Pendant des années, j’ai réussi à entendre sa voix dans mon oreille ou plutôt dans la mémoire de mon oreille. Ce qui revenait facilement, c’était ces moments où j’étais triste, que son regard bleu-gris, que la colère rendait noir, plongeait dans le mien pour se frayer un chemin jusque dans le coeur de mes cellules et qu’il me disait avec beaucoup de douceur, presque dans un souffle: « Cela ne va pas mon Coco? ». Et là, patatra, les émotions me submergeaient. Le barrage cédait. Je fondais en larmes. Il ne me prenait pas dans ses bras. Il était très tactile avec les autres, pas avec nous, ses plus proches. La pudeur était trop forte. Un jour, la voix a disparu. J’ai eu beau fouiller mes souvenirs, je ne l’ai pas retrouvée. Il me reste encore son rire assez particulier que je n’ai pas les mots pour décrire.
Cela fait vingt et un an que notre père est mort. C’est étrange d’écrire vingt et un an. La mort de notre père est associée à mon mariage. Il n’était pas là pour me conduire à l’autel. En début d’année, il m’avait prévenue. Je ne devais pas m’inquiéter. Sans lui, le mariage se déroulerait sans fausse note. Pas d’hospitalisation en réanimation la veille! Il avait refusé d’acheter un costume. De toute façon, il avait toujours rêvé que son futur gendre et lui portent une jaquette mais Stéphane ne le souhaitait pas. Notre père avait un petit côté dandy. On aurait pu l’imaginer sortant d’une pièce de théâtre d’Oscar Wilde ou d’une nouvelle d’Edgar Poe ou de Maupassant, auteur qu’il vénérait et dont il nous a suggéré à ma soeur et à moi la lecture de toute l’oeuvre. Il aimait les romans inachevés comme « Lucien Lewen » de Stendhal. Il aimait Marcel Aymé et Jean Giono, Fernand Braudel et Jacques Le Goff, Agatha Christie, Simenon et San-Antonio.
Il avait vu notre mère essayer sa tenue. Il ne m’aura jamais vue en robe de mariée. Il n’aura jamais écrit ce discours à l’adresse des mariés. C’est notre mère qui a, avec maestria, relevé ce défi. Il l’a fait pour une autre, la fille d’amis proches que le père, homme brillant mais doté d’une personnalité terrible, refusait d’écrire. C’est donc notre père qui a écrit le discours à la place d’un autre. Cet autre l’a lu et si je me souviens bien il aurait pris un malin plaisir à montrer, en le lisant, qu’il n’en était pas l’auteur. Début 1999, je savais ce qui allait arriver. Je n’ai jamais été au nombre de ces filles qui rêvent à leur mariage depuis qu’elles sont petites et à cette incroyable robe de princesse qu’elles porteront. J’ai choisi ma robe vite et bien dans une boutique de la rue de Rennes. Notre mère était déçue. Elle aurait voulu que nous écumions toutes les boutiques de Paris. Je n’avais vraiment pas le coeur à ça. Je n’allais pas bien. Je faisais de la dépression. Cela peut sembler étrange mais c’était très cohérent. J’allais me marier. Notre père s’effaçait. Il ne voulait plus peser sur ses filles et sa femme. Il était perdu, malade. Il ne trouvait plus le chemin du bonheur. Il ne souhaitait pas nous empêcher de nous réaliser. Il avait vraiment tout essayé pour aller mieux mais, à chaque fois, il replongeait plus profondément encore.
Pendant toutes ses hospitalisations, j’avais été présente au point que dans une lettre il m’écrivait que le professeur de médecine qui le suivait était admiratif devant ma manière « de l’assumer ». Je n’ai jamais pensé que je l’assumais. J’essayais juste de l’aider, de lui tenir la main, de le faire rire, de lui insuffler assez d’énergie pour qu’il puisse se relancer dans la vie. D’un séjour à Belle-île, je lui avais rapporté un porte-clé auquel était accrochée une bouée de sauvetage. Très jeune, notre père a partagé avec moi ses souffrances, ses chagrins et ses désillusions. Je le regardais pleurer. Je sentais combien il était fragile. Je n’ai pas grandi dans l’idée qu’il était fort, que rien, jamais, ne lui arriverait. C’était un tendre, un poète, comme l’a si joliment écrit ma soeur « un éleveur des idéaux ». Il aimait la nature, le chant des oiseaux et des grenouilles, les promenades solitaires et nocturnes. Il aimait manger les fruits sur les arbres. Il aimait le lait cru et la tête de veau, Callas et Barbara, Beethoven et Brel.
Début 1999, le combat était perdu. Je n’avais plus de force. Je ne pouvais plus rien donner. Quand j’arrivais chez nos parents, je ne le voyais pas derrière la fenêtre de la cuisine où il guettait habituellement mon arrivée. Quand je passais la porte, il était couché. Il n’arrivait plus à travailler. Alors, je lui en voulais terriblement car sentais que moi aussi je glissais, je perdais pied mais, autour de moi, personne ne pouvait m’aider comme je l’avais fait pour lui. Je glissais seule chaque jour un peu plus. Mais, jamais, je n’ai fait rater un cours à mes étudiants qui ne se rendaient compte de rien car, comme ma soeur quand elle monte sur scène, je transcendais tout.
Récemment, j’ai ressorti ce classeur dans lequel j’ai rangé toutes les cartes et les lettres qu’il m’a écrites depuis que je suis enfant. C’est merveilleux comme des lettres restituent un être dans tous les aspects de sa personnalité! Quand je lis ses lettres c’est comme s’il était là. Il se réincarne. Son écriture n’est pas toujours facile à déchiffrer car l’écriture est le reflet de l’âme et que, souvent, trop souvent, les quinze dernières années de sa vie, il était tourmentée, malheureux, en proie à des angoisses violentes qui faisaient briller ses yeux. Cette angoisse que je sais si bien identifier chez mes patients, c’est dans le regard de notre père que j’ai appris à la reconnaître.
J’aimais mon père comme souvent les filles aiment un père qu’elles voient peu, d’une manière presque viscérale. Cette relation est souvent plus simple qu’une relation père/fils ou mère/fille car l’enfant d’un sexe diffèrent est vraiment cette page blanche sur laquelle son histoire va s’écrire sans qu’on cherche à se projeter sur lui. Cet amour aussi fort qu’il ait pu être n’a jamais été aveugle. Je savais faire la part des choses. Je ne prenais pas systématiquement sa défense. Je savais ses limites qui étaient ses failles venues de l’enfance et qui allaient grandir par la faute d’un métier qu’il a adoré mais pour lequel il n’était pas taillé. Dans son métier, il fallait être dur, capable de prendre des coups et d’en rendre. Il fallait savoir se montrer servile, baisser l’échine et faire le dos rond. Il fallait assumer ses missions sans prendre non plus trop de décisions. Son métier l’a tué à petits feux. Il ne s’est jamais relevé après avoir été cloué au pilori sans espoir de pouvoir se défendre car, chez ces gens-là, on instruit toujours à charge. Sa liberté a toujours été un problème. Il était cet électron libre qui s’élève toujours au-dessus de la masse et voit loin, très loin. Il était un visionnaire et nombre de ses décisions l’ont montré. Il n’hésitait pas à nager à contre-courant.
Notre père aurait été heureux s’il avait été professeur à l’Université. Ses étudiants l’auraient littéralement adoré. Ses cours magistraux auraient été suivis comme on suit le concert d’une star comme je me délectais des prestations de François Terré en droit civil. Il aurait fait de la recherche, voyagé pour des colloques et eu le temps pour écrire des romans ou de la poésie. J’étais finalement partie pour m’accomplir dans l’une des voies possibles pour lui mais sa mort m’a anéantie et placée dans l’incapacité de mener les rênes de mon existence. J’étais trop fatiguée. Notre père aurait pu, aussi, être comédien. Un comédien empruntant à Hirsch, Le Poulain, Bouquet, Serrault et Luchini. Ma soeur, elle, a suivi cette voie mais elle n’a jamais été traqueuse quand, c’est une évidence, notre père aurait été malade avant chaque lever de rideau.
Depuis que notre aînée, Céleste, a étudié « Les fleurs du mal » elle aime à me taquiner en comparant mon humeur au spleen et à l’idéal. Quand je suis joyeuse, très joyeuse et fantasque, elle me dit: « Attention, maman, tu es dans l’idéal et bientôt tu vas aller dans le spleen ». Elle a raison. Mon humeur a toujours été très changeante. J’imagine que c’est l’héritage paternel car notre mère, elle, est remarquablement stable. elle possède cette force intérieure incroyable née de l’amour que lui ont témoigné ses proches qui tentaient, peut-être, de compenser ce père jamais revenu de la nuit et du brouillard et, aussi, de sa foi. Notre mère est joie et résilience incarnées.
Notre père était sujet à des variations d’humeur assez fortes. Il ressemblait au ciel breton au-dessus de la mer d’Iroise. Notre grand-mère paternelle qui est morte trop jeune, un mois avant que nos parents se marient, aspirait à ce que ses deux fils se réalisent loin de la Bretagne: une terre pour elle douloureuse. Mais, ses deux fils, même s’ils ne l’exprimaient pas de la même manière, sont toujours demeurés attachés à cette terre sauvage, granitique et tellurique.
Quand je relis ses lettres et ses cartes adressées depuis des capitales européennes ou africaines, je mesure toute la finesse de sa pensée, sa profondeur, sa délicatesse, son humour et l’amour qu’il nous portait à notre mère, ma soeur et à moi. Notre père était un conteur né, quand notre mère aurait été un grand magistrat comme son grand-père paternel. Un conteur ne cherche pas la vérité. Il cherche à embarquer son auditoire dans une aventure, le faire rêver, le transporter par-delà les mers, les océans, les chaînes de montagne et les époques. Les personnages du quotidien deviennent des personnages de roman. Un conteur peut partir d’un élément réel ou d’un personnage existant mais, ensuite, il donne libre cours à son imaginaire.
J’aimais que notre père mette tous nos amis à l’aise, ait le tutoiement facile, soit capable de résoudre des problèmes épineux, sache consoler les gens dans la peine, trouve le mot juste, le geste réconfortant, puisse faire un discours en allemand devant des ministres comme le show dans le restaurant où, étudiante, j’avais mes habitudes, assiste à un de mes cours de DEA parce que j’étais malade, nous fasse à ma soeur et à moi des tartes au chocolat pour nos anniversaires, prépare la bûche de Noël dans laquelle nous plantions une dizaine de sujets tous plus kitsch, pleure avec nous en regardant un film de Fellini ou de Comencini, fasse rire les vendeurs et leurs clients au marché et relativise nos petits soucis. Ainsi, quand nous avions mal quelque part, il proposait tout de suite l’amputation.
Je n’aimais pas quand ses yeux viraient du bleu-gris au noir comme le ciel au-dessus de l’île de Sein quand la tempête fait rage. Je n’aimais pas qu’il ne soit pas capable de nous complimenter quand nous avions de bonnes notes, prenne la mouche et claque avec violence toutes les portes de la maison, disparaisse le jour de ma communion, gâche nos fêtes de Noël, jette tout le contenu d’un plat à la poubelle parce que nous avions fait une remarque, arrive en retard à l’un de nos rendez-vous, pire, me fasse faux-bond sans me prévenir et, qu’à intervalle régulier, il vienne s’assoir sur le bord de mon lit pour me dire : »Maman et moi nous nous aimons mais nous allons nous séparer. » Il n’aurait jamais pu vivre sans elle. L’inverse n’était pas vrai même si notre mère pouvait le croire. Sa femme n’était pas seulement sa meilleure alliée dans son métier mais aussi celle qui lui permettait de conserver un cap dans le monde réel et ne pas se diluer dans le rêve.
Notre père était un homme hors norme. Ses filles sont hors cadre. Ses six petits-enfants sont en chemin. Quel genre de grand-père aurait-il été? C’est une question que je me pose souvent.
Le texte magnifique écrit par ma soeur
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Chère Anne-Lorraine,
J’ai repensé en te lisant au livre de Delphine De Vigan (et dont je suis fane) « rien ne s’oppose à la nuit »…
Touchant, émouvant et si proches de tes souvenirs…
Encore merci pour la qualité de tes écrits
Bien à toi
Sandrine
Chère Sandrine, merci d’avoir pris le temps de me lire et de m’écrire. Le livre de Delphine de Vigan m’avait tellement bouleversée! C’est, je pense, encore plus douloureux quand on est une fille de voir sa maman basculer dans la maladie et perdre pied. Tout ce que Delphine de Vigan écrit touche au coeur. Prends bien soi de toi. Anne-Lorraine
Très beau témoignage de deux femmes d’exception à leur père.
Merci pour Virginie. Merci pour moi. Dommage que tu l’aies à peine connu…
Merci pour elle. Merci pour moi. Dommage que tu l’aies si peu connu…