Aussi loin que je peux faire remonter mes souvenirs, je me rappelle avoir passé mes vacances à part égale entre le Finistère sud et le Gard rhodanien, la terre paternelle et la terre maternelle, le chant des goélands et celui des cigales, les plages immenses et les champs de lavande, l’Atlantique et le Rhône, la lande et la garrigue, les dunes et le mont Ventoux, les chênes et les cyprès, les crêpes et les sacristains, les murs gagnés par les boules d’hortensias et les jardinières plantées de géraniums, Paul Cézanne et Mathurin Méheut, « mon frère Yves » et « le mas Théotim », le cidre brut et le côte du Rhône, l’humidité et la chaleur, dans tous les cas, du vent, souvent, des repas de famille, assurément, et des photos prises devant les tombes, inévitablement.
Pendant les grandes vacances, les semaines avec nos parents étaient vraiment scindées entre Finistère sud et Gard rhodanien. A Noël, nous étions dans la maison de famille gardoise, où, dans la nuit du vingt-quatre décembre, nous bravions la violence du mistral pour gagner l’église et chanter à tue-tête les grands classiques de la Nativité. A la Toussaint, nous étions dans le Finistère. Notre père tenait à aller se recueillir sur la tombe de sa mère, embrasser son père, sa belle-mère, la sœur de sa belle-mère, sa marraine, ses oncles et tantes et ses cousins. Le plus souvent, nous séjournions chez une tante de notre père, tante Constance, qui habitait un appartement à Concarneau. Tante Constance avait le cheveu court et argenté, les bras et les jambes musclés. Elle marchait d’un pas vif, presque martial. Il se dégageait d’elle l’autorité d’un chef des armées. Elle aimait rire et cuisiner le poisson à grand renfort de motte de beurre salé. Elle avait donné le jour à une fille, Jacqueline. La légende familiale rapportait que Jacqueline avait dévié la cloison nasale de son cousin, notre père, en lui assénant un coup de poing. Le mari de tante Constance, un grand cycliste avant la guerre et la captivité, était revenu brisé. Il n’avait plus touché son vélo. L’oncle Robert, un homme maigre et silencieux, passait ses étés occupé à fumer depuis un canapé tout en suivant les étapes du tour de France.
C’est chez tante Constance que j’ai entendu parler, pour la toute première fois, du « cheval d’orgueil » le chef d’œuvre de Pierre-Jakez Hélias. Tante Constance et lui étaient amis de très longue date. C’est à l’adolescence qu’enfin, je me suis plongée dans la lecture de cet ouvrage et y ai découvert la vie d’un enfant dans le pays bigouden au début du vingtième siècle. Je ne sais pas pourquoi mais, aujourd’hui encore, c’est le récit des femmes battant le linge deux fois par an, au printemps et en automne, qui m’est resté. Pendant notre tour du monde, à chaque fois que j’ai vu des femmes laver le linge à la main, j’ai pensé aux Bigoudènes du cheval d’orgueil et aux enfants auxquels on faisait croire que les bruits des battoirs étaient ceux du cheval annonçant le retour du printemps.
Quand nous n’étions pas accueillis par la tante Constance, nous nous installions à Bénodet dans une maison appartenant à la seconde femme de notre grand-père. Sa seconde femme que j’ai toujours appelée « Mamie » s’était mariée sur le tard avec notre grand-père. Sa sœur et elle tenaient un café en face de l’église dans le petit village de Pleuven. Pendant de longues années, sa sœur avait été la gouvernante d’enfants dans une famille aristocrate. Je crois me rappeler que la famille habitait Paris mais je n’en suis plus très sûre. Je ne sais pas si Bécassine y est pour quelque chose mais durablement, les enfants des bonnes familles des beaux quartiers parisiens ont eu pour « nounou » des femmes bretonnes. Le plus souvent, ces merveilleuses nounous que les enfants vénéraient tant elles étaient pour eux « LA » maman qui ne se refusait pas à eux, contrairement à leur mère de sang, ne se mariaient pas et ne connaissaient jamais la joie de la vraie maternité. Ce fut le cas de la sœur de notre mamie.
Toute jeune femme, notre mamie s’était éprise du regard bleu malicieux de notre grand-père mais le sachant marié, elle avait essayé de l’oublier sans jamais y parvenir. Après que notre grand-mère soit morte d’une insuffisance rénale bien trop jeune mais déjà si éprouvée tant moralement que physiquement par une vie dure, notre grand-père avait épousé Phine. Phine, comme ce diminutif lui allait bien ! Elle était si délicate et attentionnée ! Comme sa sœur, toujours souriante et enjouée. Elle se sentait investie d’une mission : sauver son mari, ramener la brebis égarée sur le bon chemin. Au prix de beaucoup de souffrance, elle avait réussi. Elle était si heureuse, à la fin de leur vie de couple, qu’ils disent leurs prières ensemble, assis côte à côte sur le canapé du salon qui avait, pendant de longues années, été la salle du café où on s’installait pour boire et fumer. Quand nous allions déjeuner chez eux, notre grand-père nous régalait avec des coquilles Saint-Jacques, des moules marinières, des tourteaux, des langoustines et son gâteau breton que nous emportions enrobé dans du papier d’argent pour qu’il ne se dessèche pas.
Pendant ces séjours bretons, nous allions voir la marraine de notre père qui vivait seule dans une ferme située au milieu des champs. Elle était veuve depuis de longues années et n’avait pas eu d’enfant. Elle avait reporté son amour sur l’un de ses neveux, Pierrot. Elle avait quelques vaches, toutes sortes de volatiles et des lapins. C’est avec elle que j’ai essayé pour la première et la dernière fois de ma vie de traire une vache. Je me rappelle le trépied instable, la fumée qui montait du seau dans lequel était recueilli le lait, ses doigts tirant sur les pis, le bruit du lait qui en sortait, chaud, épais. Notre père, avant les distensions familiales, était heureux de voir un de ses cousins, Pierrot, dont les parents l’avaient hébergé au début de ses études à Paris, la tante Germaine, une tante par alliance que son mari avait laissé, un matin, pour aller acheter des cigarettes ou du pain et qui n’était jamais revenu. La tante Germaine était une femme maigre qui ne souriait jamais ou, alors, d’un sourire triste évoquant la mélancolique madame la pluie du conte de Paul de Musset. Je pense qu’elle était déjà triste avant que son mari, un communiste, ancien déporté, ne disparaisse pour toujours. Il y avait aussi un oncle Joseph, vétérinaire à Bénodet et une tante dont je n’ai jamais su le prénom mais le nom « Kergoat » et qui souffrait d’une forte luxation congénitale de la hanche. Cette tante claudicante avait un fils, André, qui, s’il n’avait pas été aussi instable, aurait pu devenir un grand céramiste.
Il avait beaucoup de talent et un sens de l’ironie assez poussé. Quand nos parents se sont mariés, il leur a offert un service de table magnifique dans des tons de bleu et de vert. Notre père avait de l’affection pour cet homme qui avait, à la mort de sa mère, cessé toute production pour devenir brancardier dans un centre de thalassothérapie de Bénodet. Je crois que notre père, tout en regrettant qu’il ait tourné le dos à une voie qui lui aurait apporté une vraie reconnaissance, enviait la liberté de cet homme qui, régulièrement, se régalait d’une tête de veau avec ses copains.
Du Finistère, jusqu’à ce que je parte à sa découverte par moi-même, je n’ai rien connu d’autre que Quimper, le pays fouesnantais constitué de sept communes (Saint-Evarzec, Gouesnac’h, Bénodet, Clohars-Fouesnant, Pleuven, Fouesnant et La Forêt-Fouesnant), Concarneau, et quelques plages en pays bigouden. En septembre 1998, après une première semaine à vélo, entre Bénodet et Audierne, en passant par l’île de Sein, une nuit sous tente à Pouldreuzic, haut lieu de l’usine Hénaff depuis 1907, mon futur mari avait été déstabilisé par ce bout de terre dont je lui vantais, depuis que nous nous étions rencontrés, la magie des calvaires, la lumière surnaturelle et la force tellurique. La traversée d’Audierne à Sein avait dû être particulièrement éprouvante pour lui. Une famille à laquelle s’agrégeaient des amis accompagnait jusqu’à sa dernière demeure un défunt. L’océan était aussi noir que le ciel et les vêtements des passagers ! A l’arrivée sur l’île, le cortège était terriblement funèbre. Après avoir marché et essuyé une pluie salée, nous avions trouvé refuge dans l’unique café de l’île. Les parents et amis du défunt y mangeaient des crêpes accompagnées par un verre de cidre ou une tasse de café. Les larmes avaient séchées comme le sel sur les voiles des navires après la tempête. Maintenant, on riait en se remémorant les bons moments partagés avec celui dont on venait de recouvrir le cercueil de poignées de terre. Comme nous étions loin de ses vacances méditerranéennes, des rivages corses, de la pinède de Porquerolles, des criques croates et des petits ports grecs ! N’avait-il pas perdu la raison en s’éprenant de cette étrange petite bonne femme que galvanisaient les gerbes d’eau et les gifles du vent quand ils pédalaient ? Le long de la « west et wet coast » de l’île du sud de la Nouvelle-Zélande, sur son vélo lesté de quarante kilos de sacoches latérales, il se demanderait comment elle pouvait avancer si vite face au vent et à la pluie, garder son sourire et, à leur arrivée, trouver encore l’énergie de leur mitonner un petit dîner.
Après un été finistérien, en juillet 2003, qui l’avait peu convaincu, il avait fallu quatre séjours dans le Morbihan pour que mon mari consente à revenir au bout de la terre à la Toussaint. L’étape morbihannaise avec Port-Blanc, Vannes, la presqu’île de Rhuys et l’île aux Moines lui avait permis d’entrer en douceur dans l’univers breton.
Depuis trois ans, nous ne nous lassons pas de partir à la découverte du pays bigouden et, chaque année, j’en apprends un peu plus sur ce peuple étonnant dont j’ai fait mienne la devise : « Heb Ken » qui signifie « sans personne, nous-mêmes ». Le pays bigouden est bordé à l’est par le pays fouesnantais, au nord par Quimper et au nord-ouest par le cap d’Audierne. Le pays est tourné vers l’océan par la baie d’Audierne et l’anse de Bénodet. J’ai appris à aimer Pont-l’Abbé, Le Guilvinec, réputé pour ses langoustines, redécouvert la pointe de la Torche, une des mecques de la planche à voile, le port de Kérity qui, à la fin du Moyen-âge, armait plus de deux cents navires marchands. Les marins de Penmac’h détenaient, alors, le monopole du transport de vin de Bordeaux vers l’Angleterre et les Flandres. La hauteur des coiffes des Bigoudènes a pu faire oublier que c’est sur cette terre qu’est née la révolte des Bonnets rouges, en 1675. Les Bigoudens se sont soulevés contre l’autorité royale qui entendait prélever un nouvel impôt pour renflouer le trésor royal mis à mal par la guerre de Hollande. Non seulement cette taxe bafouait l’autonomie reconnue à la Bretagne en 1532 mais en plus elle accablait sous de nouvelles charges une population déjà écrasée par la misère. C’est ce même traité de 1532 que les Bonnets rouges, version 21ième siècle, ont brandi lors de leurs bras de fer avec l’Etat s’agissant des mesures fiscales relatives à la pollution de véhicules de transport de marchandises.
Cette année, nous sommes partis avec un couple d’amis et leurs deux enfants. Comme toujours, en poussant la porte de la maison de l’île-Tudy que nous louons depuis trois ans, les enfants se sont empressés de vérifier que tout était « comme d’habitude ». La plupart des enfants aiment que les choses ne bougent pas. Le caractère ancré des objets et des espaces les rassure devant un monde qui, lui, est en perpétuelle transformation. Les enfants se sont attachés à cette maison comme si elle était à eux. Les vêtements glissés dans les tiroirs ou suspendus dans les armoires, les lits faits, ils se sont précipités au bord de l’océan et ont commencé à ramasser des coquillages.
Depuis un an, maintenant, j’attendais ces moments où, avec Fantôme et, parfois avec Stéphane, je partirai marcher le long de l’océan en direction de Sainte-Marine ou du village de l’île-Tudy. Au point du jour, je me ressourcerai en écoutant le bruit des vagues et en respirant l’odeur des algues brunes. Je guetterai la sortie du soleil au-dessus de l’Atlantique. Je penserai à ma sœur, de l’autre côté de la ligne d’horizon. Cette année, en plus, j’avais bon espoir d’y rencontrer Jeanne-Célestine-Marie, ma Bigoudène, ayant fui sa maison de retraite (cf la chronique bretonne du 6 octobre 2015). Quelle joie, alors, le dimanche matin, de renouer avec cette sérénité tant attendue ! Les levers du jour n’ont pas été aussi spectaculaires que lors des séjours précédents. L’océan était incroyablement calme et apaisant. Dans la baie d’Audierne, en revanche, l’Atlantique était plein de vagues et de surfeurs.
Nous sommes retournés pique-niquer à la Torche. Les enfants ont joué au cerf-volant, creusé des tunnels dans le sable, sauter d’un rocher à un autre, mouillé l’intérieur de leurs bottes et pris des bains de pied et de mollet. Dans les jours suivants, marché à Pont-l’Abbé, visite du musée de l’Amiral, consacré aux coquillages et aux oiseaux, déjeuner dans une crêperie à Audierne avant de découvrir l’Aquashow, des aquariums permettant de se familiariser avec les fonds marins bretons, caresser des raies et admirer le vol d’oiseaux : chouette effraie, grand duc, pygargue, grands cormorans, aigrette garzette. L’homme, jeune, qui présentait la démonstration des oiseaux avait l’air d’un navigateur avec sa haute stature, ses longues cuisses musclées et son large cou. Son humour faisait mouche à chaque trait. Un humour que n’aurait pas renié un Desproges, notamment lorsqu’il sortait de sa besace des poussins morts dont la tête de certains se détachaient du corps et expliquait à l’assemblée pourquoi les oiseaux carnassiers étaient si friands de ces poussins tout juste sortis de l’œuf. Les aquariums étaient abrités dans les entrailles d’une sorte de Nautilus rouillé. Je n’ai pas vu le capitaine Némo mais je suis restée un long moment devant les hippocampes qui enroulent le bout de leur queue à une algue pour s’y stabiliser. Ces petits êtres marins m’ont toujours fascinée. Non seulement je les trouve très gracieux mais en plus je m’émerveille devant ces pères qui portent leurs bébés et les mettent au monde.
Dans le polder situé derrière la grande plage de l’île-Tudy, nous avons marché entre champs et cours d’eau, vaches et châtaigniers, feuilles rousses et vieux lavoirs aux pierres couvertes de mousse. Un endroit propre à la rêverie, un lieu plein de magie et de légendes. Je me suis demandée si les korrigans dormaient au pied des chênes, attendant que la nuit vienne pour imaginer mille et un mauvais tours à jouer aux promeneurs solitaires.
J’aurais voulu aller à Pont-Aven, embarquer pour Groix depuis le port de Lorient, visiter le musée bigouden à Pont-l’Abbé mais, six jours pleins, sur place, cela file si vite ! J’ai trouvé le temps d’aller fleurir la tombe de notre père et de notre grand-mère. Le lierre avait encore beaucoup poussé depuis l’an dernier et une belle véronique jetait des éclats bleus sur la pierre en marbre gris. Nous avons du forcer le maillage du lierre pour y installer deux pots de chrysanthèmes. Je ne suis pas aller à Pleuven me recueillir au-dessus de la tombe de mon grand-père et de ma mamie. Voici trois ans, en dépit des indications maternelles, je n’avais pas réussi à trouver l’emplacement dans le cimetière qui n’est pourtant pas très grand. J’avais fini par me tromper de tombe !
La veille de notre retour, nous avons vu partir sur le « Soizen » depuis le quai du port du Guilvinec, Xavier, les cinq enfants, et Didier, le capitaine. Quatre heures durant, ils ont pêché en mer. Nawofen était si heureux à l’idée de cette nouvelle expérience que, le matin, il avait devancé l’heure du réveil d’une bonne demie heure et, Louis, qui partageait sa chambre, avait suivi le mouvement. Tandis que Mané, la plus jeune de la bande qui n’avait pas pu monter à bord, se faisait couper les cheveux avec sa maman, Stéphane, Fantôme et moi arpentions les quais du port du Guilvinec. J’engageais la conversation avec un marin chargeant dans les cales d’un chalutier des kilos de pommes de terre, clémentines et autres denrées alimentaires, sans oublier plusieurs cartouches de cigarettes et une dizaine de gros pains. L’équipage partait pour quinze jours de pêche à l’ouest de la mer d’Irlande. Si les conditions de mer étaient bonnes, ils seraient arrivés à destination dans vingt-quatre heures. Chemin faisant, je lisais sur des panneaux, la vie des pêcheurs à la fin du dix-neuvième siècle, une vie très dure et excessivement dangereuse à une époque où, sans phare ou sémaphore, seul le bruit des brisants se fracassant sur les rochers permettaient aux hommes de deviner l’entrée du port. A 13h30, affamés, malgré le pique-nique que je leur avais préparé à sept heures du matin, le groupe de pêcheurs poussait la porte, triomphant, avec deux chinchards, six vieilles coquettes à la robe mauve et orange, un lieu jaune et un tacaud. Nelly a vidé les poissons sous l’œil mi intrigué mi écoeuré des enfants. Le soir, c’est Xavier qui a levé les filets des chinchards et les a préparés à la tahitienne avec du jus de citron. Nelly nous a préparé, sur les conseils avisés de sa belle-mère, une incroyable soupe de poisson avec les vieilles coquettes dont les enfants se sont resservis deux, voire trois fois. Quant au lieu jaune et au tacaud, Xavier nous les a servis cuits au four. Un vrai dîner breton avec des produits passés directement de la mer à l’assiette que les petits et les grands n’oublieront sans doute jamais !
Le matin de notre départ, la maison briquée, les valises chargées, je suis retournée sur la plage. J’espérais encore voir Jeanne-Célestine-Marie que j’avais cherché tous les jours. Mais, une fois encore, elle ne s’y trouvait pas. Pas plus que sa haute coiffe dissimulant plusieurs boîtes de pâté Hénaff. Ce sera pour l’année prochaine ! Kenavo !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner