Voici trois ans, un médecin généraliste qui était venu faire des séances m’a adressé l’un de ses patients auquel il était attaché par des liens anciens. Un vendredi, à dix heures tapantes, j’ai entendu la sonnette retentir et j’ai ouvert la porte sur Pierre, sa grande silhouette, sa barbe, ses yeux au regard profond et sa dépression. Très vite, Pierre me donnait du « bel enfant » et, en lui, je trouvais quelque chose de ce grand-père maternel que nous n’avons jamais connu ma soeur et moi.
Pierre venait me voir car sous la pression de son médecin et de ses enfants, il avait enfin consenti à confier sa femme à une institution. Depuis de longues années, sa femme était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle avait réussi à donner le change feignant la surdité. Avant tout le monde, elle avait compris quelle maladie terrible s’installait et qu’il n’y aurait pas de dénouement heureux. Pierre et Claire s’étaient mariés à Valence. La mort d’un frère de Claire, tombé à Dien Bien Phu, les avait conduits à reporter la date du mariage. Bien que né et ayant grandi dans une famille très bourgeoise, dans la Sarthe, Pierre cultivait une forme de provocation assez forte par rapport à son milieu. Le mariage en grandes pompes, ce n’était pas son truc et il s’y était plié d’assez mauvaise grâce. Pierre et Claire s’étaient rencontrés un été sur une petite route de la Drôme. Il faisait très chaud. Claire et une de ses amies, Pierre et l’un des siens allaient se baigner dans une rivière. Entre eux, la reconnaissance avait été évidente.
Claire finissait des études pour devenir éducatrice. Sa famille, catholique pratiquante, était proche de Marthe Robin. Toute sa vie, Claire a lu et relu les pensées de Marthe Robin. Pierre m’avait prêté un ouvrage mais je n’ai pas réussi à me laisser gagner par les souffrances et les visions de Marthe. Si je crois plus en Jésus qu’en Dieu, je ne suis pas une mystique. Pendant cinquante ans, Marthe qui avait déjà été tant éprouvée par la maladie ne se nourrissait plus que d’hosties consacrées et revivait dans son corps la passion du Christ tous les vendredis. Ces formes de mysticisme s’expliquent pour moi par l’état psychologique de celui qui veut ardemment les vivre.
Pierre, de son côté, a été consultant et, longtemps, il aidait des cadres licenciés à retrouver un poste. Claire, elle, devait créer et administrer une maison pour handicapés et exercer deux mandats d’élue municipale. Claire et Pierre ont mené des vies d’engagements très forts tant dans leur métier respectif que dans différentes structures associatives. Après le génocide du Rwanda, ils ont accueilli des jeunes rescapés chez eux. Pierre et Claire étaient nés pour l’universel et, certainement, leurs enfants en auront souffert. Pour Pierre et Claire, leurs enfants avaient tout et n’avaient pas la possibilité d’exprimer autre chose que de la reconnaissance pour être nés dans une famille où rien ne semblait manquer. La retraite venue, Claire et Pierre sont partis en Afrique, au Mali. C’était le désir de Claire. Elle s’est investie dans une mission auprès des femmes enceintes et venant de mettre leur enfant au monde. C’est ainsi qu’elle s’est liée d’amitié avec une femme marabout qui lui a offert, au moment du départ, un linceul coloré. Claire devait régulièrement s’en draper pour que le linceul s’imprègne d’elle. Manière ô combien intelligente et subtile de faire ami avec la mort en l’acceptant petit à petit. Je ne sais pas si le corps de Claire a été mis dans le linceul. Il faudrait que je demande à Pierre.
Au retour d’Afrique, Pierre est devenu visiteur en prison puis il se rendait au chevet de personnes en fin de vie. Il avait été se former auprès de Marie de Hennezel. Jamais, il n’a cherché à vendre la foi en Dieu, en la vie éternelle à ceux qu’ils cherchaient à soulager et cela lui fut reproché par la paroisse…Claire et lui avaient, par ailleurs, été toujours très investis dans leur paroisse mais la foi de Pierre et celle de Claire étaient différentes.
Quand Claire était à la maison de retraite, Pierre allait la voir très souvent. Quand elle ne reconnaissait plus personne, son regard s’éclairait quand son mari arrivait. Elle lui disait qu’elle l’aimait. Claire avait basculé dans un monde dont nous ne savons rien. Elle était joyeuse, chantonnait et ses yeux étaient toujours lumineux. C’était terrible pour Pierre de voir son corps se réduire à une épure et ne plus pouvoir communiquer avec elle. Il savait que la foi de Claire était si forte que la mort à la vie terrestre ne l’inquiétait pas. Elle était prête depuis longtemps. Pierre, lui, n’était pas prêt à la perdre. Il se faisait, parfois, le reproche de ne pas avoir pris l’exacte mesure de la foi de sa femme.
Pendant nos séances, j’aidais Pierre à accepter cette décision, la solitude et, progressivement, à retrouver des forces en renouant avec un sommeil de meilleur qualité. Avec Claire, il avait pris l’habitude de vivre la nuit. Pierre me racontait son enfance dans une famille cadenassée, la réquisition de l’entreprise paternelle par les Allemands, sa grande fratrie, et, surtout, tous ses souvenirs heureux avec Claire. Ils avaient souvent passé des vacances l’été en famille à la montagne.
Pierre avait aimé être aux commandes de son existence, être celui qui décide, qui aide, qui prend soin. En revanche, ne se croyant pas tout à fait digne d’être aimé, la réciproque n’était pas vraie. Je savais la nature individualiste de Pierre aimant les autres à ses heures à lui et pouvant se fondre dans une vie communautaire sous réserve d’en avoir choisi les membres. Le retrouver dans cette chambre aux murs tendus de papier orangé m’a fait de la peine. C’est triste de voir une vie se résumer à une pièce et à quelques effets personnels. La décision de faire entrer Pierre dans une maison de retraite différente de celle qui avait accueillie sa femme s’était imposée car il ne supportait plus la solitude, les longs mois d’hiver, l’entretien d’une maison et, physiquement, se fragilisait. Ses enfants redoutaient une chute et, derrière, une vraie dépendance.
Quand nous avons rejoint les autres résidents dans la salle à manger, j’ai mesuré le fossé qui les séparait de Pierre. Presque tous les résidents (une majorité écrasante de femmes veuves) étaient assis dans des fauteuils roulants ou avaient des déambulateurs. Julien, un aide-soignant dont je connais la compagne, aidait certaines personnes à déjeuner. Certains résidents s’étouffaient quand d’autres piquaient du nez dans leur assiette. Comme c’était triste de voir cette concentration de personnes si dégradées physiquement, psychologiquement et moralement. A la fin du déjeuner, je n’avais qu’une envie: fuir! M’éloigner de cet endroit sinistre! J’étais si malheureuse pour Pierre. Comment pouvait-il survivre dans un tel environnement? Je pensais à cette phrase de Victor Hugo: « Je crois que la vieillesse arrive par les yeux, et qu’on vieillit plus vite à voir toujours des vieux! ». Je pensais à cette phrase même je suis loin de la partager et quand je vois la vitalité de notre mère née en 1940 qui s’est toujours plu au contact de personnes plus âgées et officie tous les vendredis dans une maison de retraite, j’ai la preuve inverse!
Avant d’aller déjeuner, Pierre m’a annoncé que sa maison avait été vendue et que ses enfants et petits-enfants étaient venus se partager ce qui pouvaient leur plaire ou leur être utile. Une page se tournait mais il n’en était pas affecté. Je savais que ce n’était pas tant sa maison qui lui manquait que le jardin ouvert sur la forêt et ses chevreuils qu’il avait eus tant de joie à observer surtout au printemps et en automne. Nous avons longuement parlé de ce que l’Eglise catholique traverse et de la nécessité de laisser les prêtres faire le choix ou pas de se marier et de fonder une famille. Nous avons aussi débattu autour de la question de la liberté, sujet cher à Pierre. Pierre était soulagé. Il avait tenu la promesse faite à Claire: celle de ne pas partir en premier. Maintenant, il était à nouveau libre de tenir ou pas, d’avoir encore envie d’aimer la vie ou de se laisser décrocher.
Le lendemain matin, je parlais de ma visite à Pierre avec Muguette qui était déjà dans son potager la bêche à la main. Elle trouvait cela affreux et espérait de tout son coeur ne pas mourir dans une maison de retraite. Notre grand-mère a eu la chance de demeurer chez elle. Elle était parfaitement autonome physiquement et a conservé jusqu’au bout une grande souplesse et beaucoup d’équilibre. Sans doute était-ce en lien avec une nature sportive. Notre maman allait la voir tous les jours. C’est elle qui lui faisait ses courses, s’assurait qu’elle prenait des repas équilibrés, préparait son pilulier et l’emmenait au laboratoire car ses problèmes cardiaques (elle avait fait un infarctus très grave à l’âge de 50 ans) nécessitaient des contrôles réguliers. Si, parfois, notre mère bousculait notre grand-mère car elle ne supportait pas de la voir baisser les bras, elle a été incroyablement gentille et présente. Notre mère, de son côté, nous dit depuis longtemps qu’elle ne pèsera ni sur ma soeur ni sur moi et ne tolérerait pas de venir vivre chez nous. Pour elle, les enfants n’ont pas vocation à faire vivre chez eux leurs parents diminués. Pour ce faire, elle se prive de beaucoup de choses et cela nous fait à ma soeur et à moi de la peine. S’empêcher de se faire plaisir pour préparer l’entrée dans le grand âge, cela est si triste! Mais, et c’est une réalité, les soins à domicile, les séjours plus ou moins prolongés dans des maisons de retraite sont très chers!
Je me dis que dans un monde idéal, ce serait merveilleux de pouvoir rester dans sa maison jusqu’à ce qu’on meurt. On conserverait ses habitudes, ses repères. Dans un monde idéal, les couples avanceraient dans le grand âge à deux. Les parents et grands-parents ayant su trouver la juste distance aimante et respectueuse vis à vis de leurs enfants et petits-enfants sauraient compter sur leur soutien tendre. Le moment venu ou la mort nous saisirait avec tendresse dans notre sommeil ou nous pourrions décider de l’heure et du jour où nous sommes prêts à partir. Je vous parle souvent de Muguette, de son arche de Noé et de son potager. Muguette qui a déjà complètement perdu la vue d’un oeil vit chez elle en parfaite autonomie car elle sait où se situe chaque chose. Ses deux fils viennent la voir à tour de rôle. Comme elle est drôle, possède une vraie sagesse, elle reçoit beaucoup de visites. Les petits enfants du voisinage aiment beaucoup venir lui rendre visite et nourrir avec elle les moutons Kiki et Nénette.
Vivre, c’est bel et bien apprendre à vieillir et à mourir. J’ai trouvé ce très beau poème que je ne connaissais pas et que je partage avec vous de François Fabié
Vieillir, se l’avouer à soi-même et le dire,
Tout haut, non pas pour voir protester les amis,
Mais pour y conformer ses goûts et s’interdire
Ce que la veille encore on se croyait permis.
Avec sincérité, dès que l’aube se lève,
Se bien persuader qu’on est plus vieux d’un jour.
À chaque cheveu blanc se séparer d’un rêve
Et lui dire tout bas un adieu sans retour.
Aux appétits grossiers, imposer d’âpres jeûnes,
Et nourrir son esprit d’un solide savoir ;
Devenir bon, devenir doux, aimer les jeunes
Comme on aima les fleurs, comme on aima l’espoir.
Se résigner à vivre un peu sur le rivage,
Tandis qu’ils vogueront sur les flots hasardeux,
Craindre d’être importun, sans devenir sauvage,
Se laisser ignorer tout en restant près d’eux.
Vaquer sans bruit aux soins que tout départ réclame,
Prier et faire un peu de bien autour de soi,
Sans négliger son corps, parer surtout son âme,
Chauffant l’un aux tisons, l’autre à l’antique foi,
Puis un jour s’en aller, sans trop causer d’alarmes,
Discrètement mourir, un peu comme on s’endort,
Pour que les tout petits ne versent pas de larmes
Et qu’ils ne sachent pas ce que c’est que la mort.
Ronces et lierres
A très bientôt!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner