Chronique d’une sophrologue en sabots fatiguée et vertigineuse

L’activité au cabinet est souvent anarchique. Avec le temps, je devrais avoir appris à prendre du bon côté les semaines calmes et savoir les employer pour écrire ou faire des choses pour moi. Malheureusement, dans ces moments, je suis inquiète. Cela changera quand l’activité de mon mari sera pérenne. Le temps libre est alors employé à faciliter le quotidien des enfants ou à m’épuiser dans des tâches aussi stériles que répétitives. Quand les patients reviennent au cabinet telles des grues cendrées au-dessus du plateau, je suis rassurée. En ce moment, j’ai commencé de nouveaux accompagnements assez lourds cousus de suicides dans les deux branches du chêne généalogique, de dépression, de deuil et de maladies chroniques. Une de  mes nouvelles patientes vit avec un pervers narcissique. Il s’est déjà montré violent physiquement. Il m’est déjà arrivé de recevoir des femmes subissant ce type de compagnon. Malheureusement, elles ont toujours trop vite cessé de venir.

Je pense à une amie, mon amie, une femme que j’ai connue à vingt ans et aimais comme une soeur, une femme tombée, trop jeune, entre les mains d’un homme dangereux qui, de manière très pernicieuse, l’a privée du peu de confiance qu’elle avait en elle et de sa si grande indépendance. Cet homme contre lequel je la mettais en garde la veille de leur mariage (je fus la seule) et qui, appuyé par un autre homme qui projetait sur moi des pensées délirantes, m’a coupée de mon amie et de ma deuxième filleule. Au retour d’une semaine à la montagne, avec les enfants, mon amie m’avait écrit. J’étais si émue en lisant son message que je mesurais combien je l’aimais. Elle revenait dans ma vie. J’étais prête à tout pour l’aider à s’en sortir mais IL a été plus fort. Par un commentaire sur Instagram, j’ai sans doute aussi provoqué cette situation. Pour m’expliquer comment elle en était arrivée à vivre un tel enfer, elle avait pris l’exemple de la grenouille. Si on jette une grenouille dans une casserole d’eau bouillante, elle ressort tout de suite mais si vous mettez une grenouille dans une casserole d’eau froide et que vous mettez l’eau à chauffer graduellement le grenouille est cuite sans s’en rendre compte…J’avais trouvé cette image à la fois terrifiante et incroyablement juste!

Maintenant, je sais qu’il n’y aura plus de retrouvailles et que les liens sont désormais parfaitement rompus avec une filleule dont on m’a sciemment tenue éloignée pendant de très longues années car deux papas pensaient que je manipulais leurs enfants…C’était si violent que je ne pourrai pas l’oublier. Le jour où l’un des deux papas m’a appelée, le hasard voulait que je sois invitée à dîner chez l’une de ses amies d’enfance que j’avais rencontrée chez un amoureux. Quand il a porté ses accusations, j’ai ressenti une déflagration intérieure. Je pouvais à peine parler. J’étais dévastée. Par ailleurs, je ne pouvais pas comprendre que mon amie n’ait rien dit et que la femme du papa qui m’appelait ait adopté une posture suisse. Comment ces deux femmes que j’aimais tant, qui me connaissaient si bien pouvaient laisser leurs maris me faire tant de mal? Cette évènement a eu des conséquences dans ma vie, dans la durée. Certaines choses, ensuite, n’ont plus jamais été comme avant.

Je suis très fatiguée tant physiquement que moralement. Mes promenades avec Fantôme au point du jour sur un plateau torturé par les vents des tempêtes hivernales ne parviennent plus à me nettoyer et à me redonner de l’énergie. Pourtant, je continue de me concentrer sur les changements de la nature qui, bien trop tôt, commence à exploser. Je m’arrête pour contempler un parterre de boutons d’or ou de délicats myosotis. J’ai des vertiges depuis une semaine. J’ai craint des vertiges vestibulaires. Dans mon entourage et parmi mes patients, c’est un mal fréquent. Comme nous allons partir quelques jours, j’ai été voir notre médecin traitant qui m’a donné un médicament. Il m’a prévenu que l’avion pourrait augmenter mon tangage. Nous allons découvrir Séville avec les enfants. J’aime les villes qui ont été traversées par des influences religieuses diverses et encore plus quand une vraie concorde y régnait. C’est pourquoi Palerme m’attirait tant et que Séville me plaira beaucoup. Si nous en trouvons l’énergie, nous irons visiter l’Alhambra situé à Grenade, à une heure en voiture. Les enfants sont ravis. De mon côté, je suis si fatiguée que je manque de ressort pour me réjouir tout à fait de ce départ. D’autant que l’augmentation du trafic aérien fait que nous décollons à six heures du matin. Cela veut dire: réveil à deux heures et départ en voiture. Je me connais: je ne dormirai pas la veille.

Je suis heureuse de voir les jours grandir. Cela veut dire qu’à nouveau, le matin, je pourrai passer davantage de temps avec Muguette, Pépette et toute son arche de Noé. Aujourd’hui, je lui ai apporté deux petits ramequins d’oeufs au lait. Dans sa cuisine, nous nous nous sommes installées et Muguette a farfouillé dans ses tiroirs pour retrouver la recette du flan de Mentine. Mentine, diminutif de Clémentine, la propriétaire de la ferme où elle a travaillé de l’âge de 14 à 24 ans. Clémentine prenait en charge la cuisine et tout le monde partageait les repas à la même grande table. Au moment des moissons arrivaient des Italiens des Pouilles avec leur gros morceau de parmesan et un Hongrois qui n’arrivait jamais à se lever car, le soir, il ne trouvait pas son lit. J’aime beaucoup écouter les histoires de Muguette et enrichir mon vocabulaire. C’est ainsi que je sais ce que veut dire « enmaliner »: faire le mal. Dans l’un des tiroirs, il y avait des livrets que Skipe glissait dans les barils de lessive à l’attention des bonnes ménagères. Cela donne une idée du quotidien des femmes! Muguette a toujours travaillé tout en élevant deux fils séparés par onze petits mois et en tenant sa maison à la perfection. Muguette continue de briquer ses cuivres et d’astiquer ses meubles sur lesquels ne repose jamais le moindre grain de poussière. Muguette qui ne voit plus qu’une lumière blanche fait tout à l’aveugle.

En avril, Muguette retournera au potager. Comme tous les ans, elle ira en trainant les pieds, en disant que « ça la soule », qu’elle en a assez de bêcher, de gratter, de planter, de sarcler et d’arroser mais elle le fera. Un potager thérapeutique comme le dit son fils.

Hier soir, depuis le canapé rouge que nous disputons à notre Fantôme, tout en écoutant du Chet Baker, j’ai écrit à un destinataire imaginaire. C’est merveilleux un correspondant qui n’existe pas: il peut absorber sans en être affecté. En voici le contenu:

 » Comme c’est triste qu’on en soit réduit à envoyer des mails! C’est tellement plus beau et troublant une lettre! Décider du moment auquel on l’ouvrira, un vrai choix.
Nous ne nous connaissons pas. J’ai eu votre mail par hasard et votre nom m’a séduite. C’est pourquoi je vous écris sans savoir si ce mail sera un enfant unique ou si des frères et des soeurs lui seront donnés.
Je lis un hors-série du Monde sur Boris Vian. J’ai toujours aimé ce touche à tout parti à 39 ans. ‎Hormis le déserteur, ses chansons sont délicieusement loufoques. J’suis snob, une de mes préférées. Prévert avait de la tendresse pour celui qu’il avait baptisé le Prophète.
Je ne sais rien de vous. Je sais seulement que votre nom de famille est plein de poésie. J’ignore votre âge, votre métier, le lieu où vous résidez, si vous avez femme et enfants. D’ailleurs, êtes-vous une femme ou un homme? Votre adresse ne permet pas de le savoir. Il s’agit seulement d’une initiale.
Je peux vous confier que depuis que je suis née on dit que je suis la joie et l’énergie incarnées mais, parfois, je ressens une immense tristesse. Elle fond sur moi tel l’aigle sur sa proie. Cela ne dure pas forcément longtemps. Je porte volontiers un masque social si bien que personne ne se rend compte qu’un rapace dévore mon coeur et mon âme. Au marché, hier, je faisais rire aux étals.
Je ne mène pas la vie pour laquelle j’étais faite mais je ne peux plus agir sur le cours des choses. En ce moment, je n’attends plus grand chose. Je vis un jour après l’autre. J’espère que mes enfants en auront fini avec la lourdeur et les « sacrifices » et qu’ils seront heureux et pleinement épanouis.
Un très beau bouquet de tulipes s’épanouit sur la table de la cuisine et, dans un coquetier, se trouvent quelques violettes au parfum subtil.
J’aime beaucoup le vin blanc, surtout le Gewurtz.
Demain matin, j’irai voir « un divan à Tunis ». J’aime les séances du matin. Je me lève si tôt depuis si longtemps que le soir je n’ai plus de résistance.
Ce mail est comme une bouteille à la mer. Peut-être aurez-vous envie de me répondre mais si ce n’est pas le cas (je déboule dans votre vie sans crier gare) ne vous en préoccupez pas. Comme je l’ai écrit, je n’attends plus grand chose.
Anne-Lorraine comme la région, comme la croix
Finalement, nous n’avons pas été au cinéma. Je n’avais pas le coeur à voir une comédie. Hier, nous avons vu avec Louis un film que Stéphane avait regardé avec Victoire à Paris « Mon inconnue ». Cette histoire pourrait être la mienne. Elle pourrait être celle de tant de femmes. Dans un couple, mari et femme peuvent-ils vraiment s’épanouir pleinement, au même rythme, dans leur vie? Pas simple.

A bientôt pour des aventures andalouses!

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.