Chronique photographique (histoire à partir de la Bigoudène de Boubat)

Les liens qui unissent certains photographes à certains de leurs modèles peuvent raconter l’amour, la complicité, le désir, la confiance et l’abandon. L’abandon de celui qui s’offre car il sait avoir l’espace d’être lui-même, de s’exposer sans crainte. L’œil qui se pose sur lui est bienveillant. En écrivant ces lignes, je pense aux photos que notre oncle, le frère aîné de notre père, a prises de sa femme et, après, de leur fille. Si je ne me trompe pas, la passion de la photo lui avait été transmise par un cousin germain, Pierre, surnommé Pierrot comme tous les Pierre, dont il était très proche et pour lequel il avait une profonde tendresse. Ensuite, je crois que notre père s’est aussi laissé gagner par la magie du noir et du blanc, des ombres et des lumières. Ses premiers clichés, rassemblés avec d’autres dans une valise à carreaux noirs et bleus, qu’on croirait tout droit sortie d’un roman de Simenon, représentent tous les animaux de la ferme de sa marraine : dindons, canards de barbarie, chèvres, veaux, poules, poussins, lapins et un chat. La ferme était située à la sortie d’un petit village, au milieu des champs, dans le Finistère Sud.

Notre oncle, notre père et leur cousin germain étaient tous unis et réunis par l’affection qu’ils avaient trouvée auprès de leur tante, Marie, une femme aussi généreuse que peu bavarde, que la vie avait laissé sans enfant puis, sans mari. Comme les trois cousins, Pierre, Noël et Raymond,  avant moi, j’ai aimé cet endroit que, peut-être, je trouvais exotique et magique. Je me rappelle la ferme au printemps, en été et en automne ; le puits dont on remontait le seau à l’aide de la manivelle et qui pouvait, violemment, repartir en arrière et blesser celui qui la tenait ; le chemin creux bordé de cerisiers, les champs de maïs alentours, quelques vaches et les crêpes faites dans la longère au sol battu par une amie voisine. J’aimais bien la marraine, cette petite femme au corps sec et noueux. Elle marmonnait plus qu’elle ne parlait. Elle mimait les choses plus qu’elle ne les racontait, à grand renfort de mouvements des bras. Sur les vieilles photos jaunies par le temps, on voit bien que Marie ressemblait à sa sœur, notre grand-mère, que nous n’avons pas connue.

Notre oncle a longtemps développé lui-même ses photos. Celles qu’il a prises de sa femme quand ils vivaient en Algérie, après l’indépendance, sont absolument magnifiques. Quand le visage de ma tante et marraine s’invite en moi, je la vois toujours telle qu’elle était sur une photo avec ses cheveux longs malmenés par le vent. Elle n’avait pas trente ans.

Les photographes, comme les peintres et les sculpteurs, sont rarement fascinés par leur famille proche. Ils cherchent ailleurs l’inspiration. Le cannibalisme de certains, en revanche, les pousse à changer de femme à chaque fois que l’inspiration se tarit. Pablo Picasso est, pour moi, l’anthropophage fait homme ! On trouve malgré tout quelques artistes pour avoir eu le désir de fixer, de magnifier les scènes de leur vie quotidienne : Rembrandt, Manet et Renoir en peinture et, en photo, Kühn ou Lartigue. Mais, le plus souvent, la famille de l’artiste est comme celle du médecin ou du cordonnier, elle est la moins considérée. Elle n’est pas là pour passer à la postérité mais pour offrir le havre de paix, le repos au guerrier revenant de contrées lointaines fourbu d’avoir porté ses appareils autour de son cou, d’avoir tenu les pinceaux entre ses doigts plusieurs heures durant dans son atelier. La femme s’extasie ! Les enfants sont ravis ! Le héros est de retour ! Comme on sait que c’est pour un temps court, il n’y aura pas d’ombre sur la toile, de flou sur le papier baryté. Mon propos peut sembler sévère. Je vais le tempérer. La famille proche de l’artiste n’a pas forcément envie de poser des heures durant ou de suivre les volontés fantasques du créateur !

Comme beaucoup d’enfants, j’ai reçu en cadeau un appareil photos et, comme beaucoup d’enfants, j’ai coupé des têtes et des jambes car, personne n’avait pensé à me donner quelques rudiments de cadrage. Etudiante, j’ai sympathisé avec un photographe allemand venu travailler au Goethe Institut. J’ai fait sa connaissance grâce à un de mes amis d’université, François, à l’époque, un jeune homme pour le moins original qui, plus tard, m’a fait penser au monsieur de Phocas de Jean Lorrain. Le photographe allemand s’appelait Aurel et son frère aîné était peintre C’est Aurel qui m’a fait vraiment entrer dans le monde de la photographie. Il m’a offert un livre de Lartigue que j’ai conservé précieusement sans oublier des albums de son travail personnel, un univers sombre et romantique. Plus tard, j’ai rencontré Stéphane, mon futur mari qui, s’il avait persévéré à l’âge de vingt ans, avait forcé la chance, serait, aujourd’hui, un photographe doublé d’un peintre reconnu. Stéphane avait et a toujours un don pour la photo. C’est avec lui, dans son laboratoire attenant à sa chambre, dans la maison familiale de la Bresse, que je me suis initiée au développement. C’est ensemble que nous avons découvert le travail d’Izis et de Salgado. Je l’ai toujours poussé à reprendre ses appareils, à se remettre au travail. Dans le port d’Essaouira, au Maroc, je me rappelle un moment de vraie communion. Il était parti faire des photos des bateaux, des hommes travaillant sur le carénage des navires sur cale et moi j’écrivais. Nous n’étions pas ensemble et pourtant nous étions dans un vrai moment de communion que nous avons plus tard retrouvée pendant notre tour du monde.

Je me suis passionnée pour le travail d’Edouard Boubat voici quelques années. J’ai découvert ce photographe un peu par hasard en achetant une carte postale reproduisant l’une de ces photos. On y voit un enfant observant la vitrine d’un magasin. L’enfant est habillé chaudement. Il fait froid. C’est l’hiver, un hiver pendant la guerre. C’est une petite fille. Son nez est collé sur la vitrine que la buée opacifie. Elle porte un bonnet et son manteau est parsemé de petits pois. Un homme se tient à ses côtés, sur sa droite. Sans doute son père. On ne voit de cet homme qu’un bout du manteau. La douceur et la candeur émanant du visage de l’enfant m’avaient tant touchée que j’en avais fait une chronique. Je recommence, une fois encore, grâce à une photo de Boubat, une carte postale achetée en Bretagne, à Concarneau ou à Quimper, l’an dernier, pendant les vacances de la Toussaint. J’ai longtemps observé cette photo et j’ai laissé mon imagination me raconter l’histoire de cette Bigoudène marchant vers la mer. Je n’ai pas réussi à savoir quand la photo avait été prise. Si cela vous amuse, je vais à présent vous compter l’histoire de Jeanne, Célestine, Marie. Vous saurez pourquoi elle est là sur cette plage, les pieds nus, tenant ses chaussures dans une main et son sac dans l’autre avec sa haute coiffe posée en équilibre sur sa tête.

Jeanne vivait depuis quelques semaines dans une maison de retraite, à Pont l’Abbé, en pays bigouden. Ses quatre enfants avaient pensé bien faire en confiant leur mère à une institution spécialisée. Pour faire face au coût que représentait son installation aux « chênes », ils avaient vendu la maison de leurs parents, celle où ils avaient grandi. Jeanne était veuve depuis plus de vingt ans. Ses enfants, surtout ses deux filles, n’étaient pas tranquilles de la savoir seule. Trois enfants avaient quitté la Bretagne pour s’établir à Paris, à Toulouse et à Strasbourg. Le plus proche vivait à Nantes. Les petits-enfants avaient leur vie. Les arrière-petits-enfants étaient tous rentrés à l’école. Jeanne s’était habituée à une forme de solitude. Quand ses enfants lui avaient fait part de leur inquiétude, elle avait fait ce qu’elle avait fait toute sa vie : dire oui pour faire plaisir. Maintenant, elle regardait les chênes depuis la fenêtre de sa chambre ou les grandes baies vitrées des pièces à vivre et elle s’ennuyait au milieu des autres résidents. Les parties de scrabble, de belote, les jeux de mémoire, les souvenirs d’enfance des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer répétés en boucle, cela la rendait triste. Jeanne n’avait jamais été déprimée. Elle savait qu’on pouvait ressentir de la mélancolie, avoir des idées noires, même se suicider (c’était malheureusement une chose assez répandue autour d’elle) mais, elle, elle avait toujours été gaie, heureuse du jour qui est là, réceptive à tous les plaisirs de la vie. Jeanne était entrée à l’âge de quatorze ans dans l’usine Hénaff. Elle sertissait les petites boîtes bleues. Elle travaillait à la chaîne. C’est dans l’usine qu’elle avait connu son mari. Tous les deux avaient mis leur énergie au service de cette entreprise familiale née en 1907, à Pouldreuzic. Son mari avait été un gentil mari, de ces gentils maris qui, les années passant, en viennent à considérer leur femme comme un meuble rassurant et confortable…un lit-clos !

Dans la maison de retraite, les résidents étaient astreints à un régime alimentaire assez sévère. Adieu galettes, pâté, andouillette, beurre salé et cidre fermier ! Cela aussi contribuait à rendre Jeanne triste.

Toute sa vie, Jeanne avait vécu près de l’océan. Elle était née à Combrit, près de Sainte-Marine, de l’autre côté de l’Odet. Par dessus tout, c’est son Atlantique qui lui manquait avec sa plage sans limites, ses vagues vivant au rythme des marées, sa ligne d’horizon, ses chalutiers rentrant au port et trainant dans leur sillage des nuées de goélands gourmands. Et puis, Jeanne voulait danser. Elle avait toujours aimé la danse, toutes les danses. Ses enfants ne le savaient pas mais dans les semaines qui avaient suivi la mort de son mari, Jeanne avait renoué avec son grand amour d’adolescence, Corentin. C’est Corentin qui, le premier, l’avait fait danser dans des bals le samedi. Les bals, c’était avant que Corentin s’engage dans la marine nationale. Un matin, avec son petit baluchon sur l’épaule, il était venu lui dire au revoir. Il ne voulait pas rester au pays et reprendre la ferme familiale. Il ne trouvait pas le courage d’affronter un père ne supportant pas la contestation et habitué à faire revenir à la raison ses enfants à coups de ceinturon. Quand Corentin était rentré au pays plus de vingt ans s’étaient écoulés. Ses parents étaient morts et la ferme avait été vendue. Au cimetière, devant la tombe couverte de bruyère, il avait pleuré sa mère et, rétrospectivement, son amour pour Jeanne, désormais mariée et mère de quatre enfants.

C’est après avoir lu dans le « Télégramme » que des étudiants à Paris défiaient les forces de l’ordre avec des pavés et des slogans libertaires que Jeanne avait pris la décision de quitter la maison de retraite. Elle allait tourner le dos à toutes ces vieilles femmes aux cheveux couleur hortensia et à ces vieux messieurs bougons et, parfois, libidineux. A quelques jours de son quatre-vingt-dixième anniversaire, il était plus que temps de prendre sa vie à bras le corps et d’assumer ses choix vis à vis de sa famille. Jeanne avait prévenu Corentin. Elle viendrait s’installer chez lui. Il la rejoindrait le dimanche 27 octobre 1968 sur la grande plage de l’île-Tudy à 8h00.

La veille du départ, Jeanne avait eu du mal à trouver le sommeil. Au réveil, il faisait encore nuit. Elle avait jeté quelques affaires dans son sac à main. Sa coiffe héritée de sa mère qui la tenait elle-même de sa propre mère, elle la porterait sur sa tête. Elle avait réussi à se faufiler dehors sans qu’on la voie et, elle avait attendu sur le bord de la route qu’une voiture passe. Une Golf rouge s’était arrêtée et le conducteur, un jeune homme étudiant à Nantes et rentré dans sa famille pour le week-end, l’avait fait monter à bord. Il sortait de boîte de nuit. Il avait pas mal bu, si bien qu’en voyant cette vieille dame avec sa coiffe sur la tête, il avait crû avoir rêvé ! Il avait accepté de la conduire jusqu’à la plage de l’île-Tudy. Ce n’était pas exactement sa route. Cela lui faisait même faire un large détour mais cette vieille dame était si sympathique qu’il avait envie de lui faire plaisir. Chemin faisant, elle avait eu le temps de lui raconter son histoire. Il avait garé sa voiture près de la plage et avait aidé Jeanne à descendre. Elle l’avait embrassé avec autant de chaleur et de spontanéité que s’il avait été l’un de ses petits-fils.

Renan, le jeune homme, était resté debout, appuyé à la portière de la voiture et avait regardé Jeanne marcher en direction de la plage. Il s’était mis à songer à Anne, « son » Anne de Bretagne qu’il avait quittée récemment. Maintenant, il ne savait plus exactement pourquoi il avait mis un terme à cette relation. Il sentit alors monter en lui l’envie impérieuse de la voir. C’était étonnant cette vieille Bigoudène avec sa coiffe sur la tête, à cette heure, sur la plage ! Sa silhouette se réfléchissait à la surface de l’eau. Le soleil finissait de sortir de l’océan. Jeanne avait respiré à pleins poumons l’odeur des embruns et des algues brunes. Elle avait retiré ses chaussures pour sentir le sable humide sous la plante de ses pieds. La marée remontait. Bientôt, les vagues viendraient lécher ses chevilles. Elle n’avait pas pensé à poser son sac. Tout à coup, elle se mit à rire. Elle pensait à la tête que ferait Corentin quand, tout à l’heure, il découvrirait qu’elle avait empilé dix boîtes de pâté Hénaff dans la tour en dentelles de sa coiffe. Renan en avait des dizaines sur la banquette arrière de sa voiture. A l’approche des examens, il avait fait des réserves. Il ne perdrait pas son temps en cuisine : une baguette, des cornichons, du bon pâté pur porc et le tour serait joué ! Voyant combien les petites boîtes bleues fascinaient sa passagère, il lui en avait donné dix !

Je dédie cette chronique à toutes les vieilles dames qui s’ennuient dans les maisons de retraite et auraient préféré pouvoir rester dans leur maison, à tous les amoureux, voileux ou pas,  de la petite boîte bleue et à ceux qui sont aux commandes de l’usine. Puissent-ils encore très longtemps lui conserver son âme et ne pas laisser entrer le loup dans la bergerie !

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

5 commentaires sur “Chronique photographique (histoire à partir de la Bigoudène de Boubat)

  1. Je n’en ai jamais mangé, du pâté Hénaff, mais je sens que je vais tenter ! 🙂
    Sinon, totalement d’accord avec toi : Picasso l’anthropophage dans toute sa splendeur…
    La dernière photo est celle que je préfère, avec celle de l’enfant derrière la vitre. 🙂

  2. Ma Caro,
    je te remercie pour tes deux commentaires. La manière dont Picasso a dévoré ses femmes m’a toujours rendue malade, si bien qu’hormis les périodes dites « bleue » et « rose », je n’arrive plus à apprécier son travail. C’était bel et bien un ogre. La photo illustrant ma tante n’est pas une photo la représentant car je ne l’ai pas en ma possession. Il s’agit d’une photo prise par Izys, un photographe que j’aime beaucoup.
    Le pâté Hénaff, pour les Bretons en général et les voileux en particulier, c’est une vraie culture! Si tu essaies, tu me feras part de ton expérience. J’ai même un petit livre qui explique comment le cuisiner. Je n’ai jamais encore visité l’usine situé en plein pays bigouden. J’ai pour cette entreprise familiale, une vraie tendresse!
    La photo de la petite fille prise par Boubat est si touchante…

  3. On se sent embarqué dans le début (ou la fin) d’un roman. C’est dommage que ça s’arrête si vite. Ton imagination fertile est prête pour le long cours. J’espère que tu trouveras le temps un jour…

  4. Mon artiste, je te remercie pour ton commentaire. Je t’attends, le matin, au point du jour, sur la grande plage de l’île-Tudy. Comme je serai partie devant, tu me retrouveras sur la gauche, marchant avec Fantôme, en direction de Sainte-Marine. J’aurai déjà des mots dans la tête. Tu auras ton appareil-photos autour du cou. A quand un carnet de voyage?

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