Chronique de l’installation dans l’absence

 

absence.jpgA 17h40, le 20 décembre, cela fera exactement trois mois que vous avez dit au revoir à votre unique sœur. C’était la veille de leur envol pour la Californie. Elle partait y vivre avec son mari qui y saisissait l’offre de créer une entreprise et leurs deux enfants. Vous vous installez dans l’absence et ce sentiment si particulier qu’est le manque et qui accompagne toutes les absences qu’elles soient définitives ou durables. Vous êtes l’aînée de cinq ans. C’est vous qui êtes partie plusieurs fois, partie de la maison pour faire vos études, partie de Paris pour suivre votre mari, partie de France pour l’accompagner dans un tour du monde. Vous vous dîtes que ce que vous ressentez aujourd’hui ce manque d’elle, cette absence subie, elle les a déjà vécus il y a très longtemps et comme elle ne dit jamais rien vous ne l’avez pas su, vous ne vous en êtes pas rendue compte. Aujourd’hui, vous voulez lui demander pardon si elle a été triste quand vous êtes partie, si elle a pu penser que vous l’abandonniez car vous n’avez jamais voulu vous la laisser et que si cela avait été matériellement possible, vous seriez restée avec elle quand elle était au collège et que vous démarriez vos études supérieures.

 

 

 

choux_creme1.jpgVous vous rappelez maintenant ces dimanches à Sceaux, dans un appartement trop petit pour vous accueillir tous. C’est pourquoi vous étiez délocalisée chez votre grand-mère avant de voler de vos propres ailes en licence. Vous aviez trop déjeuné comme tous les dimanches. Votre père vous avait préparé un de ces repas délicieux dont il avait le secret et que n’excluait pas quelques râtées comme ces choux à la crème pâtissière qu’il avait faits et refaits quatre fois de suite. Vous l’entendiez pester derrière la porte de la cuisine. Il avait été racheter au moins deux fois des œufs. Quand les choux étaient arrivés, petits, ratatinés, contenant une crème lourde, farineuse, personne n’avait osé dire quoique ce soit et vous les aviez mangés. Si vous vous étiez permis la moindre remarque, il se serait saisi du plat et aurait jeté à la poubelle tous les choux qu’il avait eu tant de mal à faire gonfler !

 

 

 

CheneDeCoeur.jpgLe soleil léchait les tapis persans. Iris, le chat de votre sœur, dormait recroquevillé sur un fauteuil. Il commençait à vieillir mais, tout à l’heure, il irait chasser les oiseaux cachés dans les branches des arbres de l’allée d’Honneur remontant jusqu’au parc. Vous aviez accompagné votre mère chercher le chat dans une maison mancelle alors que votre père nommé à Paris avait décidé de louer l’aile gauche d’un château du 18ième siècle à Saint-Pavace pour que vous finissiez votre sixième. Votre père ne voulait pas de chat et votre mère qui savait combien sa cadette en avait envie avait décidé de braver l’interdit. Quand le chat était apparu au pied du sapin immense, votre père avait vu là le prétexte pour disparaître et vous laisser toutes les quatre votre grand-mère, votre mère et vous deux, tristes, sous le grand tableau du 18ième d’un roi d’un pays du Nord de l’Europe vendu après par la famille pour financer des travaux sur le toit ou s’acquitter du paiement de ses impôts !

 

 

 

rougepremierpresident_big.gifVotre sœur se blottissait contre vous sans mot dire et vos doigts glissaient dans ses cheveux dorés. Vous aviez 18 ans. Elle en avait 13. Vous ne saviez plus rien de sa vie, de ses joies, de ses peurs, de ses amis. Vous, comme toujours, vous racontiez votre semaine par le menu et, comme à son habitude, votre mère vous interrompait sans ménagement pour vous dire, alors que, depuis déjà cinq minutes comme tous les conteurs arabes, vous plantiez le décor « Aux faits ! Aux faits » et que, brutalement, vous cessiez de parler et qu’elle se mettait à vous implorer de poursuivre tout en disant que, vraiment, vous étiez impossible et si susceptible comme votre père ! Votre mère était passée à côté d’une carrière de magistrat ! Votre sœur ne disait rien. Depuis l’enfance, elle ne disait rien. Elle rentrait d’une semaine avec sa classe en Italie et elle ne racontait rien. A vous, plus tard, elle consentirait à raconter un peu ce qu’elle avait vécu et vous, en bonne fille désireuse de rassurer ses parents toujours inquiets des silences de leur cadette, vous iriez rapporter une ou deux choses comme on donne un os à ronger à un chien affamé. Surtout, toujours, vous les rassureriez sans pour autant trahir la confiance dont vous avait investie votre sœur.

 

 

 

william-shakespeare.jpgUn jour, vous iriez la voir jouer à Lakanal dans une pièce de Shakespeare, et, à la fin, elle vous présenterait à sa petite bande d’amis intimes et tous s’exclameraient « tu as une sœur ? Mais tu ne nous l’as jamais dit ! ». Vous serez malheureuse de penser que votre sœur n’a jamais parlé de vous quand tous vos amis la connaissent et qu’avec le temps, vos amis deviennent les siens si intimement qu’ils se voient régulièrement après que vous ayez quitté Paris pour la Loire puis la France pour un tour du monde. Enfant, vous étiez très possessive. A l’adolescence, vous avez décidé de vous guérir de ce défaut car personne n’appartient à personne et vous avez toujours à cœur de faciliter les rencontres entre des personnes qui auraient beaucoup à échanger.

 

 

 

soeurs jumelles.jpgVous êtes deux adultes en construction. Vous offrez toujours à votre sœur de partager ce que vous vivez. Votre sœur, elle, préfère le plus souvent cheminer de son côté. L’une l’autre vous réjouissez toujours du bonheur de l’autre, de ses succès. C’est surtout quand vous êtes toutes les deux que vous êtes le mieux car alors vous pouvez vous refermer dans votre univers commun, vos souvenirs et renouer avec une complicité qui exclut momentanément les autres un peu comme si vous possédiez la langue que les jumeaux s’inventent et que personne ne peut comprendre hormis eux. Une violente dispute à la montagne à Noël 2004 et une triste histoire de carte postale quelques temps plus tard vous éloignerons durablement l’une de l’autre. Vos retrouvailles ne seront plus comme avant. Un ressort sera grippé. Vous en souffrirez mais ne pourrez rien faire pour que les choses redeviennent « comme avant » dans la durée, car, aussi, vous continuez l’une l’autre à vous construire et que vos manières de traverser les évènements ne sont pas forcément compatibles.

 

 

 

Los Angeles.jpgUn dimanche, au mois de mai 2012, vous êtes à vélo sur les petites routes de campagne. Fantôme, le berger australien, trottine à vos côtés. A la maison, votre sœur, son mari et les cousins dorment ou prennent leur petit-déjeuner. Votre mari vous demande d’arrêter votre vélo. Il a quelque chose à vous dire : votre sœur et les siens vont partir vivre pour au moins trois ans en Californie. La crise d’asthme passée, vous pensez tout de suite que c’est une chance pour eux tous, que les enfants vont apprendre l’anglais, évoluer dans l’univers international du lycée français, que votre sœur retrouvera enfin des opportunités professionnelles et un climat qui correspond à sa nature et que votre beau-frère qui aime tant les Etats-Unis va s’épanouir dans sa nouvelle activité. L’acclimatation faite, vous savez qu’ils seront heureux et vous en êtes heureuse pour eux car on ne peut pas souhaiter autre chose à ceux qu’on aime et, déjà, par le passé, vous n’avez pas hésité à aider à partir des êtres chers car vous aviez senti que leur réalisation personnelle devait emprunter cette voie et qu’on ne doit pas retenir ceux qu’on aime.

 

 

 

ProcessDeuil.jpgMais, de votre point de vue à vous, c’est très difficile et vous vous installez à votre corps défendant dans un processus de deuil dont toutes les étapes seront respectées : le choc, le déni, la colère, la tristesse, la résignation et l’acceptation.

 

 

 

l-empathie-nouvelle-source-de-rps_4073263-M.jpgPendant la période qui précède leur départ, vous ne vous appelez pas beaucoup votre sœur et vous. Ce n’est pas la peine. Vous savez exactement ce qu’elle éprouve et elle sait ce que vous ressentez. Vous ne voulez pas peser sur elle et avez à cœur de l’aider autant que faire se peut. Vous ne voulez pas rendre les choses encore plus difficiles si bien que quand cela ne va pas, vous vous installez dans le silence. Ce sont des mois de tension extrême pour les candidats au départ et de profonde tristesse pour ceux qui vont rester. Vous ne supportez plus qu’on vous dise ce que vous savez déjà et que vous espérez si fort pour votre famille qui va s’éloigner : une magnifique expérience, la connaissance de l’anglais, des opportunités, le bien-être. Seules quatre personnes de votre entourage sauront ressentir ce qui se joue en vous, sauront trouver les mots justes et pourront, aussi, vous laisser exprimer votre chagrin : trois femmes unies à leur unique sœur par des liens puissants et un homme empli d’amour pour son frère.  Aujourd’hui, vous voulez les remercier : Cécile, Véronique, Catherine et Valentin, vous ne pouvez pas imaginer combien cela a été important votre écoute et votre empathie !

 

 

 

megeve-01.jpgArrivée à cette troisième fenêtre de l’Avent, vous vous dîtes que si votre sœur était là, vous l’appelleriez pour convenir d’un week-end pour se voir à Paris, choisir un spectacle pour les enfants, aller se promener le long du marché de Noël. Vous repensez à ces moments vécus avec eux dans la grande roue de la place de la Concorde qui s’élevait au-dessus d’un Paris illuminé. Si elle était là, on se demanderait comment on s’organise à Noël. Irait-on dans le Gard ou resterions-nous dans le Loiret ? Avec les animaux, ce n’est pas facile d’aller à Paris ! On réfléchirait ensemble à des idées de cadeaux pour les grands et les petits. Si ils étaient là, ils iraient skier comme tous les ans dans la même station de ski, une station dans laquelle la magie opère toujours, et ils y retrouveraient une sœur et sa famille, des cousins et des amis. Et eux, ils ne seraient pas vraiment au programme car ils sont un peu différents et que leur conception des vacances n’est pas forcément la même. L’an dernier, elle se rappelle combien elle avait été heureuse que son mari sente son désir profond de passer cette semaine-là en famille et d’être réunis, encore une fois, pour glisser d’une année à l’autre.

 

 

 

Vieu journal.pngA 17h40, le 20 septembre, rue de Passy, elles avaient fini par arriver à ce moment où il fallait se dire au revoir. Elles s’étaient serrées l’une contre l’autre et vraiment, à ce moment-là, elles ne faisaient plus qu’une. Dans les trois jours qui avaient précédé, l’aînée s’était organisée pour passer du temps avec sa cadette. Elles avaient pu se retrouver à Paris, Paris telle une rivière où le saumon revient, se donne une descendance et meurt. Pendant ce court séjour, ce n’est pas la mort qu’elle est venue trouver dans les eaux brassées de la Seine mais l’onguent qui permettra de se ressourcer en profondeur, d’être au plus près de sa sœur, son lien à la vie avant qu’elle n’accède par trois fois à la maternité. Elle sent qu’elles meurent à leur enfance, leur adolescence. Elles vont revivre à et dans autre chose. Elles se retrouvent au vieux journal. Les enseignes changent. Les gens meurent, les fausses sœurs Mulot, Gilles de « Page d’histoire ». La rue Bréa conserve leurs souvenirs. Françoise, la nièce par alliance de Marc, le propriétaire qui a du mal à laisser la barre du navire, les accueille avec chaleur. Elle les installe dans un petit coin un peu en retrait. Elles sont toujours au bord des larmes. L’amour, entre elles, est tendu comme l’arc avant que la main de l’archer la laisse partir.

 

 

 

sergio larrain.jpgElles se perdent un long moment avant de trouver la fondation Cartier Bresson qui consacre une exposition au photographe chilien Sergio Larrain. Elles ont traversé les allées du cimetière Montparnasse. Elle aime les tombes, penser à ceux qui y reposent dans un paradis éternel. Elle veut croire que le soir tombé les âmes se promènent, échangent, composent des vers, s’aiment à la lumière diffuse des réverbères, se chamaillent, s’espèrent, se désespèrent. L’œuvre de Sergio Larrain est forte. Elle éclaire la misère des enfants des rues de Santiago du Chili. Le photographe ayant renoncé à ses objectifs pour se consacrer à la pratique du yoga et de la méditation se trace sa voie dans le cœur des deux sœurs si fragiles du côté de l’enfance et qui se sont arrimées l’une à l’autre pour résister à la grosse mer.

 

 

 

17h40, elles sont dans les bras l’une de l’autre. Tout à l’heure, elle a embrassé son beau-frère et les enfants. Personne ne pleure. En vous, quelque chose est anesthésiée sans que vous cherchiez à vous couper de vos émotions. Vous savez que vous allez éprouver l’absence silencieuse et le manque bavard. Le 20 décembre, cela fera trois mois et il faudra attendre les grandes vacances pour se retrouver. Bien sûr, il y a Skype mais alors sans la caméra qui déforme les traits et a un je-ne-sais-quoi d’artificiel et surtout de frustrant car on voudrait passer de l’autre côté du miroir! Les lettres, c’est ce qu’elle préfère! On les lit quand on veut. On les conserve comme des petits trésors.

 

 

 

Avicii---Hey-Brother-lyrics-video.jpgSur les ondes, on entend souvent une chanson qui s’intitule « hey brother ! ». Les paroles, la voix du chanteur, la musique et les images sont belles et, à chaque fois, c’est à votre sœur que vous pensez. Alors, vous partagez ce morceau avec vos amis sur le mur de votre page Facebook que votre sœur semble avoir déserté au profit d’Instagram et vous le dédicacez à tous les frères et à toutes les soeurs: ceux que nos parents nous donnent et ceux que la vie nous offre. Dans la joie et la peine, les danses et les tempêtes, au-dessus des berceaux et des tombes, proches ou séparés, dans la parole et les silences, ne nous tournons jamais le dos et, toujours, dépassons nos différends qui souvent naissent de nos différences!

 

http://www.youtube.com/watch?v=YxIiPLVR6NA

 

DSC_3247.JPGAnne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

 

 

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