Me voici donc, à la presque dixième heure d’un jour désormais blanc, à monter cet escalier qui conduit au tout petit appartement que j’ai occupé pendant une courte année. Le vilain lino, jaune/orangé bas de gamme, n’a pas changé, et comme par le passé, des locataires y ont consciencieusement écrasé leurs cigarettes. Je résiste à l’envie, pourtant forte, de repousser les mégots du bout du soulier. Au premier étage, je marque un temps d’arrêt devant la porte au bois verni de mon studio d’enseignante/thésarde. Dommage, pas de cierge à faire brûler tandis que commence la valse aux souvenirs.
On compte 10 studios par étage, dans cet ancien hôtel bon marché devenu, après la seconde guerre mondiale, un immeuble à usage d’habitation. Tandis que mon long cierge aussi blanc qu’imaginaire se consume lentement, je pense, avec émotion, à Coco, ma voisine de pallier, appartement n°21 avec laquelle j’avais noué une relation à classer au registre grand-mère/petite-fille.Quand j’ai pris possession des lieux, j’ai su très vite amadouer cette octogénaire souvent mal lunée, apostrophant sans ménagement son vieil ami de l’appartement n°22, déversant ses colères froides sur la gardienne, invectivant les locataires de l’immeubles : des « voyous mal élevés, grossiers et sans respect ».
Coco était son surnom et le nom de son « piaf », un perroquet à l’œil fixe et froid rapporté d’Afrique. Elle était née Gabrielle dans une ferme alsacienne à une époque où ce département était encore allemand. Sa mère était morte en lui donnant la vie. Elle avait été élevée par ses grands-parents et son père. Si elle vouait à ses grands-parents, et plus particulièrement à son grand-père, un amour immodéré, elle crachait, sans vergogne, sur la tombe de ce père qui avait oublié que l’inceste est LE tabou universel.
Elle avait fui l’Alsace au bras d’un beau sous-officier, et faute d’avoir des enfants, ils avaient vu des paysages. Elle évoquait l’Afrique avec nostalgie. Ayant perdu son mari à moins de 40 ans, elle avait vécu de ses dons de modiste et s’était installée, après la guerre, rue de la Roquette. Elle avait connu la prison pour femmes, située de l’autre côté de la rue et remplacée par un square avec maisons en bois pour les pigeons. Elle faisait partie du club, très fermé, des Anciens propriétaires de la maison, et j’imagine que ce statut particulier lui conférait cette sorte d’autorité toute militaire sur les autres résidents. Elle avait de magnifiques yeux pervenche plein de malice, des cheveux argentés ramassés en un chignon désordonné et une ravissante peau à peine marquée par les épreuves, une peau soignée à grand renfort de savon à l’huile d’olive ou à l’amande douce et enduite de crème Nivea. Elle portait invariablement un pantalon bleu marine ou une sorte de juste au corps gris. Elle se chaussait en Méphisto au cuir souple ou avec des bottes fourrées. Comme les vieilles anglaises, elle affectionnait tout particulièrement les tons pastels et sentait bon l’eau de Cologne.
Je lui donnais la tendresse au quotidien que je ne pouvais pas donner à notre propre grand-mère. Je ne manquais pas de frapper à sa porte quand j’allais faire des courses pour savoir si elle avait besoin de quelque chose en particulier. Elle était très gourmande et gourmet. Si elle était économe, au rayon « nourritures de bouche », elle ne comptait jamais et ne se servait que chez les commerçants ayant pignon sur rue. Quand je m’absentais à la journée ou sur deux jours pour aller respirer l’air iodé de la Normandie ou l’air frais des montagnes, elle me glissait, sous la porte, des petits mots rédigés au dos des cartons tenant entre elles les feuilles le plus souvent roses des paquets de papier toilette. Elle avait connu les privations de la guerre et celle du papier. Comme notre grand-mère et tant d’autres femmes de cette génération, elle écrivait dans les marges des feuilles. Plus un espace libre, un îlot de blanc. Tout était saturé en encre noire ou bleue.
Elle me conviait à partager ses repas. Elle affectionnait tout particulièrement le gibier et les huîtres. Toute sa vie tenait dans deux pièces. L’intérieur n’était pas sans évoquer l’un des appartements de l’immeuble situé par Georges Perec, plaine Monceau, et si minutieusement décrit dans « La vie, mode d’emploi ». Son lit mangeait déjà la moitié de la chambre à coucher. Un énorme poste de télévision trônait sur une commode de style alsacien. Un grand aquarium diffusant une lumière bleutée et abritant une ribambelle de poissons exotiques était situé sur le mur droit de la chambre. Sur le balcon de la fenêtre, un amoncellement de fausses fleurs et autres horreurs plantes vertes en plastic et sur ses étagères des kilos de coquillages, des cartons débordant de boutons, rubans, épingles et fils de toutes les couleurs. Dans la cuisine/salle à manger, une table étroite et deux chaises en formica jaune citron. Elle récupérait tous les déchets dans des grandes feuilles de papier journal. Elle entretenait avec son « piaf » une relation cyclothymique : un jour c’était la passion et ils s’embrassaient à qui mieux mieux et une autre fois, ils se boudaient car le perroquet, très jaloux, l’avait becquée.
La relation que nous avons tissée était très belle mais forcément inégale car nous étions toutes deux à des moments particuliers de nos cheminements. Elle marchait, avec une angoisse qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, vers sa mort et moi je m’avançais vers le soleil de ma vie. Quand j’ai quitté la rue de la Roquette pour aller vivre à quelques battements d’aile, nous étions, l’une et l’autre, bien tristes de nous quitter. Coco semblait persuadée qu’aussi tôt la porte refermée, je l’oublierais. Elle avait tort car, même de loin en loin, j’ai continué à prendre de ses nouvelles et que la photo qu’elle m’a donnée et sur laquelle elle apparaît à l’âge qui fut le mien quand nous nous sommes connues, est accrochée en bonne place dans mon bureau. Très souvent, je lève les yeux pour la regarder sourire à la vie plus qu’à l’objectif du photographe.
Mon cierge a fini de brûler. Je vais saluer la gardienne que, pour être honnête, je n’ai jamais porté dans mon cœur, trop influencée que j’étais par le regard de ma petite grand-mère de cœur qui croyait son cœur usé quand il ne l’était pas. Les médecins s’étaient trompés et l’avaient fait vivre plus de vingt ans avec une pile quand son coeur était sain et battait avec la régularité d’une montre suisse. La gardienne, âgée de 50 ans, est charmante. Elle me donne à entendre une autre histoire. D’abord, elle m’apprend que Coco s’est éteinte à 90
ans passés dans son sommeil, qu’elle a vécu les 3 dernières années de sa vie dans une maison de retraite où son ancien camarade de pallier allait régulièrement la faire rire ou la mettre en colère. En fait, ils avaient été amants et leurs relations avaient été rendues difficiles car il était le seul homme de cette génération à se partager les bonnes grâces des plus anciennes résidentes. Il semblerait qu’il y ait eu entre ces vieilles dames qui avaient été pour deux d’entre elles de séduisantes célibataires et pour Coco une ravissante jeune veuve, une sorte de saine émulation pour s’assurer la compagnie dudit monsieur lequel, dans mon souvenir, semblait tout droit sorti d’un western des années 50. Je me demande si il ne ressemblait pas au vieil amérindien qui peint la plantureuse bavaroise, aux yeux d’un bleu/vert envoûtant, échouée à Bagdad Café.
Je ne peux pas faire autrement que de lui demander des nouvelles de ses deux fils, de son mari et de sa famille restée au Portugal. Elle me parle politique intérieure et extérieure. Mais, une fois encore, le temps presse et je doute désormais d’être à la Nation pour 10 heures. Il me reste exactement moins de 10 minutes pour couvrir à pied l’équivalent de trois stations de métro. Je l’embrasse en lui souhaitant de passer de bonnes fêtes et dévale l’escalier sans m’arrêter. Je suis dans la rue que je remonte à grandes enjambées. Moins de voitures à cette heure. Je cours presque. Mon sac est lourd. Je maudis mes cinq centimètres de talons qui, si ils sont tout de même stables et allongent la jambe, sont vite une torture pour le dos et le haut de la voûte plantaire. Encore une spécificité française et que nos homologues anglo-saxonnes ou nordiques ne comprennent pas, à moins qu’elles ne nous l’envient : cette volonté chevillée au corps et je cite une de mes amies, d’être « mère mais pas mémère », mère et épouse, mère et femme active indépendante voulant pouvoir claquer la porte quand elle le veut mais aussi mère épuisée par sa double journée, les nuits hachées quand les enfants sont encore petits, les réunions où il faut donner le meilleur de soi malgré un manque chronique de sommeil et cette impression qu’en France, la femme, à la différence de sa cousine italienne, n’est jamais valorisée dans son statut de mère.
Objectif atteint : place de la Nation. 10 heures. Le jour est toujours aussi blanc.Tel le saumon, j’ai remonté aux sources du passé, non pour y donner la vie mais pour y puiser de quoi nourrir la mienne. Pour une fois, je ne suis pas en avance à un rendez-vous et je m’en réjouis.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
J’utilise la version gratuite de SPAMfighter pour utilisateurs privés.
Jusqu’à présent SPAMfighter a bloqué 727 courriels spam.
Nous avons en ce moment 5.8 millions d’utilisateurs de par le monde entier.
Les utlisateurs payants n’ont pas ce message. Vous pouvez télécharger la version gratuite