Je ne sais pas vous mais, moi, des amis très chers, j’en ai perdus beaucoup. J’en ai perdus avec les déménagements que le métier de notre père nous imposait. J’en ai perdus parce que nous n’arrivions plus à regarder dans la même direction, que, dés lors, nos chemins se séparaient. J’ai décidé d’en laisser filer car j’étais lasse d’être celle qui nourrit la relation, provoque les rencontres, organise les fêtes, donne des nouvelles. De tous mes amis, il en est un que je ne pourrai jamais me résoudre à perdre. Dieu sait pourtant que notre amitié n’a pas été simple tant, en apparence, nos modes de vie divergent, nos tempéraments sont opposés. Nos échanges pouvaient ressembler au choc des Titans!
Nous nous sommes connus sur un coup de tonnerre landais, au-dessus d’une ratatouille, face à la lune pleine tandis que nous prenions un bain de minuit. Ce que nous avons en commun, c’est le feu. Mais, cet ami, lui, sait aussi manier la glace et vous soumettre à des douches écossaises redoutables. Quand je pense à lui forcément je pense à ces mots si célèbres de Montaigne évoquant La Boétie: « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Parfois, il n’y a rien d’autre à dire. Il m’inflige depuis bientôt trente ans tout ce que je peux détester: arriver à l’improviste, me faire attendre, pire, m’oublier…n’être jamais là où on l’attend et, en même temps, savoir toujours répondre présent en cas de gros problème. Il est une des très rares personnes à avoir été capable de me donner un sentiment d’assurance, de réconfort quand, je sais, qu’il en a si longtemps manqué.
Il est rétif à l’analyse, à l’introspection. A vingt ans, je m’amusais à le soumettre aux tests estivaux du Point ou de l’Express. Mon père qui voyait au-delà des apparences l’avait tout de suite adopté. Ensuite, il l’a aidé à partir faire un VSNE à Londres dans un cabinet d’avocat. Il se réalise dans la finance depuis de très longues années comme tant d’autres de mes amis proches. Il a très bien gagné sa vie travaillant sans relâche et, pourtant, il a toujours gardé la tête froide, les pieds sur terre. Il n’a pas basculé dans ce monde étrange dans lequel évoluent souvent les expatriés, un monde qui les éloigne tout à fait de l’existence menée par le commun des mortels. Il a su épouser sans doute la seule femme sur terre qui pouvait l’accompagner dans la durée car elle sait accepter sa nature arlésienne, ses humeurs « courant d’air », sa difficulté à se couler dans une vie à deux ordinaire, son besoin d’absolue liberté.
Il est ma part libre, la partie de moi qui n’a de comptes à rendre à personne, voyage, apprend des langues étrangères, se coule dans des cultures différentes: une sorte de Lawrence d’Arabie. D’ailleurs, j’ai toujours pensé qu’il aurait été pour des services de renseignement un agent épatant! Il aime l’ombre, conseiller à l’abri du soleil brûlant de l’Arabie, méditer dans un hamac suspendu dans le jardin d’une maison plantée sur une petite ile de la Malaisie, se promener le long d’une plage à Oman, déjeuner à la terrasse d’un restaurant donnant sur un petit port au Liban. Maintenant, il va aimer contempler l’océan depuis la propriété qu’il a acquise en Bretagne pour donner à ses deux enfants des racines françaises. Je ne sais pas encore dans quelle partie de la Bretagne mais je pense que ce n’est pas la mienne, le Finistère sud mais plutôt les Côtes d’Armor là où il a une partie de ses souvenirs de vacances avec ses parents et sa fratrie.
Entre nous, la complicité intellectuelle a été instantanée. Je lui ai fait découvrir des romans de Déon et d’Assouline. Il m’a fait connaître Woodehouse et Hesse. Il connait tous les miens: mes parents, ma soeur, mon mari, mes enfants et même notre berger australien, notre Fantôme. Nous avons des amis en commun. Je ne connais personne parmi les siens mais sa mère et moi échangeons une ou deux fois par an. Nous n’avons pas osé braver l’interdiction qui nous était faite de nous rencontrer.
La place qu’il a prise dans ma vie quand nous nous sommes installés à la campagne était bien supérieure à celle que j’occupais dans la sienne. Je ne conseillais pas des émirs saoudiens ou qataris. Je ne vivais pas entre Kuala-Lumpur, Londres et Manama, n’attendais pas toutes les semaines des avions dans des salles d’embarquement climatisées et feutrées, ne subissais pas les effets délétères du décalage horaire, des changements radicaux de température, ne me retrouvais pas dans des colloques internationaux, ne dinais pas entre un ministre de l’économie, le PDG de BNP-Paribas et un marchand d’armes, ne passais pas de l’anglais à l’arabe et du malaisien au mandarin et qui sait, peut-être bientôt, à l’ouzbek et au…breton! La Bretagne est un pays à part entière et en posséder la langue doit vous ouvrir en grand les portes de la « celtitude ».
J’essayais de retrouver des marques, un équilibre dans le déséquilibre, de me remettre en scelle professionnellement, d’élever nos trois enfants sans soutien extérieur. J’apprenais à contempler chaque jour un peu plus la nature qui m’environne, à m’ancrer dans le présent, à me nourrir de belles rencontres, à retenir l’essentiel, à suspendre le temps dans son vol. Si la mort de notre père ne m’avait pas déviée de ma voie universitaire, nos vies auraient été moins différentes. Entre les cours, les réunions, les conférences, les articles, les voyages et les étudiants en thèse, j’aurais été bien occupée. Sans compter que je serais restée à Paris.
Quand nous nous sommes connus, j’étais rebelle, fantasque, féministe, aux antipodes des jeunes femmes qu’il était habituée à rencontrer. Je ne m’habillais pas en tailleur et ne me grandissais pas en me perchant sur des talons hauts. Je portais de grandes robes en Liberty, des jeans, des espadrilles, des longs cheveux libres et ne me maquillais pas. J’imagine que je devais être « rafraîchissante » et depuis presque toujours en dehors du cadre.
Pendant notre tour du monde, cet ami avait glissé une carte du monde sous les dossiers de son bureau. A l’époque, il occupait un poste très exigeant et exposé à la tête d’un département des fusions et acquisitions d’une grande banque d’affaires. Il était l’un des très rares de nos proches à nous suivre vraiment dans nos déplacements. Il trouvait cela génial que Stéphane et moi vivions cette expérience que tant de personnes rêvent de connaître sans jamais oser se jeter à l’eau. Il avait été question qu’il nous rejoigne à La Paz mais sa femme était trop avancée dans sa seconde grossesse pour qu’il s’éloigne des siens. J’aurais vraiment été heureuse qu’il partage avec nous un bout de notre aventure.
En septembre 2017, nous nous sommes blessés l’un l’autre. J’attendais trop. Il se sentait débordé. Pendant presque deux ans, je n’ai plus eu aucune nouvelle. Ce silence durait si longtemps que j’avais fini par me dire que notre amitié s’était vraiment perdue. Pendant ces longs mois, je suis passée par la colère, la tristesse, le manque, l’espoir, l’attente. J’ai continué à écrire pour partager un film, un documentaire, une musique, une émotion, une tranche de vie mais mes messages semblaient se perdre dans l’immensité du Rub Al-Khali, le « quart vide ». C’est d’ailleurs sur une piste traversant ce désert que mon ami avait eu un accident de voiture. Son 4×4 avait fait des tonneaux. Il était seul. La nuit était tombée. Ce sont des Bédouins qui l’avaient secouru. Le fait qu’il parle parfaitement l’arabe avait certainement été très utile. En revenant à lui, ses premières pensées avaient été pour ses deux enfants.
Voici quelques jours, au petit matin, j’ai trouvé un mail de cet ami. J’étais si heureuse! Bien sûr, dans la foulée, je me serais attendue à ce qu’il m’appelle et que nous décidions d’un moment pour nous voir mais cela aurait été trop simple!
Il m’a précédée dans la cinquième décade. Je l’ai toujours exhorté à prendre le temps, à profiter du moment présent, à contempler les étoiles. Je pense qu’après avoir vécu plus de vingt-cinq ans entre Londres, la Malaisie et le Moyen-Orient, il est comme le saumon. Il ressent ce besoin de renouer avec les eaux de sa naissance, de retrouver sa terre, sa culture et tout ce qu’il y a d’agréable en France. Il n’a jamais vraiment aimé les grandes villes. Il est plus heureux dans un environnement calme, au contact de la nature. Maintenant, je vais l’imaginer marchant sur une grande plage le long de l’océan, cultivant son jardin, lisant devant un bon feu de cheminée, sirotant un verre de whisky irlandais avec son chien à ses pieds comme dans un roman de Michel Déon. Manqueront alors seulement les poneys sauvages.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Très belle chronique d’une amitié éternelle!
Merci pour ce petit mot. Toi qui m’accompagnes depuis maintenant presque 22 ans sais l’importance que revêt pour moi cette belle amitié.
Devant un bon feu de cheminée peuvent se retrouver aussi des amis discutant à bâtons rompus de la vie et de bien d’autres choses… cette scène je l’imagine se concrétiser bientôt.
L’amitié est une bien belle expérience qui peut connaître des rebondissements encore et encore.
Ma chère Fari, ce serait merveilleux, en effet. Je t’embrasse avec affection