J’ai écrit cette chronique le 23 mai 2016. Je l’exhume pour témoigner de ce que, pendant les mois de confinement, pas un seul jour ne s’est écoulé sans que je mesure notre chance d’avoir une maison avec un jardin, une piscine et un accès direct sur la nature. Tous les jours, j’ai pensé à tous ceux qui vivaient confinés dans des appartements et dans des villes où tous les parcs et jardins avaient été fermés. Je ne sais pas comment j’aurais traversé cette période rendue très complexe par la fermeture du cabinet si j’avais été enfermée entre quelques murs. Tous les jours, avec Fantôme, j’ai marché ou fait du vélo depuis la maison en poussant le portillon vert. J’ai pu me ressourcer auprès de la nature et tenter d’apaiser la colère qui grondait en moi.
Nos enfants ont eu la chance de pouvoir s’étendre dans des transats, de faire de la gym au soleil et de se baigner. Séparée de mes patients, j’ai eu du temps à consacrer à l’école à la maison et à la préparation des repas. Mes amis en télétravail n’ont pas pu ou seulement très peu accompagné leurs enfants. Comme tant d’autres familles, nous avons mis à profit cette période pour retourner un petit bout de terre dans le jardin et y semer radis, carottes, thym, persil et salades. Les salades commencent à s’arrondir. Les radis sont délicieux.
Je n’ai jamais pu vraiment profiter de ce temps à part qui bousculait nos vies et nous contraignait à nous réinventer car je pensais à tous ceux qui souffraient de l’enfermement, de la solitude et de maltraitance, aux enfants éloignés de l’école et du savoir, à tout ce retard pris qui ne se rattraperai jamais, aux patients mourant seuls dans des services de réanimation, aux résidents des maisons de retraite de plus en plus malheureux sans la visite de leurs proches, aux familles dépendantes de l’aide alimentaire aux quatre coins de la planète et aux vagues de faillite d’entreprises à venir. Par ailleurs, je redoutais que mon cabinet ait du mal à repartir. Je ne me trompais guère. C’est très dur moralement de s’être autant investie dans son métier, de ne jamais avoir compté son temps et son énergie, de ne pas avoir pensé son cabinet en terme de rentabilité et d’avoir le sentiment que tout est à refaire ou presque!
Après deux mois et demi de vie de famille à temps plein, je trouve que nous nous en sortons plutôt pas mal. Bien sûr, il y a eu des tensions autour des taches ménagères, des horaires de coucher des enfants qui très vite se sont imaginés en vacances et de ce que je manquais de temps pour moi mais, dans l’ensemble, nous arrivons à cohabiter. Là encore, la maison et le jardin aident beaucoup! On peut se soustraire à la présence des autres. Paris étant privé de presque tout ce qui fait son charme, j’ai été libérée de son manque qui, parfois, peut être cruel.
Ce matin, en arrivant chez Muguette, je l’ai trouvée dans son potager avec Bruno et Eugène. Elle faisait couler l’eau de son puits entre les rangées de pommes de terre. Bruno était à peine parti sur son vélo de course que Gérard, la mémoire des Godards, le dieu des monologues, le spécialiste des anecdotes tristes, s’annonçait au portail. Dans un sac, il apportait de la verdure pour Coco, le coq de Muguette. Eugène bêchait près des plants de tomate. Pépette prenait le soleil non loin du thym citronné. Je taquinais Muguette en lui lançant qu’elle était la femme la plus courtisée des Godards. Elle avait, comme souvent, une ficelle autour du cou. Eugène rétorquait: « Vous êtes jalouse? ». Je lui répondais qu’en effet j’étais jalouse du succès de Muguette, de son magnifique potager, de ses crocs, de sa ficelle en guise de collier et de ses chaussettes violettes. En voyant s’avancer Gérard qui est aussi le roi du semis qu’il fait vraiment au cordeau, Muguette me prenait l’avant-bras et me soufflait: « J’en ai pour des heures! ».
La chronique écrite le 23 mai 2016.
Si, quand j’avais vingt ans, une diseuse de bonne aventure, promenant son sourire doré et ses larges jupes sur le macadam parisien, avait lu dans ma main que j’irais vivre à la campagne, je ne l’aurais jamais crû ! Le bac en poche, c’est sans regret que j’avais quitté la Province dont, enfant et adolescente, j’avais connu la Moselle, la Sarthe, la Charente-Maritime et le Tarn, avec une échappée belle à la Martinique. J’avais vécu deux ans à Paris de l’âge de trois à cinq ans et j’y venais régulièrement chez notre grand-mère maternelle. Bien que j’aie été très malheureuse à Paris dans ma toute petite enfance car j’étouffais dans un appartement après avoir connu le luxe d’une grande maison avec jardin et que ma pauvre mère n’ait pas su comment canaliser l’énergie débordante de cette petite fille qui ne tenait pas en place, c’est grâce aux séjours chez notre grand-mère que j’ai associé de manière indélébile Paris à des mots tels que « liberté », « curiosité », « arts » et « salon de thé ». Notre grand-mère faisait de nos séjours avec elle des moments magiques. C’est vraiment à elle que je dois cet amour pour Paris et, plus particulièrement, sa rive droite. Elle était résolument « rive droite ». Toute sa vie se déroulait de ce côté-ci de la seine et elle ne ressentait jamais l’envie d’aller voir de l’autre côté ce qui s’y passait. Quand elle y allait, c’était pour rendre visite à deux de ses frères qui avaient élu domicile dans le quatorzième, du côté du boulevard Brune, non loin de la porte d’Orléans.
Je me sentais si bien à Paris ! L’énergie de cette ville qui ne dort jamais, même pas d’un seul œil, me convenait tant que je ne pensais pas, un jour, pouvoir vivre ailleurs. N’imaginant même pas la vie dans une grande ville de Province comme Marseille, Lyon, Nantes ou Bordeaux, comment aurais-je pu envisager mon quotidien à la campagne ? La campagne, je trouvais cela merveilleux mais pour les week-end et, d’ailleurs, comme les petites filles qui rêvent au prince charmant et à la belle robe qu’elles porteront le jour où elles se marieront, je rêvais que, peut-être, un jour, je posséderais une maison à la campagne. Une maison à laquelle on aurait accédé en empruntant une longue allée plantée de chênes. Une maison dans laquelle on aurait invité un nombre incalculable d’amis et où on aurait dîné devant une grande cheminée. Dans cette maison, bien sûr, les parquets auraient craqué sous les pas des marcheurs. On aurait cessé d’essayer de déloger les araignées suspendues dans des toiles immenses. L’automne, on serait revenus de la forêt avec des paniers remplis de cèpes qu’on aurait fait poêler. L’hiver, on serait rentrés tout boueux de grandes promenades dans les bois et on se serait laissés tomber dans des canapés douillets. Au printemps, on aurait célébré le réveil de la nature. En été, on aurait dîné dehors dans le parfum délicieux des blés muris et des foins coupés. Bien sûr, il aurait fallu travailler beaucoup pour pouvoir faire face aux frais d’une maison de campagne. Il aurait fallu s’armer de patience le vendredi et le dimanche soir dans les embouteillages. Mais, en même temps , il aurait été tellement indécent alors de pleurer sur de tels petits problèmes !
La campagne, je la voyais de loin et pour des week-end ou des vacances. J’avais vécu à la campagne, dans la Sarthe et dans le Tarn. Dans la Sarthe, nous sommes restées dix-huit mois dans un petit village, Saint Pavace, situé à quelques kilomètres du Mans, dans un château du XVIIème siècle, « Chêne de Cœur » dont l’aile droite était habitée par une comtesse délicieuse née en Angleterre et dont le mari était mort. La maison ne lui appartenait plus. Elle était passée entre les mains de neveux et de nièces qui lui permettaient d’y demeurer et louaient la partie la plus confortable pour pouvoir s’acquitter des charges. En décidant de louer l’aile gauche entièrement chauffée au fioul, notre père offrait à notre mère un retour en enfance, dans la propriété située en Eure-et-Loir d’une partie de sa famille paternelle. Même si notre père travaillait désormais à Paris, nous avons été très heureuses dans cette immense maison. Nous gelions en hiver. Dans la Sarthe, à l’époque, il était fréquent que la température tombe à -15. Le matin, notre mère jetait de l’eau bouillante sur le pare-brise de sa vieille 4L pour le dégivrer plus vite. Ma sœur et moi montions à l’arrière et elle nous emmitouflait dans un manteau de fourrure. Le temps d’arriver à l’école, nous nous étions rendormies ! Réo, notre chienne, était toujours du voyage. Rébecca, le cocker que nos parents avait reçu en cadeau de mariage et que la mère de notre grand-mère maternelle, Vosgienne, avait sommé nos parents de débaptiser pour ne surtout pas heurter la sensibilité de la communauté juive messine, restait à la maison.
Le vent s’engouffrait partout comme dans un moulin faisant vibrer portes et fenêtres. Les parquets craquaient. Les souris terrorisaient notre mère. La légende voulait qu’une âme ait erré dans le château avant qu’un prêtre, en la libérant de ses tourments, lui permette enfin de gagner le repos éternel. La chambre que ma sœur et moi partagions dissimulait une pièce dans laquelle des aviateurs anglais avaient été cachés par la comtesse. Cette dame au corps menu, aux cheveux blancs et aux yeux myosotis avait un caractère très fort. Notre mère et elle sympathisèrent très vite. Elles allaient parfois au cinéma toutes les deux et je restais avec ma sœur. Inutile de dire qu’entre les craquements lugubres, les portes s’ouvrant seules sous la poussée du vent, les histoires d’âme errante et d’aviateurs anglais cachés dans notre chambre, je ne trouvais pas le sommeil tant que notre mère n’était pas rentrée. De temps en temps, un vieil ami abbé venait célébrer la messe dans la chapelle attenante à la salle à manger. Notre mère aspirait, nettoyait et s’assurait que les vêtements sacerdotaux étaient bien repassés. Avec le recul, quand je pense à cette époque, je revois un vieux film admirable « la vie de château », réalisé par Jean-Paul Rappeneau et sorti sur nos écrans en 1966. Il raconte comment l’arrivée d’un parachutiste français venu préparer le débarquement des alliés bouleverse le quotidien tranquille d’une famille vivant dans un château en Basse-Normandie. Philippe Noiret, en châtelain passif, Catherine Deneuve en épouse désireuse de connaître Paris et Mary Marquet, en mère dynamique de Philippe Noiret sont tous trois remarquables.
Quelques années plus tard et, également parce que notre père partait prendre de nouvelles fonctions à Paris, nous avons élu domicile dans un petit hameau perdu dans le Tarn, au-dessus de la ville de Castres. La maison était une résidence de vacances appartenant à un ambassadeur de France à la retraite. Il n’y avait pas de chauffage. La glace prenait dans les toilettes. Nous vivions essentiellement dans la cuisine chauffée par un poêle et je révisais dans mon lit. Cette année-là, j’étais très malheureuse et, sur les conseils de Josette Minet, notre professeur de philosophie, je convertissais ma souffrance en autant d’heures de travail. Isolée dans un hameau dont l’âge moyen des rares résidents était de quatre-vingts ans, avec pour seule compagnie un troupeau de moutons broutant sous ma fenêtre, face au relief de la Montagne Noire, le travail était ma planche de salut. Ma tristesse ne m’empêchait pas d’admirer le paysage. Les couchers de soleil sur la Montagne Noire étaient magnifiques et, la nuit, j’aimais entendre les moutons déambuler dans le grand champs en contre-bas. C’est dans ce hameau, un soir d’été, que j’ai vu un ver luisant. Je suis restée longtemps à l’observer. J’ai bien fait car je n’en ai plus jamais revu, sauf dans l’histoire pour enfants « Alban, le ver luisant ».
J’ai toujours été sensible à la nature. J’ai toujours pris le temps d’observer ce qui m’entoure : les nuages filant dans le ciel, la rosée du matin déposée sur les brins d’herbe, les gouttes de pluie suspendues aux feuilles des arbres, les oiseaux picorant des miettes de pain, les bourgeons en formation, les fleurs de la glycine commençant à se dérouler telles les fougères dans les allées des forêts bretonnes, les pousses d’un vert tendre des sapins au printemps, l’escargot traversant la route pluvieuse, le ballet de la libellule, le saut de la reinette, les branches du saule pleureur caressant l’eau de la rivière. Je savais contempler la nature avant de venir vivre à la campagne.
En septembre, cela fera onze ans que nous habitons dans un petit village du Loiret, à quelques kilomètres de Montargis. Je n’ai jamais vu de carte ancienne du village mais, de toute évidence, excepté la place centrale avec l’église et les maisons et les commerces bordant la route principale, le village, très étendu, était constitué de fermes espacées les unes des autres par des hectares de terres. Une configuration classique pour un village. La maison que nous occupons était une étable rattachée à une ferme. Notre maison est située sur un plateau dont les champs, cette année, donneront du colza, du maïs et du blé. J’exerce donc mon métier de sophrologue en zone rurale et je consulte en sabots, des sabots suédois que j’adore et que ma sœur avait eu la gentillesse de me rapporter. J’avais imaginé me lancer dans une collection de sabots : sabots rouges pour le lundi, verts pour le mardi, bleu pour le mercredi, marrons pour le jeudi et argentés pour le vendredi. Ou, plutôt, j’aurais coordonné la couleur de mes sabots à mon humeur du jour !
Depuis que j’exerce en zone rurale, j’ai eu le temps de constater que la plupart de mes patients ont des parents, des grands-parents ou des arrière grands-parents agriculteurs. J’ai eu aussi des patients qui avaient repris l’exploitation familiale par volonté personnelle ou parce qu’ils ne s’étaient pas sentis la liberté de dire non. Dans la plupart des cas, les agriculteurs étaient des métayers. Ils exploitaient le bien des autres et avaient beaucoup de mal à acheter des terres. J’ai eu, récemment, la visite d’un monsieur qui, à l’âge de vingt ans, aurait aimé pouvoir exercer le même métier que son père et que son grand-père mais l’exploitation n’était pas assez grande pour nourrir deux hommes. C’est la mort dans l’âme qu’il a choisi une autre voie mais, en épousant une femme dont les parents étaient aussi agriculteurs, il a pu, souvent, venir aider son beau-père. Ce monsieur et cette dame sont à la retraite depuis plusieurs années. Ils habitent toujours à la campagne. Les fermes de leurs parents ont été vendues. Ils possèdent un immense terrain qui est partagé entre le potager et la partie jardin. Tous deux prennent autant de plaisir à planter, bêcher, piquer, sarcler, arracher, biner, arroser, écouter pousser et récolter les fruits de leur travail. Contrairement à certains de mes patients, ils savent prendre le temps de contempler les fleurs de leur jardin. Ils savent être dans leur jardin sans y travailler. La dame m’a parlé de toutes les fleurs de son jardin et m’en a montré certaines en photos sur l’écran de son téléphone portable : azalées, iris, pivoines, arums, lys, camélias, rhododendrons et roses.
Mes patients ont, pour la plupart, des images très ancrées de leurs grands-parents dans leur jardin ou leur potager. Une dame me disait : « quand je pense à mémé, je la vois toujours les fesses en l’air, dans son tablier, penchée au-dessus des rangées de son potager ». Un patient, lui, me parle de ses vacances avec ses grands-parents et de toutes ces heures passées dans le potager à ramasser les haricots verts et les tomates. Pour une autre, ce sera le souvenir des bocaux qu’il fallait stériliser avant d’y plonger des légumes. Pour un autre, ce sera l’évocation des tartes aux mirabelles gorgées de soleil et de sucre qui fondaient dans la bouche. Un autre me parlera de la poésie du verger, du merle rieur, des cerises charnues, des prunes acidulées. Les murs de mon cabinet enregistrent ainsi des heures et des heures de souvenirs liés à la fois aux grands-parents, aux jardins, aux potagers et aux vergers.
Ce matin, une dame qui est âgée de soixante-dix ans dont la maman est morte récemment me disait sans tristesse : « je suis comme maman. Mon fils a passé des vacances entières avec sa grand-mère dans le jardin et au potager. Maintenant, c’est moi qui apprends à mes petits-enfants à aimer la terre, à cultiver son potager, à savourer les fruits de son travail. » Quand je demande à mes patients de se me dire quelle activité les détend le plus, à quel moment ils sentent qu’ils s’apaisent car, dans leur tête, n’affluent plus mille et une questions, ils me répondent que c’est lorsqu’ils sont dans leur jardin ou dans leur potager. J’aimerais voir un documentaire qui s’intitule « le potager de mon grand-père » et qui a été réalisé par Martin Esposito. Dans ce documentaire qui doit être très émouvant, le petit-fils montre comment son grand-père que la mort de sa femme avait moralement éteint revient à et dans la vie grâce à ce potager. Il y avait renoncé et avec il retrouve son chemin par amour pour son petit-fils qui souhaite fixer tout le savoir (ses connaissances, ses gestes) de son grand-père dans le domaine de la culture naturelle des légumes.
Nos enfants n’auront connu qu’un seul grand-père, le père de leur papa. Dans leur maison dans l’Ain, mes beaux-parents avaient un très beau potager. Depuis plus de trois ans, depuis la mort de mon beau-père, il est un peu à l’abandon. Mais, nos trois enfants y ont passé de merveilleux moments à arroser avec leur mamie et leur papi, les pieds nus dans la terre, par des débuts de soirée d’été encore très chaudes, à déterrer les carottes, les pommes de terre, à ramasser les haricots verts et les tomates cerises, les fraises, les framboises, les groseilles et les cassis qui étaient mangés sur le chemin séparant la cuisine du potager. Je me rappelle encore très précisément une colère de mon beau-père à la vue de toutes les carottes du potager que ma belle-mère, pour faire plaisir à leurs petits-enfants, les avaient laissés arracher ! Quand nous arrivions en Corse, les filles se précipitaient pour aller cueillir sur le citronnier de beaux citrons dodus et fermes que je transformais en tartes. Pour moi, les vacances s’ouvraient sur ces citrons rapportés par les enfants. Ensuite, trois semaines plus loin, elles se refermaient sur le goût des amandes fraîches que nous cassions avec des pierres chauffées à blanc par le soleil.
Depuis que j’exerce mon métier de sophrologue en sabots, que j’entre sans effraction dans la vie de ces femmes et de ces hommes qui ont grandi à la campagne, qui ont souvent été élevés par des parents agriculteurs taiseux et avares en compliments, des parents « durs au mal », des parents qui n’allaient presque jamais chez le médecin et avaient l’hôpital en horreur, des parents qui travaillaient sans relâche dans les champs, s’occupaient des bêtes, ne partaient jamais en vacances, calaient leur vie sur la course du soleil, j’ai appris tant de choses ! La vie des parents de certains de mes patients étaient de vraies vies dures, des vies de labeur. Ils ne se plaignaient jamais. Mes patients sont confrontés souvent à la difficulté d’assumer un mode de vie très différent de celui de leurs parents. Ils ont du mal à accepter leur fatigue, à l’entendre, à se détendre car ils ont toujours vu leurs parents travailler, les pères comme les mères. Ils redoutent le regard de leurs parents sur leur manière de mener leur existence. Heureusement, avec le temps, les choses évoluent et la jeune génération d’agriculteurs, celle qui a aujourd’hui entre trente et quarante ans et a repris ou reprend l’exploitation familiale, vit plus librement. Elle aime son métier. Elle repense certaines pratiques. Son métier aussi exigeant soit-il à certaines périodes de l’année comme celle des moissons ne prend pas toute la place dans sa vie.
Pour avoir écouté si souvent mes patients me parler de leur jardin, de leur potager, je me dis que lorsque Voltaire fait dire à Candide qu’il faut cultiver son jardin il a raison. Cultiver son jardin, c’est couper court à des questionnements métaphysiques. C’est se concentrer sur des actions simples qui portent leurs fruits. C’est revenir au corps. C’est s’ancrer dans le moment présent. En cultivant son jardin extérieur, on prend soin de son jardin intérieur. Un citronnier suffit au bonheur de l’été.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner