Chronique d’un début d’année sans un compagnon fidèle

Pendant douze ans, Fantôme a occupé une place très importante dans mes chroniques comme les chats chez Colette ou la montagne chez Tesson. Le matin, quand j’écrivais un post pour les réseaux sociaux, le plus souvent, il était illustré par une photo de Fantôme. En 2012, j’ai fait la connaissance de Muguette qui habitait près de la maison. Nous avions eu une altercation assez vive avec son mari après que Fantôme soit entré dans l’enclos des moutons et leur ait fait peur. Fantôme et Muguette s’adoraient! Pendant de longues années, tous les matins, nous avons rejoint Muguette chez elle et, avec Pépette, nous allions dans la grange et retrouvions Kiki et Nénette, les deux seuls moutons que Muguette avait tenus à garder après avoir brutalement perdu son mari. Leur mère était morte en leur donnant la vie. Muguette et son mari avaient veillé sur eux. Ils les avaient nourris au biberon rempli de lait de chèvre, baignés dans l’évier de la cuisine avant de les laver dans la baignoire. Ils dormaient sur le grand canapé en cuir noir avec les autres animaux, deux chiens et un chat. J’ai toujours pensé que Muguette avait un faible pour Kiki dont elle se défendait. Un matin, Kiki avait réussi à sortir de l’étable et avait traversé la route. Il voulait retrouver les lieux où il avait vécu durablement près de la mare et du verger. Muguette n’arrivait pas à le faire rentrer. Fantôme et moi nous étions éclipsés tant Muguette était en colère. C’est Eugène qui avait été appelé en renfort et avait réussi à venir à bout de la fugue de Kiki.

Tous les matins, c’était le même rituel: Muguette plongeait son bras tenant une petite casserole bleue dans un grand bidon bleu contenant du grain. Elle retirait le loquet en bois tenant la porte menant sur l’étable. J’aimais bien ces matins où le soleil inondait les lieux s’invitant par un grand morceau de plexiglass. Muguette jetait le grain dans une mangeoire, changeait l’eau, tous les deux jours en été, une eau tirée du puits dont Fantôme raffolait tant elle était fraiche et non traitée. Nénette poussait Kiki qui n’était pas content d’un coup sec du bassin. Muguette remettait de la paille. Cela sentait bon. Nénette s’installait sur un ballot tandis que Fantôme attendait le moment où Muguette distribuerait en trois parts égales les morceaux de pain sec. Quand il faisait très chaud, Muguette découpait avec un gros couteau les baguettes que des gens lui laissaient et elle étendait le pain sur une table à l’étage de sa maison, là où, autrefois, son fils ainé avait sa chambre. On atteignait cet étage par un escalier très raide dont le tapis recouvrant les marches était élimé. J’avais peur que Muguette qui ne voyait plus beaucoup avec ses pauvres yeux gagnés par la DMLA ne dégringole. Je savais qu’elle descendait les marches sur les fesses. En haut de l’escalier, un coffre bleu sur lequel étaient peints une lune et un soleil. Pépette aimait bien s’y installer pour profiter de la chaleur du soleil montant.

Nous en avons passé des heures dans cette partie de la maison. Muguette et Pépette sur les marches et moi sur un fauteuil de jardin. Muguette tenait à rester sur du dur. Il y avait les seaux contenant les morceaux de pain, les pommes sur une table, les couteaux de cuisine, les bouts de ficelle, une toile cirée qui ne collait jamais car Muguette a toujours été une vraie fée du logis. Presque toute l’année, Muguette portait un bonnet vissé sur sa tête, souvent à l’envers, une robe d’intérieur retenue à la taille par une ceinture en cuir, une veste dont les poches étaient toujours pleine et des crocs ou trop grandes ou trop petites. Un matin, les moutons n’étaient plus là et je ne devais jamais retourner sous le hangar et dans la grange. Le hasard avait voulu que je passe en voiture le jour où son fils cadet les faisait monter dans sa fourgonnette et mon coeur s’était serré en pensant à ce que cela représentait pour Muguette et pour les deux moutons. Ils partaient dans une ferme pédagogique. Cela fera bientôt deux ans et je m’étais promis d’aller les voir. J’avais écrit à la dame qui s’occupe de la ferme mais elle ne m’a jamais répondu. Muguette avait pris cette décision car sa vue baissait et qu’elle avait peur, un matin, que Kiki la renverse car il était très fort. Pendant deux ou trois jours, Fantôme et moi avions préféré ne pas aller la voir. Muguette est de ces femmes qui enfouissent leur chagrin sous de grosses pierres et toutes ces peines rentrées finissent par faire très mal.

Je voyais l’univers de Muguette rétrécir et sa peine grandir. Elle avait renoncé aux moutons, celle qu’elle aimait comme la fille qu’elle n’avait pas eue était repartie la retraite venue dans sa région natale. Pompom qui l’aidait tant dans le potager avait vendu sa maison et vivait désormais dans un immeuble en ville pour le plus grand bonheur de sa compagne qui n’aimait pas la campagne. Je le voyais parfois marchant autour du lac et ayant certainement trouvé des gens avec lesquels échanger du côté des jardins ouvriers. Une famille de Parisiens à laquelle elle était attachée depuis plus de 50 ans avait aussi vendu sa résidence secondaire au décès de la grand-mère dont le mari était l’un des libraires d’une institution de la rive gauche: la Hune, librairie-galerie depuis 1949 située au 170 du boulevard Saint Germain.

On lui avait aussi retiré son poêle Morvan sur lequel elle mettait de l’eau à chauffer dans une vieille bouilloire, faisait mijoter des plats en sauce et cuisait la mixture des poules. Le départ de Françoise avait terriblement secoué Muguette comme celui des moutons et de tous les êtres qui avaient compté pour elle. Il restait encore une amie d’enfance venant lui acheter des oeufs une fois par semaine, des neveux charmants, des amis fabuleux qui composaient avec son mauvais caractère.

J’avais déjà accepté beaucoup de choses de la part d’une Muguette que la vie avait durcie estimant que tout ce que j’apprenais à son contact, toute cette sage philosophie qu’elle me transmettait sans le savoir l’emportaient sur ses sautes d’humeur. Et puis, un matin, s’est allé trop loin. Comme j’étais fragilisée depuis deux mois par des problèmes de vertige et des interrogations sur le sens à donner à mon existence, j’ai pris la décision de ne plus jamais revenir. Eugène qui avait toujours pris ombrage de me présence grandissante et instruit mon procès à charge et à décharge quand je prenais toujours sa défense (Muguette pouvait se montrer très injuste, voire méchante) devait jubiler. Il ne me trouverait plus le matin dans la cuisine ou dans le potager quand il arrivait pour boire le café qu’il préparait lui-même et qu’on jour ils se tutoyaient ou se voussoyaient, s’appelaient par leur prénom ou se donnaient du monsieur L ou du madame J.

C’était à notre retour de Balagne en juillet. Pendant de longues semaines, Fantôme a été très malheureux de ne plus voir Muguette. Il s’arrêtait systématiquement devant le portail ou devant le potager quand elle y était. J’étais très triste d’infliger ça à Fantôme et à Pépette qui aimait se lover sur mes jambes quand nous étions dans la cuisine. Je me suis demandée si cela n’avait pas rendu Fantôme malade. Certains animaux sont des éponges. Fantôme était un berger australien à haut potentiel émotionnel. Déjà en 2021, nous avions traversé un drame qui avait laissé des traces et dont je n’ai presque pas parlé. Quand Fantôme est tombé malade, je l’ai écrit au fils de Muguette avec lequel je m’entends bien même si nous avions croisé le fer. Il m’avait prêté des intentions que je n’avais pas et que j’avais analysé, peut-être à tort, comme une forme de jalousie. Je l’ai prévenu quand nous avons perdu Fantôme. Je savais qu’il comprendrait cette peine immense que seuls les gens qui ont tissé avec leurs bêtes un lien fort ou ceux qui ont de l’empathie peuvent comprendre. J’ai su aujourd’hui qu’il en avait parlé à sa maman qui a trouvé que Fantôme était bien jeune pour mourir. Les grands chiens n’ont malheureusement pas la même espérance de vie que les petits comme Pépette qui a 17 ans.

Récemment, j’ai pleuré avec l’une de mes amies qui ne s’est, sept ans après, pas encore remise de la morte de leur chienne. Nous avons pleuré toutes les deux dans sa cuisine au-dessus d’un café froid tandis qu’une galette des rois gonflait dans le four. Cette amie et son mari ont fait le choix de ne pas fonder une famille. Leur chienne était comme un enfant. Elle m’a expliqué combien elle avait été soulagée que le vétérinaire vienne chez eux en hiver pour endormir leur chienne qui marchait très mal et avait déjà fait deux AVC. Elle ne voulait pas, sur un parking d’une clinique, être obligée de contenir sa peine devant les autres. Là, ensemble, ils avaient pleuré à chaudes larmes sans gêne sans retenue aucune. Quand je lui ai raconté que nous avions attendu plus d’une heure devant la clinique bondée alors que j’avais demandé à l’assistante un moment calme, elle avait été en colère même si nous savons que le nombre de vétérinaires est en baisse et que l’activité d’un cabinet n’est pas prévisible. A cette époque, il nous arrivait encore d’avoir de vrais hivers avec des températures sous -10°. A avait obtenu de son mari qu’il creuse la tombe de l’autre côté de la mare, en bordure de forêt. Le matin du 19 décembre, à la faveur d’un redoux, Stéphane, pleurant, avait creusé la tombe de Fantôme. Nous n’avons pas un très grande jardin et nous avions été très bousculés que depuis la terrasse où il était installé, Fantôme puisse voir Stéphane creuser la terre.

Jusqu’au bout, j’avais espéré que notre Fantôme ferme ses yeux à la maison et que nous n’ayons pas à l’emmener à la clinique. J’ai écrit au vétérinaire que je connaissais le mieux et avec lequel je croyais, en 12 ans, avoir noué un lien cordial et qui a été si glacial la dernière fois que je suis venue chercher des croquettes spéciales et deux bouteilles de pansement gastrique. Je lui ai écrit que je ne reviendrai plus chez eux. Je lui ai fait part de ce sentiment d’abandon que j’avais éprouvé dés lors que nous avions exprimé notre volonté de ne pas soumettre Fantôme à une biopsie inutile et douloureuse. Par le passé, il m’est souvent arrivé d’écrire des lettres dont l’une s’adressait à un ancien Premier Ministre, une autre au chef de service, inhumain, de la réanimation du Kremlin-Bicêtre, encore une autre à un ex-beau-frère et une dernière à une amie qui ne l’est plus sans les envoyer mais sans les jeter non plus. Elles sont toutes dans un tiroir du bureau de notre grand-père sur lequel Victoire aime réviser. Parfois, le seul fait de poser par écrit ce qu’on a sur le coeur suffit à s’apaiser. Là, il fallait que ma lettre parte et elle est partie avec le dernier timbre rouge de ma vie que j’ai hésité à conserver comme témoin d’une époque révolue.

L’année dernière, j’ai cessé de voir Muguette et Pépette. Maintenant, j’avance sans Fantôme et je mesure tous les jours le bonheur que ce fut de l’avoir dans ma vie. Pas un seul matin sans qu’il ne me manifeste pas sa joie de me voir. Pas une seule journée sans une promenade partagée autour du plateau. Pas un petit-déjeuner sans sa présence à ma gauche à la table. Pas une préparation de repas sans qu’il soit à mes côtés. Pas un retour à la maison qui ne soit fêté. Un animal, c’est le compagnon idéal qui n’est jamais grognon, en colère, à fond de cale. Le compagnon idéal qui ne vous culpabilise jamais, ne vous demande pas l’impossible. Le compagnon idéal qui vous aime jour après jour vraiment comme vous êtes et se satisfait de tout!

Mercredi, notre maman fera étape chez nous et elle sera triste de ne pas être accueillie par Fantôme qu’il fallait parfois tenir tant il était heureux de la voir. Il se précipitait sur elle comme il le faisait pour tous les membres aimés de la famille alors qu’elle était encore assise dans sa voiture. Sa joie s’exprimait par sa voix grave qu’il modulait comme un éléphant de mer. Depuis le début d’année, notre petit chat se couche sur le canapé rouge de Fantôme ce qu’il ne faisait pas avant. Il doit y retrouver les odeurs de son grand compagnon qui acceptait tout de lui: qu’il boive dans son seau, qu’il mange dans sa gamelle, qu’il joue avec sa grande queue panachée et qu’il soit autorisée à dormir sur les lits.

Aux beaux jours, je sèmerai sur la tombe de Fantôme des cosmos. Ces jolis fleurs éclaireront les derniers feux de l’été et mourront aux premières gelées.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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