Chronique estivale (2) ou chronique méditerranéenne

Sollies_ville_1.jpgAprès un trajet assez éprouvant, ils avaient fini par gagner le petit village varois de Solliès. La maison, avec le jardin, la partie piscine, le bassin aux poissons rouges et le potager à l’abandon, était pleine de charme, de tâches de soleil jouant à cache-cache avec les points d’ombre, de coins et de recoins. En milieu de mâtinée, après une trop courte étape dans la vieille demeure gardoise, ils avaient pris la route des vacances. Quinze jours s’offraient à eux.

 

corse.jpgDerrière la voiture de fabrication suédoise, ils tiraient un zodiac. Le papa était aux anges. Enfin, il allait pouvoir partager avec les siens, des vacances selon son cœur, des vacances telles qu’il les avait passées enfant. Ils mettraient le bateau à l’eau. Ils tourneraient le dos au port de Hyères et, quelques kilomètres plus loin, iraient jeter l’ancre en bordure d’une petite crique, du côté de Porquerolles ou de Port-Cros. Ils plongeraient, admireraient les fonds, suivraient des bancs de poisson et pique-niqueraient à l’ombre de pins parasols. L’an dernier, déjà, à la Toussaint, la famille, élargie à une grand-mère et à deux cousins, avait pu découvrir, depuis le zodiac, les îles cachées dans le golfe du Morbihan. Le temps était sublime et, pour une fois, ce n’était pas un mensonge à la mode bretonne. C’était la stricte vérité ! Le papa, bien sûr, avait aimé ces premières sorties en mer, au volant de son bateau mais si le Morbihan pouvait, par certains côtés, évoquer les douceurs méditerranéennes, cela restait l’Atlantique !

 

sncm-une.jpgDonc, le papa était heureux. Il espérait reprendre des forces. Bien sûr, avec numéro trois, qui, en une, nuit s’était mué en Nikita Khrouchtchev, en modèle réduit, ce ne serait pas exactement aussi reposant que prévu ! L’autoroute était chargée. Ils étaient vite rattrapés par un premier ralentissement, dû à un véhicule accidenté. Pour éviter d’autres embouteillages, le conducteur avait décidé d’opter pour la traversée de Marseille. On longerait le port de la marine marchande. Les enfants admireraient les énormes ferries de la société nationale Corse-Méditerrannée. On leur expliquerait que, lorsque le personnel n’est pas en grève, les liaisons maritimes sont assurées entre la France et la Tunisie, la France et l’Algérie, le continent et la Corse. Le papa raconterait à ses enfants tous ses merveilleux souvenirs liés aux traversées. Pour sa sœur et lui, le gros bateau devenait un incroyable terrain de jeu. Par-dessus tout, ils aimaient dormir sur le pont et, au matin, être réveillé par les premières lueurs du jour et respirer les odeurs du maquis.

 

salaire de la peur.jpgTout était à peu près pour le mieux dans le meilleur des mondes quand, la voiture, dans une montée, avait été à deux doigts de flancher. Une voix faussement suave avait parlé d’une panne moteur et insisté sur la nécessité d’une réparation rapide. Le papa s’était rangé sur la bande d’arrêt d’urgence. Au-dessus de leurs têtes, le soleil campait dans sa position zénithale. Le moteur n’avait pas chauffé. Dans la voiture, la température montait rapidement. Les enfants avaient soif et faim. Le papa avait décidé, alors, de reprendre la route et de sortir dés qu’il pourrait. On essaierait de trouver un garage. À l’heure du déjeuner, c’était mal engagé. Dans la voiture, la tension était à son comble. Ce n’était pas une mouche que le conducteur voulait entendre voler mais les bruits du moteur. On aurait pu se croire en plein milieu d’une des scènes du « salaire de la peur ». Numéro un et numéro trois avaient dû percevoir la gravité de la situation car ils avaient enfin cessé de s’asticoter mutuellement. Numéro deux, de son côté, continuait de s’abstraire en fermant les yeux et en triturant les lambeaux de son doudou.

 

station-essence.jpgSur une petite route, on avait trouvé une station essence. Elle jouxtait un garage. Un homme d’une cinquantaine d’années était sorti de la boutique et avait marché à leur rencontre. Très brun, des cheveux frisés, une moustache touffue, des joues rondes, des bras sous la peau desquels la graisse avait remplacé les muscles, un marcel d’un beau bleu outre-mer sur un ventre rebondi, et une chaîne en or autour du cou, noyée dans la densité d’une forêt de poils, il avait fait le plein de la voiture et du zodiac. Le papa lui avait raconté l’incident. Un autre homme les avait rejoints, l’oncle du premier. Il semblait à peine plus âgé que son neveu, ou alors, elle avait surestimé l’âge du plus jeune. Il était sec, presque chauve et portait un tee-shirt d’un blanc impeccable. L’oncle avait été chercher un troisième homme : le mécanicien du garage d’à côté. Dans sa salopette bleue, maculée de taches d’huile, il s’était, avec un grand calme, penché au-dessus du moteur. Il l’avait écouté longuement, puis, avait conclu que c’était soit une fuite sur le turbo soit une durite percée. Dans les deux cas, rien d’alarmant, rien qui nécessite une immobilisation du véhicule avec réparation dans les plus brefs délais. La famille pouvait continuer sa route jusqu’au pays des figues. Il fallait seulement ne pas rouler trop vite et faire ses prières dans les montées, là, où le véhicule risquait de souffrir et d’être tenté de s’arrêter. Quand on connaît la configuration de l’autoroute qui va de Marseille à Toulon, il ne s’agit pas de se préparer à dire quelques prières mais à y passer toutes les graines du chapelet !chapelet.jpg

 

toilette 2.jpgLa maman en avait profité pour, selon la formule en vigueur, dans un milieu où il est mal venu d’évoquer, directement, ce « petit coin » où « le roi va tout seul », « aller se laver les mains ». En pénétrant dans la boutique qui était aussi leur lieu de vie, elle avait eu l’impression d’être projetée dans un film en noir et blanc des années 50, voire 60. Les paroles d’une chanson espagnole l’avaient accueillie. Tout, dans cet endroit, semblait dater d’une autre époque et cet aspect faussement vieillot avait
quelque chose de réconfortant. Les toilettes étaient dans la salle de bains. Une toute petite fenêtre donnait sur une sorte de champ en friche. Il y avait là une douche et un lavabo. Sur la tablette du lavabo, les brosses à dents de l’oncle et de son neveu. Les poils de l’une d’entre elles étaient tout abîmés. Soit la brosse avait besoin d’être renouvelé soit son propriétaire se brossait les dents comme on étrille un cheval et ses gencives se rétractaient inexorablement, entraînant ses dents vers un incontournable déchaussement. Elle s’était obligée à ne pas détailler plus avant leur intimité. Elle avait appuyé sur le bouton du sanibroyeur et avait refermé la porte de la salle de bains dans un bruit assourdissant.

 

pont-saint-esprit.jpgEn ressortant, la lumière l’avait aveuglée. Les enfants étaient étrangement calmes. L’oncle avait voulu savoir d’où ils venaient. Le papa avait expliqué qu’ils avaient quitté, ce matin, la ville de Pont-Saint-Esprit où la famille de sa femme conservait une maison depuis huit générations. L’oncle avait souri. Transporteur, il avait été livrer à Bollène pas plus tard qu’hier et avait fait son plein, dans l’une des stations de Pont, à l’entrée de la ville.

 

vaisselle.jpgLa maman avait demandé si elle pourrait, éventuellement, changer son fils. L’oncle avait très gentiment accepté. Il l’avait accompagné dans la boutique et l’avait conduite dans la cuisine. Sur la table traînaient encore quelques reliefs de leur déjeuner. Dans l’évier, deux assiettes, des couverts et deux verres attendaient d’être lavé. Pour l’heure, ils se contentaient d’un bain de pied. L’oncle avait fini de débarrasser la table, donné un coup d’éponge sur la toile cirée et étendu une serviette de toilette. Tandis que sa mère le changeait, numéro trois ne perdait pas une miette du décor qui s’offrait à lui. Il était intrigué par des mouches se débattant sur une vitre. Elles étaient prisonnières de la colle. Leurs efforts resteraient vains. La maman s’était demandé si, après sa mort, elle pourrait revenir sous les traits d’un insecte. Cette pensée était si terrible qu’elle l’avait chassée d’un grand battement d’aile, enfin non, d’un grand mouvement du bras !

 

bagdad-cafe-1988-2010-1729181191.jpgLe papa avait réglé. On avait remercié chaleureusement. Avant de partir, l’oncle avait envoyé son neveu chercher des carambars aux fruits pour les enfants. La station essence s’éloignait. L’oncle avait repris sa place, à l’ombre, sur un transat et achevait sa grille de mots-croisés. À l’intérieur, le neveu devait laver la vaisselle. Elle passerait de l’évier à l’égouttoir et, ce soir, de l’égouttoir à la table de la cuisine. Dans la voiture, les parents disaient à leurs enfants qu’ils avaient eu beaucoup de chance de trouver des personnes aussi attentionnées et encore plus de chance que la voiture puisse les mener à bon port.

 

montée.jpgJusqu’à ce qu’ils arrivent, le papa avait été tendu, la maman s’était livrée, mentalement, à un exercice de sophrologie consistant au déplacement des choses négatives et les enfants s’étaient tenus à carreau. À chaque montée, la maman avait senti son mari se raidir de la tête aux pieds et n’avait plus entendu sa respiration qui, automatiquement, se coupait. Alors, dans chaque côte, elle avait respiré pour deux et envoyé vers son mari, toutes les ondes positives qu’elle était capable d’émettre.

 

portugal.jpgÀ leur arrivée, le papa avait exprimé un grand soupir de soulagement. La propriétaire, en partance pour le Portugal avec son mari et ses deux petits-fils, avait eu la délicatesse de ne pas les noyer sous les recommandations diverses et variées bien qu’il s’agisse de sa maison principale et qu’elle la loue la mort dans l’âme (ceci est une autre histoire !). Les enfants avaient exploré tous les coins et recoins de la maison, avaient commencé à jouer avec les jeux des petits-fils de la propriétaire, en particulier numéro trois qui avait mis la main sur des outils de bricolage plus vrai que nature et, surtout, qui faisaient du bruit ! On n’entendait plus les cigales mais le chant de la perceuse ! Les chambres avaient été attribuées aux uns et aux autres. Pendant que la maman et les enfants rangeaient le contenu des valises sur les étagères des armoires, le papa était parti faire des courses. Un moyen comme un autre de renouer avec une forme de calme ! En déballant leurs affaires, la maman s’était rendu compte qu’elle avait tout bonnement oublié la valise de numéro trois et les trousses de toilette des filles. Ce matin, ils étaient partis précipitamment et elle n’était pas revenue sur ses pas pour s’assurer qu’elle ne laissait rien derrière elle. N’étant pas d’un naturel distrait, seule la fatigue pouvait expliquer un tel oubli, vite réparé par les prêts, par la propriétaire, de vêtements ayant appartenu à ses deux petits-fils.

 

moustique.jpgRemis de toutes ses émotions, s’étant assuré que pas un moustique ne viendrait troubler sa nuit ou lui inoculer le virus de la dengue ou du chikungunya, un papa s’était endormi en songeant au programme de demain : les retrouvailles avec l’oncle et la tante de sa femme et leur première sortie en Méditerranée, avec mise à l’eau depuis la cale du port de Hyères. Bien sûr, il était à mille lieux de penser, qu’en ce premier dimanche du mois d’août, ils mettraient quarante minutes à arriver à Hyères, encore une demi-heure pour accéder au port en ce jour de grand marché, une demi-heure supplémentaire pour acheter, à la capitainerie, la carte magnétique permettant l’accès payant à la cale, un gros quart d’heure pour mettre son zodiac à l’eau en raison de la quantité de bateaux s’agglutinant dans la descente et encore vingt minutes pour garer voiture plus remorque. De leur côté, une tante, un oncle et une nièce qui les auraient rejoints, chercheraient désepérément un endroit où se garer. Ils finiraient par trouver une place, à l’ombre des pins parasols. Ils seraient si bien garés que, le soir venu, ils ne retrouvaient plus la voiture !

 

hyeres.jpgIls auraient quitté la maison à dix heures trente. Ils seraient sur l’eau à treize heures. Mais, une fois partis, tous seraient ravis et ne penseraient déjà plus aux difficultés, à Hyères, de mettre à l’eau un bateau et de garer deux voitures et une remorque le premier dimanche du mois d’août !

 

corail_1.jpgCe même soir, en s’endormant, la maman s’était dit que cela faisait exactement onze ans, jour pour jour, qu’ils s’étaient mariés et que c’était la première année qu’ils ne fêtaient pas leur anniversaire de mariage. Elle s’était demandée à quoi pouvait bien correspondre onze ans de mariage. Elle ne le savait pas. Aujourd’hui, elle le sait : aux noces de corail !

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner