé est scié. La partie basse est transformée en banquette et la partie haute devient le lit. Victoire est ravie! Maintenant, chaque enfant a une chambre dans laquelle il se sent bien et qui correspond à ses goûts. Ils ont tous un bureau mais, par avance, je sais qu’aucun d’entre eux n’y travaillera jamais. On est tellement mieux par terre dans le garage avec le bébé tourterelle sur les genoux ou à la grande table de la cuisine à côté des reliefs du goûter.
A la fin de la semaine, c’est ma soeur et les siens qui seront avec nous. Nous fêterons à nouveau Céleste et également ma soeur et Stéphane. Les enfants se réjouissent de retrouver leurs cousins. La petite Charlotte qui a eu trois mois le 16 juin va passer de bras en bras pendant deux jours. Cela reposera un peu ses parents et sa grande soeur, Margot. Dans quinze jours, c’est la mamie des enfants, la maman de Stéphane, qui sera là et une troisième fois, nous serons réunis autour des anniversaires. A eux deux, Céleste et son papa ont soixante-deux ans. Je me rappelle ces soixante-dix bougies que Stéphane et moi avions plantées et allumées sur le gâteau de son papa. A ce jour, je n’ai encore jamais allumé plus de bougies que cette fois-là! La seule qui est loin pour le moment et, par la force des choses, tous les ans, éloignée de nos rassemblements, c’est notre mère. Dans le Gard, depuis juillet, elle profite enfin d’un temps plus clément après avoir traversé un été caniculaire dans une bonne et vieille maison sans climatisation.
Une de mes patientes va arriver. Une dame absolument délicieuse qui connaît toute la famille et commence toujours par flatter Fantôme avant de m’embrasser. Cette dame dont la mère était un modèle de force et de courage, une personnalité façonnée par les années de guerre, est venue me voir après un AVC qui, par chance, ne l’avait pas diminué. Cette femme n’avait jamais ressenti la moindre fatigue. Elle avait travaillé en élevant le plus souvent seule ses deux enfants mais en pouvant compter sur le soutien actif de sa maman. Le temps venu, elle s’était transformée en une mamie exceptionnelle, d’un dévouement absolu. C’est ainsi qu’elle avait hébergé chez elle pendant sept mois sa belle-fille enceinte de jumeaux qui n’était plus autorisée à se lever et dont la mère vivait à Lyon. Elle avait veillé sur sa belle-fille jour après jour et les bébés mis au monde, toute la petite famille était demeurée chez elle. Elle emmenait seule les jumeaux à la montagne alors qu’ils ne savaient pas encore marcher. Manoeuvrer une poussette double dans la neige est très difficile. Cette femme était à bout de fatigue. Son corps l’avait mise à l’arrêt brutalement mais sa tête ne parvenait pas à l’intégrer. La fatigue, ce n’était pas pour elle. Le repos, encore moins! Pourtant (et c’est ce que j’apprécie tant dans sa nature), elle encourage ses proches à se reposer et quand elle reçoit ses enfants, elle fait en sorte qu’ils n’aient rien à faire. De semaine en semaine, de mois en mois, cette dame pour laquelle j’ai une grande tendresse a appris à inscrire le mot « fatigue » dans son dictionnaire personnel. Maintenant, elle sait ressentir la fatigue et elle sait dire non à certaines sollicitations. Je m’en réjouis car si je comprends qu’on ait envie de recevoir ses enfants et petits-enfants de manière à ce qu’ils se sentent comme dans un cocon, il y a des limites à ne pas dépasser.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner