La photo est à la fois un art et un outil remarquables. La photo permet de garder la trace de peuples, d’animaux, de lieux, de mode de vie disparus. Elle permet de dénoncer des actes, de faire réagir, de créer de l’émotion. Elle permet de fixer les évènements qui rythment la vie des familles. Ma tante m’a dit un jour : « si la vie se résumait aux photos collées dans les albums, elle serait toujours merveilleuse ! ». Mais, les appareils-photos affaiblissent notre mémoire visuel des évènements. Quand on se retranche derrière un objectif, on s’éloigne de son sujet, du lieu, du climat. On se dit que les clichés seront là pour tout nous rappeler mais c’est faux. La photo ne restitue qu’une part infime du souvenir. J’en ai fait par deux fois l’expérience puissante. La première fois, c’était au Népal sur les derniers jours d’un trek de trois semaines et tandis que nous allions retrouver des villages, à Gokyo. La seconde fois, c’était par une fin de journée de plein été alors qu’en voiture je traversais la Bourgogne et que, dans tous les champs, immenses, les agriculteurs moissonnaient.
Au Népal, nous avions marché de longues journées à des altitudes élevées et, la veille, nous atteignions un sommet à 6400 mètres. La fatigue se faisait ressentir. Cette journée était dure. Nous savions que nous allions ensuite lentement amorcer notre descente vers Lukhla où nous reprendrions un avion russe pour Katmandou. Après avoir contourné un cirque, nous avons découvert le lac de Gokyo : une grande tâche d’eau bleue glaciaire dans laquelle se reflétait un bout de la chaîne himalayenne. Nous nous sommes assis un long moment pour admirer la vue et reconnaître les sommets qui s’offraient à nous. Nous pensions déjà à notre prochain séjour, à nos prochaines ascensions. Puis, nous avons commencé à descendre sur un sentier couvert de petites pierres noires qui roulaient sous nos pieds fatigués. Les genoux et les cuisses étaient douloureux. Tandis que nous descendions, nous sommes arrivés à hauteur d’un troupeau de yaks. Ils arrachaient de leurs dents puissantes l’herbe rase accrochée au flanc de la montagne. Une lumière dorée les entourait et quand ils se déplaçaient une poussière fine montait au-dessus d’eux. Cette scène avait quelque chose d’onirique. L’appareil de photos était au fond d’un sac à dos. Impossible de fixer ce moment autrement que par un effort de mémoire et une attention soutenue à l’instant présent. Encore aujourd’hui, je me rappelle cette scène dans tous ses détails, sa force, sa magie.
La seconde fois, c’était en Bourgogne. Je parle de ce moment dans une chronique mise en ligne le 3 septembre 2010 que j’ai recopiée pour vous.
Quand, voici sept longues, intensément longues semaines, elle avait précipitamment quitté leur maison pour gagner l’Ain, les choses ne s’étaient pas exactement déroulées comme dans le film imaginaire de sa dernière chronique. Elle était partie plus tard que prévue. Elle savait, maintenant, que la nuit serait totalement tombée avant qu’elle n’arrive à bon port et que ses yeux auraient à lutter contre l’obscurité qui aime tant à modifier, chez certains, le sens de la perspective. À l’arrière de la voiture, son fils, numéro trois, avait sur les genoux ses deux doudous jumeaux et tenait dans sa main son tuyau d’aspirateur. Par terre, à sa droite, Sucrette, le poisson rouge, se balancerait avec plus ou moins de nonchalance au gré des sinuosités de la route. Elle avait retiré les coquillages et les avait placés dans une boîte en plastique coiffant le dessus du bocal. Ainsi, l’eau aurait moins de chance de passer par-dessus bord et Sucrette de perdre la raison avec le cliquetis lancinant des coquillages heurtant la paroi de sa maison de verre.
Elle avait eu un regard pour le vieux prunier et le jeune mirabellier, tous deux couverts de fruits encore verts. Une fois encore, prunes et mirabelles feraient le régal des oiseaux. Elle avait bien offert aux voisins de venir les ramasser, mais tous, déjà, ne savaient plus que faire de leur propre récolte. Alors elle n’avait pu qu’imaginer tous ces pots de confiture qu’elle aurait tant aimés pouvoir ranger sur des étagères, dans l’obscurité rassurante d’une armoire après que les enfants ont réalisé de belles étiquettes. Numéro 1 se serait chargé de la calligraphie, numéro deux des illustrations et numéro trois de goûter les confitures. Elle avait pensé aussi à toutes ces tartes juteuses et ces clafoutis moelleux qu’ils ne mangeraient pas. Par la fenêtre grand ouverte, elle avait encore adressé un signe de la main à son mari et promis d’appeler en arrivant. Enfin, la voiture s’était élancée sur la petite route zigue-zaguant entre champs de maïs et champs de blé.
Dans la descente menant à la départementale, numéro trois avait réclamé « bella ciao ». Deux chevreuils avaient enjambé le chemin et disparu dans la forêt. La maman et son fils avaient traversé plusieurs villages, longé les kilomètres de murs de la propriété du comédien ayant si admirablement incarné, sous la direction de Losey, le personnage de Monsieur Klein. À Dicy, elle avait vu le panneau indiquant le musée de la Fabuloserie, consacré à ce que Jean Dubuffet nommait l’art brut. Un jour prochain, assurément, en famille, ils iraient admirer la collection personnelle d’Alain Bourdonnais et voir tourner le fabuleux manège de Petit Pierre. Enfin, ils étaient arrivés sur l’autoroute. En ce lundi soir 19 juillet, le trafic était fluide. Montand s’était tu. Les concertos de Vivaldi avaient pris le relais. Si on passait du registre « variétés internationales » au « classique », on demeurait fidèle aux artistes de la botte.
Les rayons du soleil devenaient de plus en plus doux. La lumière était tendre. La France était belle dans sa ruralité généreuse étendue tout autour d’eux. D’impressionnantes moissonneuses batteuses avalaient des hectares de céréales. La poussière fine qu’elles soulevaient voilait le ciel et projetait sur l’autoroute des nappes de brume d’un ocre jaune. Numéro trois assistait, fasciné, aux ballets des machines agricoles. La Bourgogne était sublime. À défaut de pouvoir s’arrêter pour redécouvrir les beautés sans artifice de l’abbaye de Fontenay ou savourer un verre de Chablis, elle buvait des yeux les paysages et croyait entendre Fernand Braudel lui raconter « l’identité de la France ».
Le soleil déclinait. Bientôt, il aurait complètement disparu. Numéro trois, lui, ne perdait rien de sa vigueur et s’amusait à aspirer la porte et le plafond de la voiture. Lasse de Montand et de Vivaldi, la conductrice écoutait maintenant un album sorti en 1984. Matt Bianco et Basia la renvoyaient vingt-cinq ans en arrière ! À la fin de la chanson intitulée « more than i can bear », elle s’était retournée et avait constaté que numéro trois avait fini par sombrer. Il n’avait pas lâché pour autant son tuyau d’aspirateur, seul jouet ou plutôt seul morceau de jouet qu’il avait souhaité emporter pour ses longues vacances !
Elle avait quitté l’autoroute. Sa carte de crédit avait eu la brillante idée de disparaître dans l’interstice d’une tablette située devant le tableau de bord ! Cet incident avait été vite minimisé par la certitude que son Mac Gayver de mari trouverait une solution pour sauver sa carte bancaire ! La départementale était bordée de hauts platanes dont l’odeur était toujours associée à des souvenirs gardois. Elle roulait lentement. Elle était fatiguée et craignait de rater la bifurcation sur la droite. Enfin, elle avait vu le panneau signalant le village et était passée devant les bâtiments où, habituellement, une lumière brillait de onze heures à trois heures du matin. Cette lumière était celle de la lampe éclairant le bureau du grand-père maternel de son mari. La lumière avait cessé de briller voici plus de trois ans et pourtant tous ses proches continuaient à l’espérer. Quand ils arrivaient, cette lumière était un peu comme celle du phare si rassurante pour les marins se rapprochant dangereusement des côtes.
Le large portail de la maison s’était refermé sur elle. Elle avait coupé le moteur. Très vite, elle avait été assaillie par les chants des grenouilles et des crapauds des marais de la Dombes et par les parfums des rosiers. Elle arrivait trop tard pour que les enfants, les filles et son neveu, soient encore debout pour l’accueillir et célébrer les retrouvailles avec numéro trois. Dans la chambre, les enfants dormaient profondément. Elle avait glissé numéro trois dans son lit. Il s’était rendormi tout de suite. Seule une grand-mère l’attendait. Elle marchait péniblement. Elle était déséquilibrée par les poids de ses plâtres à la main et à la jambe droites. En guise de bonjour, elle avait dit à sa fille son chagrin de l’avoir contrainte à ce départ précipité. Elle était si malheureuse que sa chute ait ruiné toute l’organisation longtemps pensée de leur été. De son côté, la maman qui venait d’arriver et accusait la tension des derniers jours et la fatigue du voyage avec un petit garçon particulièrement tonique et bavard, s’en voulait d’avoir senti monter en elle de la colère à l’égard de sa mère qui, bien involontairement, avait réduit à néant la possibilité pour son mari et elle de s’offrir quinze jours de vraies vacances et pour elle, son unique espoir de souffler en sept semaines consacrées à 90% à son trio.
La pire des solutions aurait consisté à ressasser ce manque de chance. Elle avait décidé, alors, de ne plus y penser et de faire de son mieux pour profiter des siens et renoncé à tout espoir de trouver assez de solitude et de sérénité pour écrire.
Sept semaines plus loin, l’été s’était écoulé entre les ateliers aquarelle, peinture sur galets, pâte à modeler, les jeux dans la piscine, les dix-huit allers-retours entre la maison de mamie et de papy et le village avec, dans la formule maximale, trois enfants de 7, 6 et 5 ans sur des vélos et un petit garçon de deux ans et huit mois sur un tricycle qu’il fallait encore guider au risque de se déclencher une tendinite dans l’épaule droite, quinze jours dans une ravissante maison varoise perdue au milieu des figuiers avec un couple d’amis et leurs deux enfants ponctués de fins de journée à la plage et de sorties en mer entre la cale de mise à l’eau du port de Hyères et les îles de Porquerolles et de Port-Cros, une semaine dans la vieille maison de famille du Gard où les filles devaient s’essayer, sous la houlette, de l’artiste peintre Virginie Peyric, à la peinture, Louis estimer très drôle de troubler, par ses cris sur aigus, la retraite tranquille des frères des écoles chrétiennes, dans le parc et la forêt du domaine de la Blache, une maman retrouver, avec émotion, tant de visages connus et l’atmosphère unique du marché du samedi matin sur les larges allées du Nord et du Midi.
Maintenant, les après-midi sont encore très agréables mais les mâtinées très fraîches. Au-dessus de nos têtes, les hirondelles conciliabulent avant la prochaine migration. Hier, numéro un et numéro deux ont repris, avec beaucoup de bonheur, le chemin de l’école et pu raconter, par le menu, à leurs petits camarades et à leurs institutrices, les moments forts de leur été. Les retrouvailles entre numéro deux et sa meilleure amie ont été particulièrement émouvantes. En se voyant, les visages des deux petites filles se sont illuminés et elles sont tombées dans les bras l’une de l’autre. Dans sa classe de CE1-CE2, numéro un était enchanté d’être assis à côté de son amoureux. Souvent, pendant les vacances, elle s’amusait à dessiner, à l’intérieur de son poignet gauche, avec un feutre de couleur, leurs deux initiales. Elle faisait dans le sobre. Il n’y avait pas de cœur ! Ce matin, numéro trois a fait sa grande entrée en petite section de maternelle. Il a accroché son sac Barbapapa à son portemanteau et, passé la porte de la classe, s’est empressé d’aller offrir à Neige, le cochon d’Inde, quelques feuilles de salade. Une fois n’est pas coutume, pour une rentrée, aucun enfant ne pleurait si bien que les larmes d’un seul n’entraînaient pas celles de tous les autres.
Même si la maman qui achève sa première chronique depuis son départ précipité est à fond de cale et rêverait de s’offrir, au choix, une semaine de repos avec son mari ou une retraite dans une abbaye cistercienne, sa tête est remplie de moments merveilleux, d’instantanés riches de vie et de couleurs, de rires complices et de chaleur familiale, de parfums de figue et de lavande qui, bientôt, auront effacé les impressions de lassitude quand on n’en peut plus de répéter toujours les mêmes choses, de subir les disputes fratricides, d’être passée au rouleau compresseur par un jeune trio dont l’impatience est désarmante et de punir, sans relâche, pour donner les limites sans lesquelles un enfant grandit sans assurance.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner