Dimanche, la nuit est tombée sur Paris. Des plaques de verglas font briller les trottoirs. Des pans de neige s’accrochent encore aux toits des immeubles. Dans le hall ouvert aux quatre vents de la gare de Bercy, un jeune homme plaque des accords sur les touches du piano. De futurs passagers réchauffent leurs doigts sur des gobelets contenant du café ou du chocolat. Au quai S, l’Intercité Paris/Nevers a le bon goût de s’inviter avec de l’avance. On s’y précipite. Une lumière digne d’un bloc opératoire jette sur les visages une couleur blafarde. On s’effeuille: bonnets, gants, écharpes et manteaux. Certains écoutent de la musique, d’autres lisent ou cherchent à somnoler.
Je tire du dessus de ma valise le premier tome de La recherche du temps perdu acheté en mai 2022 avec ma soeur et une partie de nos enfants dans la librairie du musée d’histoire et d’art du judaïsme. Une exposition temporaire interrogeait les racines juives de Marcel Proust. Elle avait pour titre: « Marcel Proust, du côté de la mère ». Elle était organisée à l’occasion des cent ans de la mort de l’auteur. Je n’avais jamais encore osé entrer dans ce grand oeuvre qu’est la Recherche. Je crois que j’étais à la fois intimidée par l’entreprise et refroidie par l’ampleur du monument. Comment allais-je réussir à lire les sept tomes? En sautant enfin le pas, je mesure combien Proust était un fin analyste de l’âme humaine et combien son écriture a quelque chose d’hypnotique. Je ne suis pas certaine que tous les mots de toutes les phrases de toutes les pages touchent vraiment mon cerveau mais je suis emportée par la mélodie. Enfin, je comprends toute l’histoire de la fameuse madeleine. Les odeurs, je les convoque souvent dans mon cabinet de sophrologue en sabots. Elles aident à faire remonter à la surface de la mémoire des souvenirs heureux comme elles sont un moyen ludique pour développer la concentration des enfants.
A l’automne dernier, sur l’un des rayons de la médiathèque, j’avais emprunté un essai de Laure Murat: Proust, roman familial qui s’est vu décerner le prix Médicis. J’y avais découvert l’éducation des plus strictes que l’autrice et sa fratrie avaient reçue pour pouvoir tenir leur rang en toutes circonstances, que des membres de sa famille tant paternelle que maternelle sont cités sous leurs vrais noms ou des noms d’emprunt dans la Recherche et que pour avoir révélé à sa mère son homosexualité, Laure Murat ne la reverrait plus. L’autrice montre combien, dans ce petit milieu persuadé de posséder les bons codes, les vraies clés, il est essentiel de juguler ses émotions. Pleurer la mort d’un fils, c’est se donner en spectacle.
Une voix féminine annonce la fermeture imminente des portes. Quelques retardataires remontent l’allée centrale en quête d’une place. Certains laissent dans leur sillage une odeur forte de tabac froid. Le train s’ébranle et file dans l’obscurité. Le calme est momentanément rompu par la voix puissante du contrôleur vérifiant les titres de transport. Paris commence à s’éloigner. Paris, ma chambre à moi, clin d’oeil à Virginia Woolf. Je suis arrivée mercredi en fin d’après-midi. Craignant la neige et le verglas du jeudi et leurs répercussions sur la circulation des trains, j’avais avancé ma venue de quelques heures. Au moment où j’arrivais à hauteur de l’immeuble de ma soeur, je voyais sautiller notre nièce, Boucle d’Or, suivie par sa grand-mère, notre maman. Je l’appelais et elle venait se jeter dans mes bras. Ma soeur et son camarade de très longue date étaient en résidence à Trappes avec leur troupe. Ils travaillaient sur leur prochaine création. La ville ne pouvant pas les loger, ils étaient obligés de passer quatre heures dans les transports. Un thé tardif, de la brioche, des échanges et notre maman venue s’occuper de Boucle d’Or repartait chez elle un peu avant que ma soeur et son camarade ne passent la porte fourbus et frigorifiés.
Le matin, en regardant par la fenêtre, je découvre plusieurs centimètres de neige recouvrant les trottoirs et les véhicules. La neige a toujours quelque chose de profondément poétique mais dans un pays qui a perdu l’habitude des hivers rigoureux, elle est vite synonyme de pagaille et de danger quand, la nuit, il gèle et que le sol se transforme en miroir. Ma soeur et son camarade auront du mal à gagner Trappes. Notre maman restera chez elle. Boucle d’Or glisse sa main dans la mienne et nous prenons le chemin de l’école, un chemin qui monte. Les petits chiens portent des manteaux. Les sapins abandonnés après Noël accueillent ce manteau blanc comme un dernier cadeau. Dans quelques heures, quand la nuit sera tombée, que les trottoirs glisseront, que les petites chiens porteront toujours leurs manteaux, Charlotte m’apprendra que le repas du déjeuner n’a pas été servi et que les enfants ont mangé du pain de la veille et le goûter glissé dans le cartable pour le temps de la garderie. Les parents seront très en colère devant le manque d’anticipation de la société, filiale de Sodexo, qui approvisionne plusieurs écoles dans Paris.
Les filles ont aimé l’exposition que le musée Maillol consacre aux quarante ans de carrière du peintre congolais, Chéri Samba. Je décide d’aller découvrir son univers haut en couleurs. En famille, nous avions vraiment adoré l’exposition que la fondation Cartier avait consacré aux peintres du Congo. Quand je sors du métro à la station Rue du Bac, le ciel s’éclaire mais l’air est glacial. Je presse le pas jusqu’à la rue de Grenelle. Personne devant le musée et la grille encore tirée. Quand ma soeur et moi étions venues admirer les photographies d’Elliott Erwitt, c’est à peine si on pouvait circuler dans les salles du musée! Quelques mots échangés avec le gardien et la jeune femme qui édite les billets et me voici devant les toiles. Je suis la seule visiteuse. C’est la première fois que cela m’arrive et c’est une sensation étrange! Chéri Samba interroge l’époque coloniale, ses conséquences pour l’Afrique, les effets du réchauffement climatique et le rôle de la femme. Chéri Samba a pour particularité d’écrire de grandes phrases sur ses toiles. Elles sont là pour faire réfléchir, bousculer, parfois aussi faire rire. J’ai du mal à entrer vraiment dans l’univers du peintre.
Au deuxième étage, je m’assieds un long moment devant une toile de Maillol que j’aime beaucoup. Elle représente une femme assise sur un banc à l’ombre d’un arbre. Une ombrelle blanche à pois bleus est posée à gauche de la femme perdue dans ses pensées. Taches de lumière et d’ombre jouent ensemble laissant deviner la chaleur de la journée. Cette toile est très apaisante. Je marche jusqu’au métro Solférino. J’aimerais flâner entre les allées de la librairie Julliard. La dernière fois, l’été dernier, nous y étions avec ma soeur et deux de ses enfants. J’avais offert à son fils des livres pour son anniversaire prochain. Quelle tristesse: le lieu est vide. Plus de livres dans les devantures, plus de lumière. De retour sur le plateau, j’apprendrai que le vaisseau amiral a quitté le boulevard Saint-Germain devenu trop cher pour le boulevard Raspail.
Un peu avant seize heures, me voici à Neuilly, au niveau du métro Sablons. Le froid est toujours vif. J’ai mon rendez-vous annuel avec l’endocrinologue qui a pris le relais du médecin que j’aimais tant et que je voyais à la Pitié, toujours un vendredi. Personne dans la salle d’attente. La porte du cabinet est entrouverte. Je patiente puisque c’est le devoir du patient de prendre patience. Le docteur M vient me chercher. Elle porte une veste et des bottes. Elle a le dos très droit comme celles et ceux qui pratiquent l’équitation. Elle prend son temps, me pose beaucoup de questions. Je ressors avec les traditionnelles ordonnances pour une année.
Notre ainée me rejoint chez ma soeur et nous partageons un thé/brioche. Boucle d’Or est ravie de retrouver sa cousine. La grande et la petite cousine ont vécu deux ans ensemble. Une très forte complicité les unit. Nous disputons une partie de cache-cache endiablée. Passage éclair de l’amoureux de Céleste et d’une amie commune et ma soeur et son camarade sont de retour moins fatigués que la veille. Les échanges se prolongent autour de la table du dîner.
Vendredi, virée dans le Marais. Rue Quicampoix, je pousse la porte de la galerie Semiose où Françoise Pétrovitch expose quelques toiles et une sculpture. Avant, j’échange avec l’une de mes patientes dont la maison a été cambriolée alors que son mari et elle étaient à la montagne. Elle est assez choquée. Je m’efforce de la rassurer du mieux que je peux. Les vols peuvent être vécus comme des viols de l’intimité et engendrer des peurs. Nous nous rappellerons dans quelques jours. J’ai découvert Françoise Pétrovitch quand elle exposait au musée de la vie romantique. J’avais été très sensible au regard qu’elle porte sur les adolescents, ce temps passerelle entre deux états. J’avais aimé la simplicité de cette femme qui enseigne dans une école d’art et vit donc au contact de grands adolescents. Elle sait capter leur énergie, leur manque de confiance, la manière dont ils sont ensemble tout en restant à côté.
Un peu plus loin, un peu plus tard, je monte les marches enneigées de la bibliothèque François Mitterrand. Avant que je quitte Paris, il m’était arrivé de venir y mener des recherches pour ma thèse avec des amies. Je n’aimais pas cet endroit dans lequel je me sentais perdue. Je lui préférais la bibliothèque Cujas, près du Panthéon, où j’avais fini par me sentir chez moi. Je longe le quai du Port. Des photos de Kate Berry sont exposées dans un lieu appelé Quai de la photo. Dans la piscine Joséphine Baker, une nageuse marche dans un couloir. Le soleil lèche les toits des immeubles modernes. Le vent est toujours glacial. Notre ainée me rejoint. Elle porte de grandes lunettes de soleil et un manteau bleu marine. Elle me reconnait à mon bonnet orange. Toutes deux découvrons 300 tirages couvrant 150 d’histoire de la photographie en noir et blanc. Cette exposition aurait dû se tenir au Grand Palais en 2020 mais l’épidémie de Covid en avait décidé autrement. A l’époque, des reproductions avaient été affichées dans le métro et le RER notamment à Luxembourg. L’exposition rend compte de la magie du noir et blanc quand il s’agit de jouer sur les contrastes, les jeux d’ombre, les matières. Une nouvelle fois, je me rends compte que je reconnais toujours le travail d’un Boubat ou d’un Ronis et que leur sensibilité entre en résonance avec la mienne.
La station bibliothèque François Mitterrand est épouvantable! Je n’y étais encore jamais descendue. Tout de suite, je pense à Bienvenue à Gattaca. Tout est démesuré. Un groupe prend un cours de gymnastique. Ce visage de Paris m’est étranger. Je suis heureuse de le quitter. Un thé, de la brioche, un cache-cache avec Boucle d’Or et sa grande cousine, une maman qui rentre plus tôt et va pouvoir souffler, un saut de puce chez Julia pour faire la connaissance de l’un de leurs amis et voir à quoi ressemble son petit nid, une soirée entre soeur et le jour se lève sur samedi, jour de mon départ après un dernier déjeuner en famille.
Devant la gare, Stéphane est venu m’accueillir. C’est agréable, parfois, de se sentir attendue. Les jours commencent à s’étirer. Les roses de Noël ont fleuri sur la tombe de Fantôme. Avant de partir à Paris, j’avais appris la mort de l’un de mes patients. Déjà très fragilisé, le Covid a eu raison de ses forces. J’ai eu beaucoup de peine pour sa femme car c’était un couple très fusionnel, leur fille unique et leurs trois petits-enfants dont il s’était beaucoup occupé. Il cherchait à dissimuler son anxiété derrière un rire fluté et ses yeux brillaient dés qu’il parlait de festivals de musique classique. Un monsieur tout en finesse.
A très bientôt,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner