Chronique d’une fin d’été

Ce matin, encore, je pousse les volets sur un ciel piqué d’étoiles qui me rappelle des nuits en Grèce ou au Chili, dans le parc national de Villarica. Nous avions monté notre tente, fait un feu et regardé les étoiles avec Amy, jeune australienne voyageant seule qui s’était égarée sur le sentier. Les fougères arborescentes étaient grandes comme des arbres. Le feu crépitait. Depuis plusieurs jours, la lumière, le matin, est magique. Cette lumière dorée et douce de fin d’été. Celle qui envoie ceux de ma génération, grâce à Joe Dassin, sur une plage où les amants terribles continuent de s’aimer même quand l’amour est mort car ils évoluent dans une toile de Marie Laurencin. Joe Dassin, ce n’était pas seulement un bel homme au sourire ultra brite qui portait des costumes blancs mais un esprit très bien fait et cultivé. Du sarrasin, il ne reste plus que quelques centimètres de tige rouge. Sous la fenêtre d’Ar Men, le ballet des cars scolaires a repris ponctuant nos journées matin et soir.

Hier, dans la cuisine de Muguette, une serpillère dans l’évier, des oeufs dans une corbeille, son vieux réveil jazz qu’elle emporte partout avec elle comme si le temps allait l’oublier, la laisser sur une voie de garage. Le dimanche, Muguette remonte sa pendule avant 8h00. Hier, Muguette est repartie dans ses souvenirs à la ferme, en Seine et Marne, à Beaumont-en-Gâtinais, chez les Chevallier. Après que le fils se soit tué dans un accident de voiture à 40 ans, la ferme a périclité. Personne ne l’a reprise. Muguette me parle des 200 litres de lait tirés tous les jours: une traite à 5h00 et une autre à 17h00. Avant Noël, pour le boucher qui faisait du boudin blanc, il fallait faire vêler les vaches. Une partie de la production était achetée par des particuliers ou par l’hospice. C’est Tic-Tic qui faisait les livraisons avec la charrette. Il s’occupait des 25 chevaux de traite. Il tressait leur crinière et enduisait leurs sabots de graisse. Sandor, le Hongrois, sans femme ni enfant était l’homme à tout faire. Il n’avait qu’un point faible: il n’arrivait pas à se lever le matin sans doute car Sandor s’endort! Il y avait aussi les Italiens des Pouilles qui passaient six mois par an à la ferme. Le patron allait les chercher à la gare à Paris. Ils emportaient de gros morceaux de parmesan, un peu de leur terre natale. Les tablées étaient toujours joyeuses. Tout le monde travaillait dur mais tout le monde savait s’amuser, rire, se détendre. Le 31 décembre, la fête battait son plein. On ne dormait pas de la nuit mais, le 1er janvier, chacun était à son poste. Muguette est nostalgique de cette époque où elle a vécu simplement dans une ambiance familiale chaleureuse. Elle était la plus jeune. On prenait soin d’elle. Elle retrouvait sa maman une fois par mois. Au début, c’était dur. Muguette avait beaucoup pleuré mais, ensuite, elle s’était attachée à sa nouvelle famille et avait été malheureuse de la quitter pour se marier et revenir dans un pays auquel étaient associés trop de souvenirs douloureux.

Hier, Muguette est très en forme. Une de ses amies qui a exactement le même âge qu’elle arrive pour chercher des oeufs. Elle a laissé deux boites en plastique qui peuvent chacune contenir une douzaine d’oeufs. Muguette n’en a que 18. Simone paie d’avance les 24. Elle repassera demain. Elle s’en va chez un de ses fils à la Commodité. Le nom de cette petite ville m’a toujours amusée! On y trouve un relais et château dont la table est très prisée jusqu’à Paris. Simone était en voyage avec un groupe de retraités à Mûr-de-Bretagne dans les Côtes d’Armor. Sa valise a été oubliée par le conducteur du car à l’hôtel. J’ai vu Simone dimanche à la première messe célébrée par notre nouveau Père, Ernst, originaire d’Haïti. Cette messe était également célébrée en souvenir de l’une des nièces de Simone, morte à l’âge de 71 ans. Polyglotte, sa nièce avait été recrutée par l’ONU et avait vécu aux Etats-Unis où elle avait rencontré son futur mari né en Inde. C’était ce grand homme mince au premier rang qui consolait sa belle-soeur. Simone me glissait qu’elle avait trouvé le nouveau Père très bel homme comme l’est aussi le mari de sa nièce. Simone est veuve depuis 20 ans et elle est très sensible au charme masculin. Muguette a été chez l’opticien avec son fils cadet et n’en revient pas du prix d’un verre: 220 euros! Sachant que Muguette vend sa douzaine d’oeufs 2 euros, il faut en vendre pour se rembourser ses nouvelles lunettes! Les oeufs de Muguette sont si bons et si naturellement bio qu’elle devrait en augmenter le prix. Le prix d’une boite de 6 oeufs bio peut aller jusqu’à 5 euros!

Tandis que nous bavardons, nous entendons les moissonneuses qui finissent d’avaler le sarrasin dans les champs. Muguette s’amuse de ce que le fils de son neveu envisage de planter des topinanbours. Je me rappelle que notre père se moquait gentiment du retour du pain noir quand, dans son enfance, on rêvait de manger du pain blanc. Depuis que Franck a fait découvrir les sushis à sa maman que Muguette a tout de suite rebaptisés « chouchis » surnom qu’elle donne aussi maintenant à Victoire ils en mangent souvent. C’est pratique et c’est frais.

Cette nuit, à 4h00, ce n’est pas le contrôleur sanglé dans son costume impeccable qui me tire de mon sommeil profond mais la violence de l’orage se déchaînant au-dessus du plateau. Je me précipite pour fermer la fenêtre que Louis laisse toujours ouverte dans sa chambre. Je me demande où Cookie s’est abrité et si les moutons de Muguette ont peur des éclairs. Les orages m’ont toujours plu sans doute car ils parlent à ce qu’il y a de tempétueux et de volcanique en moi. Notre père se moquait de moi en me comparant à Chateaubriand contemplant les éléments déchaînés depuis sa Bretagne natale.

Samedi, j’ai terminé la lecture aussi passionnante qu’inspirante de « Leçons d’un siècle de vie » du sociologue Edgar Morin. Je me suis vraiment plongée avec délice dans cet ouvrage dont l’écriture est limpide. Edgar Morin nous montre qu’on peut entrer dans le grand âge en continuant de mener une vie riche de partages, de projets et d’amour complice. J’ai beaucoup aimé la manière dont Edgar Morin parle de ses origines très mélangées et de cette mère qui a cherché à interrompre sa grossesse quand elle le portait et qu’il a perdue quand il avait dix ans. Je me reconnais dans la pensée de cet homme qui n’a jamais voulu se laisser enfermer dans une seule discipline, a toujours cherché la transversalité, mesuré la complexité du monde et de l’homme et a, dés 1972 avec la publication du rapport Meadows, cherché à attirer l’attention de ses contemporains sur les atteintes répétées portées par les actions humaines à la planète. Edgar Morin n’est jamais dans le jugement. Il se remet en question avec une très grande humilité reconnaissant ainsi son erreur en ayant voulu croire dans les lendemains qui chantent du communisme. C’est un homme profond et drôle qui vit en pleine conscience chaque jour qui est déjà demain. Son livre se termine sur des mémentos et je ne résiste pas au plaisir de citer celui que j’ai préféré: « Vivre c’est naviguer sur un océans d’incertitudes en se ravitaillant dans des îles de certitudes. »

Demain, notre fille aînée aura dix-huit ans. Comme tout est allé si vite! Dans quelques jours, elle partira à Paris chez ma soeur et préparera son entrée future dans un IFSI. De ses amis, elle est la dernière à quitter le nid. Toutes et tous sont déjà installés dans des studios ou des chambres universitaires. Tous, déjà, ont fait l’expérience des soirées seules, des courses, de la préparation des repas et des grandes journées de cours. Céleste est l’une des rares qui va quitter son petit cocon tout en trouvant un autre. Premier pas sur le chemin de l’autonomie et poursuite du travail de détachement avec les parents. Louis sera seul avec nous sauf le mercredi et les fins de semaine lorsque Victoire reviendra de l’internat. Pour nous tous, les repères traditionnels changent. Nos vies se réinventent. Demain, Céleste fêtera ses 18 ans en famille et une surprise l’attend. Samedi, ses amies les plus proches viendront à la maison. Les filles monteront les tentes. Ce sera la première fois que les amies se retrouvent ensemble depuis la fin du lycée. Elles en auront des choses à se raconter!

A très bientôt!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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