Un papa est parti pour Paris. Il pensait prendre la route avant que la nuit ne tombe et puis, finalement, il a préféré partager le dîner avec sa famille. Les enfants étaient ravis de le retrouver en rentrant du collège ou de l’école et enchantés qu’il leur propose de choisir pizza ou hamburger/frites dans l’unique petit espace dédié à la restauration de notre village. Céleste avait lavé ses cheveux et avant que nous ne passions à table je les lui ai séchés. Assise en tailleur dans la salle de bains, elle me lisait la recette d’un tiramisu aux framboises et aux éclats de spéculos qu’elle souhaite préparer pour des amis qui viennent à la maison samedi soir. Tandis que je l’écoutais, je me rappelais tous ces vendredis, où, alors que nos trois enfants étaient encore très jeunes, ils s’allongeaient dans le lit de la chambre d’amis et s’endormaient presque, alors que je leur séchais les cheveux à tour de rôle. Avant, il y avait eu les soins des ongles et des oreilles. Les enfants me reparlent souvent de ces moments auxquels sont associés chaleur et douceur comme dans un ventre maternel.
Ce soir, je n’avais pas de patient quand Céleste est rentrée du collège et j’ai pu faire avec elle ce que je n’ai jamais le temps de faire : relire toutes les leçons du jour et, ainsi, commencer à les mémoriser. Nous avons parlé d’égalité, de droits et de devoirs, d’angles adjacents, complémentaires et supplémentaires, de mélanges homogènes et hétérogènes. Restait encore le latin que je n’ai commencé qu’en seconde. Il attendra encore un peu. Demain, ensemble, nous irons à la rencontre parents/professeurs. Lors de la rencontre du premier trimestre, c’est Stéphane qui y est allé. Parti à 19h00, il n’est rentré qu’à 21h45 ! Je commençais à m’inquiéter !
Ce soir, après que Stéphane soit parti, que je me sois demandée comment il trouvait le courage de faire la route à cette heure, j’ai renoué avec un de mes rituels favoris avec les enfants : m’allonger dans leur lit et leur lire l’histoire de leur choix. Quand je suis seule avec eux, je laisse le temps suspendre son vol. C’est si agréable de partager ces moments de lecture tendre ! Cette après-midi, j’avais changé les draps de tous les lits de la maison et avais choisi les draps en lin brodés du trousseau de notre grand-mère maternelle. Les enfants sont comme moi : ils adorent ces draps au grain si particulier qui restent frais. Je leur ai appris ce proverbe tiré de la sagesse populaire : « comme on fait son lit, on se couche ». Ils savent donc l’importance d’un lit bien fait pour se préparer à une bonne nuit de sommeil.
Le rituel s’est ouvert avec Céleste, entourée par les deux peluches rapportées de son séjour en Auvergne, un élan, très volumineux et un lapin, tout petit. Nous avons lu « le chat bonheur », un conte japonais de Lan Qu. Les dessins étaient ravissants et nous étions, dès la première page, transportées dans le raffinement du pays du Soleil-Levant à l’époque féodal. Je ne connaissais pas cette histoire et ne m’attendais pas à ce qu’elle soit aussi triste que ma voix se brisait presque en découvrant ce que Tama, le chat, avait fait par amour pour son maître. Comme à chaque fois, s’arracher à la chaleur du lit était difficile mais je glissais sans tarder du lit de Céleste à celui de Louis.
Louis m’a laissé choisir l’histoire et, sur les étagères de la bibliothèque, j’ai pris des contes de la rue Broca de Pierre Gripari. Ces contes, je les ai lus et relus des dizaines de fois et l’histoire des chaussures amoureuses demeure ma préférée. J’ai lu à Louis les premières pages des aventures du « gentil petit diable », un diablotin que ses parents rejettent car il ne songe qu’à faire le bien. J’aurais volontiers poursuivi au-delà de la rencontre avec le bon Saint Pierre mais, dans la chambre d’à côté, Victoire devait s’impatienter.
Elle ne voulait pas que je lui lise une histoire mais me la lire et c’est celle de Befana qui m’attendait. Befana, la sorcière italienne qui apparaît au moment de l’Epiphanie. Une sorte de Saint Nicolas en jupons qui fait aussi office de Père fouettard. J’ai fermé les yeux pour écouter l’histoire. Victoire lit très bien. Comme sa sœur aînée et son petit frère, elle sait ponctuer ses phrases, mettre le ton. Si je pouvais, si je n’avais pas décidé de mettre à profit cette soirée sans mari pour écrire, je me serais volontiers endormie dans le lit de Victoire !
Quand j’ai quitté le lit tout chaud, moelleux à souhait de Victoire, refermé la porte de sa chambre, j’ai vu que Céleste et Louis dormaient déjà. Céleste avait pris la route du Japon et Louis celle du Paradis. Dans la cuisine, sur le sol aux dalles noires et blanches, le corps à moitié dissimulé par un pan de rideau rouge, les quatre pattes en l’air, fantôme avait, lui aussi, commencé sa nuit. J’ai gagné l’étage de la maison mais n’ai pas été trouver refuge dans mon antre, mon Ar-Men, mon bureau, l’endroit qui abrite mes patients le jour et mes histoires la nuit. J’ai été m’installer dans la chambre d’amis et me suis assise à la table de travail de Céleste face à cette grosse pomme qui ne me fait pas oublier la petite.
En début de semaine, je voulais vous parler de ce pianiste argentin, Miguel Angel Estrella et du pardon. Pardon individuel, pardon collectif, pardon à soi-même, pardon en tant qu’oubli, liberté retrouvée ; pardon impossible. Je pense souvent au pardon. Quand je me suis trompée, quand j’ai eu un comportement injuste, un mot blessant, j’en demande toujours pardon. C’est une démarche qui requiert de l’humilité. Je suis toujours triste devant les personnes qui, refusant de faire un retour sur elles-mêmes, de procéder à un examen de conscience profond, n’expriment jamais de repentirs sincères vis à vis de ceux qu’ils ont offensés. Ceux qui ont eu à souffrir de leurs propos assassins, de leurs gestes violents n’ont alors pas d’autre choix que de plonger au plus profond de leur être pour y mobiliser les ressources qui les mèneront sur la voie du pardon.
Notre père m’avait parlé de ce pianiste déjà internationalement reconnu, enlevé en 1977 en Uruguay, torturé quotidiennement, tenu au secret pendant deux mois avant d’être incarcéré dans la prison militaire Libertad près de Montevidéo. Quels crimes cet homme avait-il pu commettre pour mériter un tel traitement ? En Argentine, il avait développé des activités d’animation dans les milieux populaires considérées par le pouvoir des généraux en place comme « subversives ». L’action de ses collègues et l’intervention d’organisations comme l’Unesco, Amnesty International, l’ACAT ou encore la Cimade ont abouti à sa libération en 1980. Pendant toute sa détention, Miguel Angel Estrella a continué de jouer sur un clavier imaginaire et il n’a jamais cessé de prier. Il renoncera à mener des actions personnelles contre ses bourreaux faisant le choix de la joie pour redevenir un pianiste, élever ses enfants et monter Musique-Espérance, une fondation ayant pour mission de mettre la musique, toutes les musiques, au service des droits de l’homme. Miguel Angel Estrella a refusé de s’abandonner à l’autocompassion. Il écrit avoir ressenti ce besoin de pardonner pour pouvoir donner le meilleur de lui-même. Il distingue bien le pardon individuel du pardon collectif. Il dénonce ces lois d’amnistie, ces lois d’oubli que les militaires ont réussi à arracher au gouvernement argentin et qui ont abouti à figer la société de son pays. Il n’est pas possible de faire comme si 30 000 personnes n’avaient pas disparu pendant la dictature. La mémoire des sociétés est essentielle. Les faits doivent être divulgués, les langues se délier, l’espace de parole exister vraiment.
Miguel Angel Estrella offre un magnifique exemple de résilience : cette capacité à pardonner à ceux qui nous ont fait du mal mais ne nous demanderons jamais pardon. Seul le pardon libère du passé. Le ressentiment, la haine, la colère tourmentent. Il ne s’agit pas d’oublier mais de ne pas laisser aux actes du passé du pouvoir sur nos actes au présent. Le plus courageux acte de vie serait alors de parvenir à pardonner à ceux qui ont souhaité notre mort, une mort qui si elle n’est pas physique peut-être morale.
Maintenant, il est l’heure de redescendre, d’aller déposer un baiser sur le front des trois anges, de caresser Fantôme et de me glisser dans les draps de notre grand-mère maternelle. Une odeur de brioche flotte toujours dans la maison. Je l’ai cuite ce matin. Elle n’était pas aussi réussie que celle de l’amie qui m’en a recopié la recette à la main, mais c’était un premier essai. Un de mes patients, un vieux monsieur délicieux, bientôt âgé de quatre-vingt-huit ans, qui vient me voir depuis deux ans par intermittence, est reparti avec une tranche. « Ma dernière gourmandise avant le Carême! » m’a-t-il glissé dans un sourire.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner