Pour beaucoup de parents, les dates de naissance et les anniversaires de leurs enfants servent de points de repères forts, de rappels de tranches de vie. L’anniversaire des deux ans de Céleste et la naissance de Victoire marquent notre départ du Gard et notre arrivée dans le Loiret. La venue de Louis a sonné l’arrêt définitif d’une carrière à l’Université que la mort de notre père et mon départ de Paris avaient déjà largement écornée. J’ai longtemps nourri des regrets. Je radote. C’est normal. Le radotage est une des grandes vertus des pédagogues! J’adorais ma vie à Paris. J’adorais mes étudiants. Héritière d’une famille qui compte beaucoup de professeurs, j’avais la transmission du savoir dans le sang. Bien sûr, quand, pendant deux ans, j’ai été attachée temporaire d’enseignement et de recherche à temps plein et dispensais presque tous mes cours à un public de première année d’AES (filière très difficile mais, dans l’université où j’étais en poste, réservée à des jeunes qui n’avaient pas pu être acceptés ailleurs) absolument pas motivé, extraordinairement brassé, j’ai connu de vrais grands moments de solitude et me suis demandée si j’avais toujours le feu sacré.
Hier, nous avons vu un film remarquable « Les grands esprits » qui raconte comment un normalien, professeur de lettres à Henri IV -Denis Podalydes et tous les autres acteurs sont d’une incroyable justesse-, se retrouve dans un collège dans une banlieue difficile. Certains passages m’ont rappelé ce que j’avais parfois éprouvé. Je me souviens que j’impressionnais mes étudiants car, avant les premiers TD, j’allais voir mon ami Sahir, moitié éthiopien moitié somalien qui m’aidait, depuis le comptoir du « Royal Bleuets » à prononcer les prénoms et les noms de famille de mes futurs étudiants sans les écorcher. Je lisais dans le regard de certains que j’étais sans doute la première française à savoir prononcer leur nom de famille correctement. Je sentais qu’ils en étaient heureux et j’étais heureuse de le lire dans leurs yeux. J’ai un souvenir très précis d’un étudiant comorien plus âgé que moi. Il avait beaucoup de mal en droit civil mais voulait y arriver. Toutes les semaines, je l’autorisais à me rendre un devoir que je corrigeais. A la fin de l’année, il a obtenu de très bons résultats. Je me rappelle aussi cette jeune fille d’origine turque qui avait fugué de chez elle car elle savait que ses parents avaient pour projet, l’été venu, de la marier à un homme plus âgé et de la laisser en Turquie. Je l’avais aidée à trouver du soutien auprès de structures.
J’ai longtemps nourri des regrets autour de cette vie qui me correspondait, me nourrissait, me faisait ressentir une incroyable liberté comme on peut l’éprouver sur une bicyclette, les cheveux au vent, dans une robe légère, par un jour de début d’été ou de fin de printemps. Comme j’aimais marcher la nuit dans Paris, sentir, au détour d’un square, l’odeur de la glycine, enjamber la Seine, rester des heures à la terrasse d’un café et écrire! Tous les jours, je savourais cette joie de vivre à Paris. J’étais une héroïne de roman qui ne se voyait pas arriver au point final.
Maintenant, c’est fini. La sophrologie m’a permis d’apprendre à vivre dans le moment présent, à aimer regarder mes tulipes pousser, écouter, soir et matin, les gazouillis des oisillons, observer la Lune, énorme, entre les branches du bouleau argenté, me satisfaire de mes grands voyages immobiles, visiter des expositions parisiennes par le truchement de sites sur Youtube, la lecture de numéros hors série de Télérama ou du Figaro et aussi, le plus souvent, à me pencher pour ramasser toutes les affaires que le trio abandonne aux quatre coins de la longère plutôt que de crier, sentir ma pression artérielle monter, venir frapper à la porte de mes tympans et retomber dans l’indifférence générale après que j’aie frôlé l’accident vasculaire cérébrale. Un matin ou un soir, je ne sais plus, je me suis fâchée si fort contre tous les habitants de la maisonnée, sauf Fantôme, que j’ai longtemps souffert d’acouphènes. Lorsqu’ils reviennent, je sais que j’entre dans la zone rouge.
Quand mes patientes me disent admirer mon calme, ma sérénité, je ne crains pas de leur expliquer que je suis exactement comme elles quand le quotidien me pèse, que je n’en peux plus de faire tourner une machine à laver le linge tous les deux jours, de tirer des chasses d’eau, de découvrir les traces grasses des doigts des enfants sur les baies vitrées, de ne jamais retrouver ma brosse à cheveux dans ma trousse de toilettes mais, toujours ou très souvent, dans les affaires de mes filles, mon peignoir bleu ciel mouillé, en boule, façon chat après l’orage, dans la chambre de notre aînée, les reliefs de repas de Louis dans mon bureau, les tâches rouges que ses doigts laissent un peu partout après qu’ils aient barbouillé les visages et les corps de ses valeureux combattants agonisant sur les tapis d’Orient, des papiers de bonbons oubliés dans les poches des pantalons et, après un cycle aquatique, incrustés dans les fibres, d’aller prendre un bain ou une douche en dernier, de glisser sur le sol humide, de rincer la baignoire, de ramasser des chaussettes et des culottes laissées à l’abandon avec des airs de radeau de la méduse, de sentir que je m’endors devant un film ou une série, de m’entendre demander « On a quoi pour le dîner? », « Elles sont où mes baskets pour le gymnase? », « Tu as signé mon papier pour la sortie scolaire? », « Tu as fait un ourlet à mon pantalon? », « Tu pourras venir me chercher à 16hOO? », « Tu pourras m’emmener à 10h00? », qu’on me colle sous le nez la dernière vidéo de Norman aussi drôle soit-elle et que notre Céleste qui aura quinze ans le quinze septembre continue de pousser la porte de notre chambre à deux heures, à quatre heures du matin quand je dors profondément pour me dire « Maman, je n’arrive plus à dormir ».
Me sentir parfois si excédée, si épuisée me rend triste car j’aime profondément nos enfants, que je savais avoir l’énergie pour en avoir davantage mais que les conditions de vie qui sont les nôtres ne sont pas optimales. J’ai adoré être enceinte. Enfin, il me semblait que mon corps avait trouvé sa véritable utilité: porter la vie. Comme toutes les femmes, j’aurais tant aimé que ces grossesses se déroulent dans un contexte simple, que tout soit fluide, que je n’aie pas d’inquiétude. Cela n’a jamais été le cas. Toutes les femmes enceintes qui ont désiré leur grossesse aspirent à sentir une sorte de bulle autour d’elles mais elles peuvent être fragilisées par des deuils, des compagnons qu’elles ne sentent pas prêts à devenir des pères, des problèmes liés à l’avenir professionnel, des pertes de repères, des périodes de solitude, des tensions familiales fortes.
Quand j’ai attendu notre aînée, cela faisait plus d’un an que nous étions rentrés de ce tour du monde, de ce rêve que Stéphane nourrissait depuis ses vingt ans et dans lequel j’avais consenti à le rejoindre. Quand on aime, on n’a pas le droit de priver l’autre de son rêve. Nous vivions dans le Gard. Ma thèse était à l’état de jachère. Je n’enseignais plus. Je cherchais un poste de juriste en droit privé avec une dimension éthique et médicale. De son côté, Stéphane, après une mission dans la salaison où je l’avais vu travailler à s’en rendre malade, à en perdre le sommeil, avait décidé de peindre et de passer du temps auprès de son père qui lui apprendrait sa technique de fabrication des couleurs, des toiles et pourrait le guider dans ses premières compositions. Bien que Stéphane soit avant tout un photographe, il avait reçu le don du dessin et ressentait ce besoin de se rapprocher d’un père qui avançait en âge et chez lequel les échanges passaient beaucoup par sa passion pour la peinture.
J’avais été reçue par la directrice des affaires juridiques du CHU de Montpellier. L’entretien s’était très bien passé. Le poste était pour moi. J’étais à la fois heureuse et angoissée. Heureuse car le poste était passionnant, bien rémunéré et Montpellier, une belle ville vivante et étudiante. Angoissée car le poste était très exigeant, que j’étais au tout début de ma grossesse et allais devoir le dire. Au bout de quinze jours, Joséphine, la directrice, m’appelait pour m’annoncer que le poste avait été préempté en interne. Dans les heures qui ont suivi, j’ai eu des saignements. La gynécologue qui me suivait m’a reçue dans l’après-midi. Un vendredi. J’étais sous la menace d’une fausse-couche (quel mot horrible!). Si, lundi, les saignements n’avaient pas cessé, nous revenions la voir et je serais alors admise en gynécologie. Ce bébé que j’avais commencé à attendre en Inde, à la fin de notre voyage et qui s’était décidé à devenir une réalité à Noël en 2002, décrochait. Pendant deux jours, je lui ai parlé. Je lui ai demandé de lutter et il l’a fait. Voici l’explication du choix du prénom Céleste. Un prénom qu’avec ses yeux si bleus elle porte à merveille.
Au tout début de ma chronique, je parlais des anniversaires. Vendredi dernier, notre Victoire fêtait ses treize ans. Bien que, dans la nuit, Céleste, au milieu de ses épreuves de brevet blanc, m’ait réveillée, j’avais tenu ma promesse faite à Victoire la veille: la réveiller à l’heure officielle de sa naissance, 5h43. Elle était ravie de me voir arriver et la serrer dans mes bras pour lui souhaiter un très joyeux anniversaire. Ce jour-là, elle n’a pas soufflé ses bougies mais je lui avais préparé des crêpes pour le petit-déjeuner et lui avais acheté des oeufs de caille dont elle raffole et que son papa, le soir, a écalé avec patience. Le lendemain matin, après une matinée marché et boutiques, les amies de Victoire et de Léa, sa jumelle, arrivaient. C’était la septième fois que les deux amies célébraient leur anniversaire ensemble. Tout l’après-midi, les filles et leurs amies ont fait du vélo, de la trottinette, de l’overboard et sauté dans le trampoline. Céleste avait invité Léna et Louis, Erwan. Céleste gardait Léna à dormir et, le soir venu, Louis quittait la volière et se délocalisait chez Erwan. J’étais ravie que Séverine, la maman, me propose de repartir avec Louis. Les gâteaux au chocolat de la maman de Léa et la tarte aux fraises de notre boulanger ont été vite engloutis par nos jeunes filles en fleur.
Après les douches, le groupe des cinq adolescentes de treize ans pomponnées, parfumées, enduites de crème au monoï, prenait place dans le Volvo conduit par Stéphane. Direction, le Macdo. Les filles qui se connaissent depuis la maternelle avaient décidé de s’offrir un bain d’enfance. Plus que les double hamburgers chargés en hormones, c’étaient les jeux qui les attiraient. De mon côté, j’organisais le dortoir sur la mezzanine et Céleste et Léna se lançaient dans la préparation d’une pizza à quatre mains avant de faire sauter des pop-corn salés et sucrés pour la future séance de cinéma. A vingt-trois heures, le groupe des treize ans était installé devant un film comique et le groupe des bientôt quinze ans était étendu dans le grand lit de Céleste et regardait, en gloussant, un film d’horreur les volets grands ouverts sur les bruits de la nuit. Histoire d’avoir encore plus peur?
Dimanche, à huit heures trente, toutes nos jeunes filles, réveillées, avec six heures de sommeil derrière les paupières, étaient réunies autour de la table du petit-déjeuner sur laquelle les attendaient croissants, brioches, chaussons aux pommes et pain frais. Quand je revenais dans la cuisine, je trouvais tout en plan. Je souriais en pensant que toutes étaient entrées dans l’adolescence. Victoire, Léa et leurs amies avaient toutes gagnées les rives de ce monde où on ne fait absolument plus rien sans y être invité. Après s’être habillé et avoir partiellement rassemblé leurs affaires, le quintette repartait jouer dehors. Il faisait un temps magnifique. J’étais ravie qu’elles en profitent. Je m’amusais de les voir sauter dans le trampoline. J’étais émue de les voir changer et devenir des jeunes filles. « Jeune fille », j’avais cette expression en horreur quand j’avais leur âge et, à la seconde, me mettais à haïr toute personne osant dire: « Anne-Lorraine est devenue une vraie jeune fille ». En gommant toute trace de changement physique, l’anorexie saurait vite me mettre à l’abri de ce genre de remarque.
Vers une heure trente, la porte se refermait sur Victoire, Céleste, Fantôme, Stéphane et moi. Les parents étaient restés et nous avions partagé un apéritif largement entamé par nos filles. Louis n’était pas encore rentré. Comme la maison était calme! J’en profitais pour aller regarder les tulipes rapportées d’Amsterdam par l’une de mes filleules et constater que les bouts des doigts du sapin ne s’étaient pas encore couverts de jeunes pouces d’un vert si tendre que, chaque année, je dois résister à l’envie de croquer dedans!
Avant de plonger dans un sommeil lourd qui ne serait pas interrompu par un contrôleur de la SNCF bougon me pressant de descendre du train pour me retrouver sur un quai dans une gare perdue au milieu de nulle part, je pensais que j’aimerais réaliser pour chacun de nos trois enfants un album contenant des photos de tous leurs anniversaires fêtés tant avec leurs amis qu’avec les membres de leur famille. C’est si désolant de laisser toutes les photos prisonnières des mémoires des ordinateurs!
Prochain grand rassemblement d’adolescents les 15 et 16 septembre pour les quinze ans de Céleste. D’ici-là, pour marquer la fin du collège pour Céleste, de l’école primaire pour Louis et permettre à Victoire et à Léa de retrouver les amies rencontrées en colonie en juillet dernier, nous avons le projet d’organiser deux jours sous tente le long de la Loire avec les meilleurs amis de nos trois enfants et leurs parents. Consacrer du temps et de l’énergie à fabriquer de bons souvenirs, c’est une activité qui me plait beaucoup!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner